De retour à Bagdad, et après avoir éloigné son frère al-Amîn du pouvoir en ordonnant sa mort en 813, le calife al-Ma’mûn (813-833) nomma Tâhir gouverneur du Khurâsân, dont la famille tâhiride eut beaucoup de pouvoir sur la région et jusqu’à Bagdad. Cette fitna eut des conséquences importantes pour l’histoire de l’islam.

C’est dans ce contexte qu’al-Ma’mûn commença à s’entourer de savants de toutes tendances. Sensibilisé à la théologie discursive (kalâm), il soutint un grand mouvement de traduction vers l’arabe (depuis le pehlvi, le grec, etc.) en vogue depuis al-Mansûr (754-775), et réorganisa la bibliothèque califale (bayt al-hikma) fondée par ses prédécesseurs. Il encouragea également l’essor des sciences, comme l’astronomie.

Concurrence de l’autorité privée des oulémas

Cependant, al-Ma’mûn sentit la montée en puissance de l’autorité privée et ainsi la baisse du pouvoir califal. En effet, Sahl b. Salâma al-Ansârî constitua à la fin des années 810 une milice privée pour lutter contre l’anarchie ambiante, causée par les luttes dynastiques entre al-Ma’mûn et al-Amîn. Lui et ses disciples estimèrent alors qu’ils avaient le droit « d’ordonner le bien et interdire le mal », sous-entendu à la place du calife qui était dès lors destitué de son monopole de la violence légitime. Ils munirent leurs maisons de tours. Ils ne semblaient ni chiites, ni khârijites, mais ils voulaient prôner la désobéissance à tout souverain incapable de faire respecter les principes de l’islam, notamment dans le cadre de la guerre civile qui sévissait alors. Implicitement donc, ces prêcheurs populaires niaient que la l’application de la Loi fût une prérogative califale et revendiquaient une direction morale privée.

De fait, depuis les débuts de l’islam, le savoir religieux avait été élaboré par des personnes privées. Depuis le début du VIIIe siècle, des récits sur le Prophète et ses Compagnons circulaient, mais ce n’est que dans la seconde partie du VIIIe siècle que ces hadîths se multiplièrent et dont la forme de transmission se fixa pour être légitimés et reconnus comme authentique (sahîh) : désormais, tout hadîth devait contenir une chaîne de transmission. C’est à partir de ce moment-là que les hadîths prirent beaucoup d’importance dans l’élaboration du droit notamment (fiqh).

On appelait ces partisans du hadîth les ahl al-hadîth, et ces récits furent peu à peu assimilés à la sunna. Puis au IXe siècle, ces récits devinrent le matériel exclusif de la sunna. L’émergence de cette nouvelle forme littéraire mit sur le devant de la scène les collecteurs de hadîths (traditionnistes, muhaddithûn) et les théologiens traditionnalistes (ashâb al-hadîth), individus qui se considérèrent comme les seuls à être capables de définir le dogme religieux et rejetèrent toutes les autres spéculations théologiques ou juridiques qui n’adoptaient pas leur méthode.

Les premiers califes abbassides, pour conserver leur légitimité à gouverner comme successeurs de Dieu, durent intégrer ces oulémas traditionnalistes à leur cour. Le mouvement de Sahl b. Salâma al-Ansârî est alors symptomatique de cette nouvelle tendance de la privatisation du pouvoir, risquant de mettre en danger le statut du calife qui n’était plus considéré comme le seul digne héritier du Prophète car concurrencé par la classe des oulémas, se voyant eux-mêmes comme les dignes successeurs de Dieu car seuls capables d’élaborer les sciences religieuses (ʿilm).

Vers un pouvoir absolu

Al-Ma’mûn voulut réagir à cela et interdit aux individus « d’ordonner le bien et interdire le mal ». Il réaffirma sur les monnaies qu’il était le « calife de Dieu » et adopta le titre d’Imâm al-hudâ (le guide de la bonne direction), pour réaffirmer le droit régalien du calife à diriger la communauté vers le salut. Dans ce même esprit, il entreprit dès 830 toute une série de campagnes militaires contre l’Empire byzantin, très ambitieuses car visant à élargir le territoire de l’islam depuis la Syrie du Nord, alors que les entreprises de conquête avaient été progressivement abandonnées depuis l’échec de la prise de Constantinople en 717-718. Cette envie de se montrer comme le calife en lutte contre Byzance s’incarna au moment de sa mort, car il décéda près du fleuve Podandos, en territoire ennemi et fut enterré ensuite à Tarse, ville frontalière (thaghr) par excellence, où convergeaient les troupes musulmanes avant de partir razzier l’Empire byzantin.

En matière religieuse, il intervint lui-même dans les débats théologiques dès 827 pour faire concurrence aux oulémas, pour promulguer le dogme de la création du Coran, élaboré entre autres par les mutazilites au siècle précédent. Le Coran avait été créé par Dieu et n’existait pas de toute éternité. Cependant, l’interprétation selon laquelle al-Ma’mûn adopta ainsi le mutazilisme comme doctrine d’État est probablement fausse. En effet, le mutazilisme n’était pas le seul courant théologie à défendre ce dogme. Certes, il fréquenta des savants mutazilites, mais il se montrait parfois ouvert à des courants contraires dans le but de servir ses intérêts politiques (pour plus d’informations sur les liens entre le mutazilisme et al-Ma’mûn, cf. cette page). Le but était avant tout de faire concurrence au pouvoir théologique privé et pour contrer les ahl al-hadîth.

Ces derniers étaient hostiles aux spéculations théologiques rationnelles en général (kalâm) ainsi qu’au dogme du Coran créé. Eux seuls se considéraient comme les interprètes d’une Révélation jugée éternelle et immuable. Quelques mois à peine avant sa mort en 833, al-Ma’mûn institua donc la Mihna, une institution chargée de vérifier, parfois par la contrainte, que les cadis et les traditionnalistes les plus réputés auprès des fidèles, professaient la création du Coran. Son objectif était d’éloigner ces oulémas populaires des foules et de les discréditer auprès d’elles dans le but de rétablir son pouvoir sur la plèbe.

L’opposition et l’échec de l’absolutisme

Ahmad b. Hanbal (m. 855, fondateur du hanbalisme) comprit parfaitement ce stratagème politique et n’accepta jamais de professer la doctrine du Coran créé. Il mit totalement à mal les objectifs d’al-Ma’mûn puisque sa résistance ne fit qu’accroître sa réputation auprès du peuple bagdadien insensible au kalâm, jugé trop abstrait.

Une autre interprétation dit qu’al-Ma’mûn comptait sur le dogme du Coran créé pour avoir le droit de changer les normes coraniques : si celles-ci avaient été données dans un temps et un lieu (Arabie du VIIe siècle), alors il était possible de les changer et de les adapter au califat abbasside du IXe siècle. Hinds réfute cette thèse, car pour lui, le dogme du Coran créé portait non pas sur la lettre du Livre (et donc la possibilité de changer les normes) mais sur l’Esprit du Coran et la question de l’unicité divine. Hinds souligne également le lien fort entre la Mihna et l’école juridique hanafite – important soutien du pouvoir abbasside.

Cette quatrième guerre civile entre al-Ma’mûn et al-Amîn, conclue par un régicide, a totalement sapé les efforts des Abbassides pour justifier leur pouvoir issu de Dieu et alimenta fortement les attentes eschatologiques populaires et les réticences de la population. L’ordre divin disparut avec cette fitna ainsi que tout espoir d’une direction politico-religieuse charismatique par les Abbassides. L’Histoire n’était plus celle de la réalisation du royaume de Dieu sur terre, mais une lente décadence qui éloignait les Abbassides des temps mythifiés des temps médinois.

La Mihna manqua totalement son but et consolida les rangs des partisans de la tradition prophétique (ahl al-hadîth). Al-Ma’mûn tenta d’imposer dans un pouvoir absolu une orthodoxie rejetée par les populations et les oulémas, confinant ainsi les partisans de la raison dans une élite déconnectée des considérations plus pragmatiques. À terme, cela favorisa la cristallisation d’une « orthodoxie » contraire, officieuse et concurrentielle du pouvoir califal, rejetant le foisonnement doctrinal de la fin du VIIIe siècle et les ahl al-kalâm (partisans de la théologie discursive et rationnelle).

L’Imam-calife revendiqué par al-Ma’mûn n’existait plus que comme une coquille vide. Les oulémas, favorisés par les Abbassides eux-mêmes, étaient désormais, aux yeux du peuple, les guides légitimes et non plus les califes.

(Résumé de : BIANQUIS T. et alii (dir.), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, PUF, 2012, p. 133-136)