Une observation de la pratique, ou du moins, de la relation qu’entretiennent les musulmans vis-à-vis de leur religion conduit à un constat : un grand crédit est accordé à la discipline jurisprudentielle (fiqh) comme moyen de rencontre avec le divin.
Mais la quête n’est-elle pas tout autre ? Voyons-le. Un travail est à mener afin de dépasser la méconnaissance actuelle du récit historique qui conduit aujourd’hui à une association, voire une réduction, de l’islam à des règles jurisprudentielles.
D’aucuns diraient que l’islam est d’abord un ensemble de règles permettant de vivre en société dans cette vie (duniyâ) afin d’éviter de commettre les fautes qui nuiraient à l’accès aux Paradis. Ils diraient que sans ce système de règles, le monde serait à nouveau plongé dans la Jâhiliyya qui désigne la période préislamique qualifiée en termes de désordre sociétal et d’ignorance.
Que disent les faits ? Comment était le monde arabe avant l’arrivée du Prophète ? Était-ce un lieu de désolation sans fin ? Ou bien était-ce un endroit de commerce et, déjà, de pèlerinage (pour les polythéistes) ? Le portrait d’un pays où les hommes seraient tous habités par une folie que l’islam serait venu guérir ne résiste pas à l’argument de l’apparition du Coran lui-même.
Le caractère magique du Coran est parfois évoqué pour expliquer l’adhésion rapide des hordes de « sauvages » de la Jâhiliyya à la foi de Mohammed. Une autre explication est également valable. Celle qui avancerait que l’Arabie était aussi un lieu de raffinement et de poésie ce qui aurait facilité l’arrivée du Coran grâce à sa puissance poétique. Par exemple, les Muʿallaqât (Les Suspendues) désignent une anthologie de poèmes (qasîda) dont la qualité fut jugée si excellente qu’ils furent, selon la légende, brodés en lettres d’or puis suspendus à la Ka’ba de La Mecque. Parmi ces poètes, on peut citer Imrou’l-Qays, Tarafa Ibn al-ʿAbd, Zuhayr Ibn Abî Sulmâ, ʿAmr Ibn Kulthûm ou encore Labid Ibn Rabîʿa.
Mentionnons aussi que le fiqh a été codifié bien après la Révélation, soit au Ve siècle de l’Hégire (Xe siècle ap. J.-C.). Il apparait rapidement que l’argument de rempart au désordre sociétal de la Jâhiliyya ne tient pas quant à la justification de la nécessité de la jurisprudence.
L’absence de l’exercice de la raison devant l’omniprésence de la jurisprudence en tant que base de l’accès à l’islam doit nous interroger. En effet, la modernité originelle de l’islam, résidant dans l’absence de clercs entre l’adorateur et l’adoré, est, de facto, niée dans l’acte de cession aux juristes du pouvoir de constituer des fatwas ou autres paroles légales religieuses.
Dans cette situation, il y a une forme d’Église qui ne dirait pas son nom. Une référence à laquelle les croyants font appel lorsque des questions les assaillent. La spirale vertueuse se transforme ainsi en cercle vicieux : l’effort individuel est refusé par ceux auxquels il a été accordé. Le réflexe est alors celui de chercher validité de l’acte, de la pensée, auprès du lieu d’où est attendue la parole.
La cathédrale jurisprudentielle pose pourtant quelques jalons que la raison pourrait utiliser pour les compléter et surtout pour les dépasser. Mais cette raison n’est pas convoquée et la foi est renvoyée à un acte d’obéissance aveugle en des règles jamais questionnées.
L’obéissance est souvent la méthode employée comme moyen d’accès au divin, comme seul moyen d’éviter des affres de l’Enfer. Il apparait alors un paradoxe. Est-ce bien Dieu qui est recherché ou bien le Paradis ? Cette situation était déjà dénoncée par la mystique soufie Rabîʿa al-ʿAdawiyya (713-801) lorsqu’elle se promenait avec une torche et un seau d’eau en vue d’enflammer le Paradis et d’assécher l’Enfer afin que l’adoration soit purement orientée vers Dieu et non vers de nouvelles idoles.
En opposition, la raison n’offre pas de garantie d’accéder à un au-delà doux et confortable, qu’il soit métaphorique ou concret. A minima, elle intervient comme un outil pour questionner l’homme, la société, l’univers et faire un examen de conscience pour parvenir à l’autonomie spirituelle.
De nos jours, la raison peut être invoquée en ce qui concerne la légitime remise en question des legs traditionnels et jurisprudentiels. Mais au-delà, elle intervient comme un moyen de connecter le/la musulman(e) au monde, avec humilité et responsabilité. Consciente de sa limite et de sa force, la raison éclairée vient s’appliquer en écho à tous les versets coraniques qui enjoignent à l’observation des signes divins (ayât) et à la réflexion (fikr).
Ainsi l’humilité exercée dans l’observation du monde créé, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’infiniment proche à l’infiniment éloigné, de la matière, de la lumière et de l’énergie, éloigne naturellement de toute crispation sur des règles, prétendument divines, censées garantir la correcte organisation des hommes entre eux.
La pure adoration de Dieu résiderait peut-être plus dans un perpétuel ébahissement devant l’insondable complexité du cosmos, et bien sûr de l’Homme.
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