Dans la pensée mutazilite, la justice divine est un principe fondamental : Dieu est vu comme étant intrinsèquement juste, et aucune de ses actions ne peut être injuste. Nous, mutazilites, nous insistons sur le fait que l’homme a un libre arbitre, ce qui signifie que chaque individu est responsable de ses actions et de ses choix. Nous voyons la justice comme la qualité divine par excellence et la principale caractéristique du gouverneur idéal et du juge.
« Ô les croyants ! Observez strictement la justice et soyez des témoins [véridiques] comme Dieu l’ordonne, fût-ce contre vous-mêmes, contre vos père et mère ou proches parents. Qu’il s’agisse d’un riche ou d’un besogneux, Dieu a priorité sur eux deux [et Il est plus connaisseur de leur intérêt que vous]. Ne suivez donc pas les passions, afin de ne pas dévier de la justice. Si vous portez un faux témoignage ou si vous le refusez, [sachez que] Dieu est Parfaitement Connaisseur de ce que vous faites. » (Coran, IV, 135)
Ce verset exhorte les êtres humains à l’impartialité pour régler leurs conflits, mais comment être impartial ?
Puisse Dieu nous aider à être des témoins véridiques
« Soyez des témoins [véridique] fût-ce contre vous-mêmes, contre vos père et mère ou proches parents […] »
- Dans le Tanwîr al-Miqbâs min Tafsîr Ibn ‘Abbâs, ce verset aurait été révélé à propos de Miqyas Ibn Sababah qui dut témoigner contre son père. Rappelons que Miqyas était justement une figure controversée. Son frère fut tué par un membre de la tribu des Banu Najjar. Le Prophète facilite le paiement du prix du sang en compensation pour la mort de son frère mais Miqyas trahit cet accord et tua l’émissaire envoyé en lui volant les chameaux donnés comme compensation.
« Si vous portez un faux témoignage ou si vous le refusez, [sachez que] Dieu est Parfaitement Connaissance de ce que vous faites. »
- Ibn Kathîr (XIVe siècle) rapporte l’histoire de ‘Abdullah Ibn Rawaha qui fut envoyé à Khaibar par le Prophète (saws) pour évaluer la récolte de leurs dattiers. Ses habitants voulurent le soudoyer pour qu’il donne un faux témoignage au sujet de leurs récoltes, ce que ‘Abdullah Ibn Rawaha refusa.
La pratique du témoignage est courante dans la jurisprudence islamique et les conditions d’un bon témoignage ont par ailleurs fait couler beaucoup d’encre. Au-delà des aspects pratiques, la pratique du témoignage véridique est précieuse pour nous aider au quotidien à exercer notre éthique de vie. Dieu nous appelle ici à être justes dans nos témoignages, c’est-à-dire à ne pas hésiter à témoigner si l’on constate une injustice. Ce passage met en évidence l’importance du témoignage juste et impartial, même si cela implique de s’oppose à nos propres intérêts ou à ceux de notre famille. L’obligation de justice est présentée comme une responsabilité envers Dieu avant tout, qui, de toute façon sait ce dont nous sommes témoins, indépendamment des passions personnelles et de nos liens familiaux, ce qui rappelle également le verset suivant :
« Ne refusez pas votre témoignage. Quiconque le refuse commettra un péché. » (Coran, II, 283)
Puisse Dieu nous aider à ne pas suivre nos passions
« Qu’il s’agisse d’un riche ou d’un besogneux, Dieu a priorité sur eux deux [et Il est plus connaisseur de leur intérêt que vous]. Ne suivez donc pas les passions, afin de ne pas dévier de la justice. »
Ce passage central dans ce verset est néanmoins beaucoup moins commenté par les exégètes. Seul Al-Wahidi (XIe siècle) l’explique dans son Asbab Al-Nuzul. Cette rareté peut s’expliquer par le fait que ce passage pointe du doigt une erreur de jugement que le Prophète (saws) aurait commise.
En effet, d’après Al-Wahidi, ce verset aurait été révélé après qu’un homme pauvre et un homme riche sont allés voir le Prophète (saws) pour régler un différend entre eux. Le Prophète aurait été enclin à juger en faveur du pauvre parce qu’il pensait qu’un pauvre homme ne pouvait pas causer de tort à un riche. Dans ce verset, Dieu rappelle ainsi au Prophète que la justice doit être établie de manière égale pour les pauvres et les riches. Mais l’exercice de l’équité reste une tâche difficile. La sympathie personnelle du Prophète envers les plus démunis et les opprimés a ainsi obscurci son jugement.
Ce verset souligne l’importance de l’impartialité en matière de justice, en demandant aux croyants d’être justes indépendamment de la condition sociale ou économique des parties concernées. Les jugements doivent être basés uniquement sur la vérité et non influencés par des préjugés ou des sympathies personnelles.
Que disent les philosophes grecs ?
Cette insistance sur l’impartialité rappelle toutes les écoles de sagesse de la philosophie grecque qui insistent toutes sur la nécessité de ne pas se laisser influencer par ses émotions et ses préférences personnelles pour agir de manière juste. Dans La République, Platon définit la justice comme le fait d’attribuer à chaque individu ce qui lui revient de droit, sans se laisser influencer par des émotions personnelles ou des intérêts individuelles. L’idée de phronesis (prudence ou sagesse pratique) est cruciale dans cette impartialité, car elle permet de distinguer ce qui est juste en dehors des passions et des préjugés. De même qu’Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque, soutient que l’action juste consiste à trouver un juste milieu, ni trop extrême, ni trop faible. L’impartialité est liée à la capacité de juger une situation de manière équilibrée et rationnelle, en évitant les partis pris. Enfin, chez les stoïciens, comme Épictète et Sénèque, l’impartialité est liée à la maîtrise de soi et à la rationalité. Ils prônaient une vie guidée par la raison et la vertu, où les individus doivent être capables de juger les choses sans se laisser emporter par des passions ou des préférences personnelles.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté·e pour rédiger un commentaire.