Farideh Alavi, « Le Masnavi Maʿanavi : Poésie d’amour, poésie de raison », Plume, 1 (printemps-été 2005, publiée été 2006), p. 9-25

Djalâl al-Dîn Rûmî (Balkh, 1207 – Konya, 1273), surnommé Mawlânâ, est un poète qui a profondément influencé le soufisme. Il a fondé à Konya la confrérie des « derviches tourneurs ». On continue à l’heure actuelle à avoir beaucoup de respect pour sa poésie même parmi des non-musulmans.

L’amour

L’amour et le lexique de l’amour sont les vocables principalement usités chez Rûmî. Parmi les 40326 vers du Divän-e-Kabir, 4603 évoquent l’amour. C’est le noyau central de l’univers du poète. L’amour divin et tout ce qui a trait à cet amour : le comportement et les caractéristiques de l’amoureux, la perfection du Bien-Aimé, la situation de ceux qui ne sont pas amoureux ou qui rejettent l’amour.

Son œuvre est le produit et l’expression du sentiment amoureux que la créature éprouve pour son créateur. Dans l’amour, il n’y a aucune place pour la fatalité ou la volonté : tout est abandon, recueillement, ravissement, extinction de l’ego.

En 1245, Mawlânâ quitte l’enseignement. Son cœur débordant d’amour, il délaisse son enveloppe charnelle, c’est-à-dire les plaisirs du quotidien, pour se consacrer à la vie éternelle et passer au « bonheur éternel » par la réalisation du divin en lui. Il opte définitivement pour la joie (en opposition à la tristesse), pour l’amour (en opposition à la raison), pour la connaissance (en opposition à la science), pour la quintessence (en opposition à la contingence). L’amour est ainsi l’ultime clé de tous les mystères dans sa poésie mystique.

La raison

Pour Mawlânâ, la raison et l’aptitude à raisonner, diffèrent d’une personne à l’autre. Il existe différentes formes de raison.

La raison louée qui se trouve dans le cœur est approuvée par Rûmî. Il s’agit là de l’intelligence du cœur. Cette raison est basée sur la conviction à chercher la perfection, la connaissance, par opposition à la raison terrestre qui ne s’occupe que de vie matérielle. La raison céleste peut conduire vers le créateur, mais elle reste entravée par l’attachement de l’Homme à son enveloppe charnelle. Il s’agit là de la raison suprême qui parvient à comprendre et à connaître la vérité de manière adéquate.

La raison blâmée, qui se trouve dans la tête est en revanche réprouvée par Rûmî. Il s’agit là d’une raison partielle, qui existe chez tous les êtres humains, en proie à des fantasmes, des idées fausses, des doutes. La raison ou l’intelligence discursive (utilisée en théologie, en sciences…) mènerait vers la formation d’un esprit soupçonneux, qui cherche constamment à trouver des causes et des réponses à toute chose.

La raison blâmée ne peut satisfaire les besoins de l’homme. Mais Mawlânâ valorise deux aspects de la raison : la raison acquise (à acquérir à l’école, dans les livres…) et la raison innée et naturelle, transmise par Dieu.

Pour parvenir à la perfection, Rûmî suggère de lier la raison partielle à la raison suprême et divine. L’Homme atteindra le plus haut niveau de perfection grâce à l’amour, l’obéissance et la résignation totale. L’amour suprême agit comme un facteur de stabilité et d’équilibre. L’amour est le seul remède à tous les maux, à toutes les souffrances humaines.

Quid de la raison chez les mutazilites ?

Je qualifierais cet article d’initiateur puisqu’il amène à réfléchir sur nous même, notre relation à l’amour et notre position par rapport à toutes ses formes de raisons. Le fait que la partie sur la raison soit si complexe, si touffue oblige d’ailleurs à réfléchir davantage.

Cet article montre aussi l’intérêt qu’il y a pour les mutazilites à ne pas ignorer la connaissance intuitive de Dieu et à ne pas sombrer dans un rationalisme excessif dans lequel sont finalement tombés quelques anciens mutazilites. Un excès de raison ne mènerait que vers un positivisme qui serait d’une grande sécheresse pour la foi. L’auteur de l’article le dit bien dans le résumé de cet article :

« C’est par l’amour, dit-il, que la raison se dévoile. Étant bornée, la raison ne peut que déboucher sur l’absurde, quand elle interroge la mort, tandis que l’amour permet, moyennant l’anéantissement du corps, l’union avec le Bien-aimé, Allah. Mawlânâ n’est cependant pas un négateur radical de la raison sous toutes ses formes. Il n’a d’ailleurs pas manqué de nuancer la part mystique et spirituelle de sa pensée, en prenant soin de réserver, tout au long de ses vers, une place de choix à la raison. » (Alavi, p. 1)

Contrairement aux mutazilites de l’époque, Mawlânâ considère que la raison et l’aptitude à raisonner diffèrent d’une personne à l’autre. En réalité, il critique sans doute l’excès de spéculation et de rationalisme de certains mutazilites qui se livraient à ce qu’il appelle « la raison blâmée et désapprouvée ».

Il loue en revanche le sens naturel de la raison qui permet à l’homme de comprendre, de concevoir et de connaître les concepts. Cela lui permet d’avoir un esprit de discernement, de différencier le bien du mal et de distinguer les choses utiles ou vaines. Ces facultés peuvent être qualifiées par un terme simple : le bon sens. Il s’agit là d’une raison presque intuitive, qui vise à saisir rapidement ce qui est bon ou mauvais, ce qui est juste ou non. Cette raison louée par Mawlânâ est celle qui permet à l’esprit humain d’agir et de penser juste, notamment grâce à un entraînement spirituel, à un discernement fin et pointu en toute circonstance. Cela rejoint la notion de haqq souvent traduite par Vérité, qu’il faut comprendre comme ce qui tombe juste, ce qui coupe en plein milieu tel une épée.

Ce que critique Mawlânâ n’est donc pas la raison dans son entièreté mais la fausse raison : c’est-à-dire celle qui prend ses airs de rationalité mais qui finalement ne se base que sur des faux jugements : il critique la tendance de certains hommes à élaborer des raisonnements interminables, ponctués d’une multitude d’arguments qui ne cherchent non pas à penser et à agir juste mais uniquement à convaincre ou persuader ses détracteurs.

Cette raison-là, puisqu’elle n’a pas pour but la justesse, est donc à mettre de côté car elle est soumise à l’imagination, aux passions, aux erreurs de sens, aux préjugés et à l’emprise des coutumes. Mawlânâ renie également l’esprit soupçonneux qui se rapporterait à un état de doute et de méfiance permanente. Ici, Rûmî réprouve surtout ceux qui sont incapables d’accepter une chose qu’ils ne comprennent pas avec des faits ou des preuves et qui n’arrivent pas à saisir les éléments avec l’intuition.

« N’y a-t-il donc pas de domaines inaccessibles à la raison par le seul biais de l’expérience ? Des domaines qu’elle ne peut pénétrer ? Il s’agit des domaines relevant de la sensibilité, de l’inconscient, du rêve, du surnaturel, et de la religion. » (Alavi, p. 20-21)

Cet article reste donc très nourrissant pour la réflexion que nous pouvons avoir sur la raison, et peut renvoyer chacun et chacune à son propre usage quotidien de cette faculté humaine.