On confond trop souvent foi et croyance. Or, ce n’est pas seulement une affaire de mots. Dans ses traductions du Coran, Maurice Gloton a choisi judicieusement de ne pas traduire l’imân par croyance mais par l’actualisation du Dépôt confié. Nous sommes ici bien loin du registre de la simple croyance ou de l’opinion, mais dans celui d’une expérience et d’un état de l’être.

La foi vient du latin fides (confiance, fidélité) ou encore feodus (traité, alliance). Il s’agit donc d’être  garant(e) d’une responsabilité, de respecter un pacte fait avec Dieu en actualisant le Dépôt qu’il nous aurait confié : ce dépôt peut se comprendre comme une sorte de trésor contenant l’ensemble de qualités et vertus qu’il est de notre ressort de mettre en œuvre au cours de notre vie. Il s’agit de rester fidèle à Dieu : non en se soumettant mais en restant loyal(e) en vertu du cadeau qu’Il nous a donnés : en nous élevant vers Lui, en nous unissant à Lui grâce à l’actualisation de Ses propres qualités qu’Il a déposées en nous.

La croyance peut se définir ainsi : c’est croire ce qui nous semble crédible, informé, vrai. Croire que quelque chose est vrai, réel revient à dire que je crois car je peux le prouver ou que cela me semble sensé. Or, on ne peut pas prouver l’existence de Dieu car Il ne se réduit pas à un objet extérieur que l’on pourrait voir, entendre ou toucher. Dieu ne se prouve pas, il s’expérimente au fond de notre être et en toute chose (cf. Jean-Yves Leloup, Dieu n’existe pas, je le prie tous les jours).

L’imân, que l’on doit traduire par foi et non par croyance, inclue l’idée de confiance, de foi (fides), et de pacte (amân, feodus) entre l’humain et le divin. Nous ne sommes justement pas du tout dans le registre de la croyance en l’existence ou non d’un objet : j’ai confiance en Dieu car Il m’a fait confiance comme être humain. L’objectif est de renouveler ce lien, cette alliance, cette relation avec cet Inconnu qui fait grandir notre âme, notre humanité et qui nous fait exister comme Sujet libre, responsable et digne de confiance.

La foi est donc cette disposition de l’esprit qui nous incite à ressentir et réaliser la Présence divine en nous et dans le monde. Elle n’implique absolument pas l’absence de doute. Elle permet d’instaurer cette relation de confiance et de loyauté entre l’être humain et son principe divin. Au contraire, la croyance relève d’un conditionnement psychologique et culturel irréfléchi. Le Cheikh Bentounès a dit à juste titre ceci :

« Dans la croyance, l’esprit adhère à un dogme ou à des pratiques religieuses sans en comprendre le sens, seulement parce que c’est une habitude ou la coutume, alors que dans la foi, il fait librement et personnellement l’expérience de cette Présence divine qui bouleverse intérieurement tout son être. Aussi l’Homme peut il avoir toutes sortes de croyances irrationnelles sans jamais faire l’expérience d’une foi authentique. » (Cheikh Bentounès, cité par Soufiane Zitouni dans Confession d’un enfant de Marianne et de Mahomet)

Précisons par ailleurs que la croyance en arabe se dit i’tiqâd, ce qui a donné le terme de ‘aqîda c’est-à-dire le dogme, qui là relève du registre de la croyance et non de la foi. Dans ce cas, il s’agit de croire à un ensemble d’interprétations qu’un certain nombre de personnes ont jugé vraies, d’après des habitudes sociales et un certain consensus de savants. Le dogme est une affirmation considérée comme fondamentale, incontestable et intangible par une autorité politique, philosophique ou religieuse et relève entièrement de l’opinion (dogma) et donc de la croyance.

Ce que la linguistique peut apporter à la compréhension de la foi

Hommage à Maurice Gloton

D’après Maurice Gloton, qui nous a malheureusement quitté récemment, la racine arabe ‘.m.n. (qui a donné le mot imân) est présente 878 fois dans le Coran, autant dire qu’il est important de bien la comprendre.

Elle signifie à la première forme verbale : être en sécurité, être confiant, fidèle ou loyal, avoir foi. La traduction de Maurice Gloton de l’imân par la terminologie « dépôt confié » est extrêmement inspirante.

L’être humain aurait reçu avant sa création une responsabilité (amân, de la même racine qu’imân) confiée par Dieu :

« Vraiment, Nous avons présenté le Dépôt confié (al-amâna) aux cieux, et à la terre, et aux montagnes. Alors, ils ont refusé de le porter et s’en sont gardés. Or, l’être humain l’a porté. Il se trouve vraiment en situation d’iniquité et d’ignorance ! » (Coran, 33:72)

L’Homme est la créature qui concentre ainsi toutes les possibilités divines contenues en elle et tous les Noms divins. Il a pour mission de les actualiser, de les mettre en œuvre selon ces prédispositions mises en lui de toute éternité. Ainsi, la fidélité qu’évoque la foi n’est absolument pas une soumission, un rabaissement de l’Homme face au divin mais une responsabilité que l’Homme se doit d’assumer.

Protéger et faire croître notre trésor intérieur

Dieu a ainsi déposé un trésor en nous, il nous a fait confiance en nous nommant ses successeurs (khalîfa, Coran, 2:30) et nous a laissé cette charge que même les cieux, la terre et les montagnes n’ont pas été capables d’accepter.

Ce symbole du trésor a été particulièrement développé dans la mystique soufie à travers le thème de l’alchimie, de la capacité de l’être humain à transformer son environnement et son intériorité à partir de matières non nobles, de la même façon que Dieu a créé Adam à partir d’une argile crissante (Coran, 15:26) :

« Cette imagination est la pierre philosophale qui transmue ton cuivre en or. » (Rûmî, Mathnawî, I)

Cette image du trésor à faire croître, à polir et à découvrir en soi-même se retrouve dans le verset suivant :

« Et il n’y a aucune chose volontaire sans que ces trésors entreposés (ou dépôts) soient chez Nous : Nous ne la faisons descendre par étapes que selon une assignation connue. » (Coran, 15:21)

Avoir la foi revient donc à mettre en œuvre fidèlement ce dépôt, à trouver ce trésor qui est en nous, qui peut croître ou décroître selon les comportements de l’être humain :

« Ne vois-tu pas ceux à qui une part de l’Écriture a été donnée. Ils mettent en œuvre par la magie et l’excès le Dépôt confié et disent à ceux qui ont dénié qu’ils sont mieux guidés sur un chemin que ceux qui ont mis en œuvre le Dépôt confié ? » (Coran, 4:51)

Ainsi, toujours selon Maurice Gloton, tous les êtres humains, issus de Dieu, ont en eux, à titre indélébile ce dépôt divin qu’ils actualisent selon leurs propres prédispositions. Il est donc préférable de traduire le verbe amana par « ceux qui mettent en œuvre le dépôt confié » plutôt que simplement par « ceux qui croient » comme c’est très souvent le cas dans les traductions.

« Nous avons certes créé l’humain selon la plus excellente constitution, puis Nous l’avons renvoyé au plus inférieur des inférieurs, sauf ceux qui ont mis en œuvre le Dépôt confié et accompli les œuvres intègres : alors pour eux une rétribution non diminuée. » (Coran, 95:3-6)

Autant dire que l’imân n’a rien à voir avec la croyance ! Nous ne sommes pas du tout dans le même registre. Ceux qui n’ont pas la foi ne sont pas ceux qui ne sont pas « croyants monothéistes », ceux qui ne reconnaissent pas l’existence de Dieu, mais ceux qui n’actualisent pas le dépôt confié, c’est-à-dire les prédispositions et les qualités contenues en eux pour améliorer leur humanité.

Analyse linguistique

La forme verbale la plus utilisée dans le Coran est la 4e forme âmana, d’où découlent le participe actif mu’min (pl. mu’minûn, communément traduit par « croyant ») et le nom d’action imân (foi) ou encore amân (pacte, sécurité).

La 4e forme a la plupart du temps un sens factitif (faire faire une action) et causatif, d’où l’idée d’actualisation dans l’expression de Maurice Gloton. Le mu’min n’est pas celui qui s’abandonne à une vérité qui le dépasse et se contenterait de croire fermement ou encore d’être dans un état de certitude et de sidération qui nous figerait sur place. Il doit au contraire opter pour un comportement actif puisque c’est lui qui est la source de l’activation du dépôt divin.

Ainsi, âmana à la 4e forme désigne le fait de rassurer, d’inspirer la confiance et la sécurité, de protéger quelqu’un et de lui assurer la tranquillité en le mettant à l’abri du danger.

Dieu a pour nom divin Al-Mu’min (Coran, 59:23) que l’on peut traduire soit par « le Rassurant » soit par « Celui qui accorde sa confiance ». Le même terme désigne les « croyants » et Dieu, alors pourquoi ne pas lui donner la même signification ? Le « croyant » n’est donc pas celui qui veut être rassuré par Dieu, et se reposer sur Lui, mais il est celui qui doit inspirer cette sécurité et assurer la confiance pour actualiser cette qualité et cet attribut divin en lui. Nous, êtres humains, sommes les successeurs de Dieu sur terre (khalîfa, Coran, 2:30), à qui il a accordé Sa confiance : notre valeur primordiale doit donc être cette responsabilité.

Dans le Coran, si très souvent le verbe âmana est utilisé sans particule (ce qui pourrait se traduire par « rassurer, inspirer la confiance » ou encore « actualiser le dépôt divin »), il est aussi souvent utilisé avec la particule « bi– » qui a pour sens premier « avec, accompagné de ».

La traduction la plus courante de âmana bi- est : « croire en », souvent « croire en Dieu, aux Livres, aux Anges, au Jugement Dernier… ». Cependant, cette traduction n’est pas pertinente pour bien comprendre ce concept fondamental.

Il s’agirait plutôt de traduire la particule « bi– » non par « en » mais par « avec, au moyen de » et de traduire ainsi : « actualiser le dépôt confié avec/grâce à/accompagné de (Dieu) ». Ce « avec » prend le sens d’un lien collaboratif, il évoque l’idée d’une coopération mutuelle, d’un soutien, d’une aide procurée par la Présence divine ressentie au plus profond de nous-même pour que l’être humain actualise tout le panel de ses qualités. Au sens figuré, Dieu serait donc cet allié qui nous permettrait de nous sortir de nous-même et dépasser les limites de l’ego.

Ce que l’histoire nous apprend sur le comportement éthique que fait germer la foi

Cette actualisation doit se faire à tous les niveaux : comme expérience de transformation intérieure grâce à la prière, à la méditation ou d’autres pratiques spirituelles ; mais aussi comme expérience de transformation extérieure, dans notre relation aux autres et à la nature, dans nos sociétés.

L’étude de l’histoire des origines de l’islam et en particulier de la période prophétique nous permet ainsi de mieux comprendre comment cette idée de la foi peut inspirer une éthique de vie. L’étude des actions de Muhammad nous permet de voir comment le Prophète a pu actualiser ce dépôt confié à partir de son propre contexte.

Dans les textes, le terme mu’minûn fut utilisé avant même le terme musulmans (muslimûn). Un moment fondateur pour comprendre la notion d’imân en islam est celui de l’Hégire de 622 et de l’entrée de Muhammad dans une période d’engagement social et politique. Autour de 624, le Prophète a conclu ce que l’on nomme la charte de Yathrib. Dans ce texte, c’est le terme mu’minûn qui est utilisé pour désigner les membres de cette confédération (et non muslimûn).

Pendant longtemps, les historiens ont pensé qu’il s’agissait d’un faux mais aujourd’hui un consensus se dégage pour souligner son archaïsme formel qui renvoie au contexte de l’Arabie des VIe-VIIe siècles. Même Patricia Crone (issue du courant très sceptique vis-à-vis des sources de la tradition musulmane) considère que le document laisse filtrer le vrai contexte de l’époque prophétique malgré les réécritures des traditionnistes.

Le mot « charte » renvoie directement à l’idée de confiance : un pacte entre les groupes présents à Yathrib. Muhammad est alors devenu l’arbitre des conflits entre les groupes. Il fut celui qui parvint à rétablir un lien de confiance et d’alliance entre les différentes communautés. C’était justement le rôle du chef tribal à l’époque : celui d’arbitre, de réconciliateur, de médiateur qui assurait l’alliance, la solidarité et la sauvegarde mutuelle. Ces pratiques sociales typiquement tribales ont, pour les anthropologues et historiens comme F. Imbert, R. Benzine et J. Chabbi, considérablement influencé les nouvelles manières de croire de l’époque ; et illustrent concrètement ce que Maurice Gloton entend par « actualiser le dépôt divin qui est en l’Homme » pour traduire la notion d’imân.

Dans ce texte, traduire les mu’minûn par « croyants » ne convient pas. Alfred-Louis de Prémare donne la traduction suivante : les « affidés » (ceux qui peuvent se fier les uns aux autres), car ils ont établi un pacte de sécurité mutuelle (amân). La signification religieuse n’est pas pour autant absente puisque c’est Dieu qui est garant de ce pacte de solidarité (cf. F. Micheau, Les premiers temps de l’Islam).

Ainsi, on peut interpréter cet acte fondateur pour sa propre foi et en accord avec la réalité historique : Muhammad et ses alliés ont reproduit le pacte initial entre Dieu et l’être humain, en s’accordant une confiance mutuelle.

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Voici donc toutes les raisons qui me poussent à dire que nous devrions traduire le terme mu’min (pl. mu’minûn) non par « ceux qui croient » mais par « les affidés » ou encore « ceux qui actualisent le Dépôt confié par Dieu ». Cette périphrase est peut-être un peu longue mais elle est beaucoup plus fidèle au sens réel de la racine arabe.

Cette actualisation des qualités déposées en nous permet à chacun et à chacune de développer une éthique de vie basée sur les valeurs incluses dans la notion d’imân : la loyauté, la fidélité, l’honnêteté, la droiture, la sécurité et la confiance (cf. Maurice Gloton, La foi ou Le dépôt confié et son actualisation, Paris, Al Bouraq, 2016).