Youssef Seddik, Le grand malentendu. L’Occident face au Coran, Paris, Éditions de l’Aube, 2016
La lecture des œuvres de Youssef Seddik a contribué à me faire approfondir ma relation avec l’islam dont j’avais « hérité ». Ses analyses, toujours empreintes d’amour pour le sceau des prophètes, pour le Coran et pour Dieu, m’ont aidé à mieux comprendre le caractère universel du message prophétique. En effet, sans dogmatisme et avec honnêteté d’esprit, cet intellectuel m’a ouvert les yeux sur l’histoire des Arabes, de l’islam, des musulmans, leur relation avec le monde grec, romain, occidental. Ainsi j’ai fini par démythifier mon rapport à l’islam de sorte qu’il soit aujourd’hui plus pur, plus raisonné, plus sincère.
Youssef Seddik, philosophe tunisien né en 1943 à Tozeur (Tunisie) est un anthropologue, helléniste et arabisant. C’est une figure rarement évoquée lorsqu’il s’agit de faire parler des savants, religieux ou profanes, à propos de l’islam et du Coran. Ce brillant intellectuel apparait comme un penseur au sens plein du terme, ni d’Orient, ni d’Occident. Il est l’auteur de nombreux ouvrages traitant du fait islamique et cherche en permanence à situer son propos au-delà du discours convenu.
Il est question ici d’évoquer son essai intitulé Le grand malentendu. L’Occident face au Coran (Paris, Éditions de L’Aube, 2016). Le sujet concerne la relation entre Orient et Occident qui est encore vécue aujourd’hui sous le signe du malentendu, qu’il soit consciemment entretenu ou naïvement encouragé par les deux « cultures ».
Tout en long du livre, l’auteur remet à plat certains faits historiques permettant de mieux cerner l’éventuelle origine de ce malentendu. Il invoque tantôt des causes internes à la civilisation islamique rapidement constituée, et également des causes externes par l’œuvre de luttes intellectuelles et militaires, contre ces Sarrasins. D’ailleurs ce mot « Sarrasins », selon l’auteur, peut trouver une origine étymologique chez Hagar. Le terme viendrait de Sarah kinos signifiant « esclave de Sarah » en référence à Hagar, mère mythique des Arabes (p. 107).
L’essai commence, dès le prologue, par l’énonciation de difficultés ancrées dans les inconscients culturels qui auraient nécessité une autre attitude, tout du moins un examen plus attentif, lorsque s’est posée la question de l’intégration de cette culture d’Orient dans le concert des cultures occidentales.
« C’est là que, depuis peu, au moins depuis la décolonisation et les indépendances des pays majoritairement musulmans, l’islam se pose. Les nations européennes se sont persuadées qu’il suffisait d’aménager une place à ce nouvel arrivant dans l’espace laïque extensible, et l’obliger par la loi à y loger, pour que la question soit réglée. Illusion ou simplisme, cette attitude ignore tout de l’histoire et du vécu d’une religion qui s’est toujours développée dans une autonomie hautaine, entretenue d’ailleurs par la perception européenne de cette même religion, considérée depuis les croisades comme rétive, pour le moins, à toute réconciliation possible avec l’autre. » (p. 16)
L’auteur, cependant, depuis sa vigie, n’épargne pas les tenanciers de la fermeture spirituelle. Il est quant à lui plus favorable à une relation individuelle et profonde avec le texte fondateur de l’islam et avec sa figure la plus grande, le prophète Muhammad.
« Dès mes intuitions, j’ai réalisé que dans cette immense entreprise pour une appropriation non cultuelle du Coran, il suffirait de s’engager vers un seul enjeu : libérer le Texte divin de l’insolence des humains à l’avoir capturé puis figé dans une tradition scripturaire déclarée définitive et indépassable. » (p. 34)
Il est question ici de parcourir l’histoire du point de vue de l’anthropologue et de s’arrêter sur des événements qu’il considère comme marquant dans l’optique d’une compréhension actualisé de ce malentendu.
Le chapitre I, « Don Quichotte et le « je » de miroir » (p. 21), est le lieu de la présentation de la démarche de l’auteur, depuis son constat d’une méconnaissance par l’Europe de l’univers civilisationnel arabe.
Le chapitre II, « Rapide survol d’une fondation » (p. 35-54), évoque le démarrage de la civilisation islamique et les enchainements qui ont donné lieu au début du rationalisme puis à la victoire du traditionalisme et la subsistance du mysticisme.
La relation entre Europe et Islam est explicitement posée dans le chapitre III, « L’Europe et le Coran » (p. 55). Dans ce chapitre, c’est la gestion de l’arrivée de l’Islam en Europe qui est présentée. Souvent, ce sont des penseurs français qui ont produit le travail le plus significatif.
L’auteur cite Henri Laoust, en tant qu’intellectuel favorable à l’accueil du cultuel oriental :
« Si le pouvoir temporel, en ce temps-là, où l’Europe donnait au religieux le pouvoir absolu sur les consciences et surtout sur les instances de l’autorité terrestre, n’avait pas été convaincu de ce principe au cœur même du discours coranique qui excluait toute médiation entre les humains et le ciel, il n’aurait jamais osé restreindre – et, quand cela s’avérait nécessaire, sanctionner – l’implication du docte dans le droit et dans le débat des idées.
Cette modernité précoce de l’islam dans la gestion des affaires des hommes, oubliée aujourd’hui par les musulmans eux-mêmes, nous est rappelée dans ce texte d’Henri Laoust, l’un des plus éminents islamologue français :
« L’islam est essentiellement une religion laïque. En l’absence d’un pouvoir interprétatif qualifié, universellement reconnu, et dans le cadre des prescriptions du Coran et de la Sunna, il laisse une grande latitude à la liberté personnelle et à l’individualisation de sa doctrine. » » (p. 63-64)
Les intellectuels en lutte contre cette culture d’Orient sont aussi évoqués dans cette partie du livre. C’est à ce moment qu’est posée dans l’histoire le motif de l’élaboration de la première traduction du Coran en latin, réalisée par Pierre le Vénérable. Cette malheureuse traduction aura été le point d’entrée dramatique du Coran dans la bibliothèque des textes scripturaires disponibles en Occident.
L’auteur distille, dans ce chapitre, une pique à l’endroit du pape Benoit XVI pour les louanges qu’il aura pu accorder à Pierre le Vénérable en tant que saint abbé (p. 67). Cette sainteté lui aurait été accordée notamment en raison de sa tolérance.
« (une tolérance) qui tenait la langue arabe pour responsable de la diffusion de l’islam, « ce poison mortel qui a infesté plus de la moitié du globe ». » (p. 67)
Le chapitre IV, « L’occidentalisation du Christ » (p. 71), est l’occasion, pour l’auteur, de conter l’évolution de l’intégration de la foi chrétienne en Occident depuis son apparition en Orient. Celle-ci étant le résultat de choix politiques successifs, depuis Philippe l’Arabe (IVe siècle) jusqu’à Louis XIV (XVIIe siècle), plus que la conséquence de choix confessionnels.
Le chapitre V, « Le divin verrouillé » (p. 91), développe la vision d’une Europe moyen âgeuse, christianisée et mettant en place des mécanismes allant jusqu’à nier le droit à l’altérité religieuse. Pour exemple, les persécutions subies par les fidèles juifs sous Sisebut (612-621) lorsque le judaïsme était considéré comme « le dernier corps étranger au royaume chrétien d’Espagne » (p. 95) et lorsque ce même judaïsme est fini par être considéré ainsi en 694 :
« comme une hérésie ennemie de l’Église et de l’Espagne. […] L’impossibilité d’assimiler les juifs dans l’unité politico-religieuse se traduit alors par l’asservissement ou la conversion forcée des juifs, auxquels mit fin la conquête de l’Espagne par les armées arabes en 711, qui permet à la religion juive de retrouver un statut d’existence légale dans le régime islamique. »
Le verrouillage de l’évangélisation ainsi mieux compris, « l’exclusion de l’islam d’une « cité » européenne laïque » apparait comme une reproduction du même « processus qui a marginalisé et démobilisé, dans l’histoire religieuse de l’Europe, les masses des « laissés-pour-compte » à la vie politique et civique. » (p. 99)
Le chapitre VI, « C’est quoi, « être Arabe » ? L’horizon voilé de l’islam » (p. 103), oriente l’analyse du sujet vers la question de l’arabité. La problématique est entière en effet, puisqu’en contexte occidental ou a minima européen, les productions « arabes » sont coupablement et péjorativement qualifiées. L’auteur va alors se livrer à une requalification de la pensée arabe par le concours d’avis exprimés dans l’histoire par des civilisations incontestables comme celle des Grecs ou des Romains :
« Ce sont eux, ces Arabes, avec lesquels les Hellènes échangeaient des parfums et des idées, et dont le pays fut appelé « Eudaimon Arabia » (heureuse Arabie), par leur partenaires grec. Eudaimon, qui donna son nom au port yéménite, Aden. Les Romains, qui tentèrent en vain de subjuguer leur pays en envoyant Aelius Gallus en 25-24 avant Jésus-Christ, l’appelèrent aussi heureuse Arabie (Felix Arabia). » (p. 105-106)
Le chapitre VII, « Les proximité raturées : Les Arabes de la romanité » (p. 127), explique qu’une proximité civilisationnelle a pu exister entre arabité et modernité, et qu’elle est aujourd’hui méconnue, si ce n’est niée.
« Très nombreux sont les Français et les Européens, même quand ils sont munis d’une vaste culture générale, qui seraient stupéfaits ou totalement incrédules, peut-être même choqués et en colère, si l’on énonçait devant eux l’hypothèse que le grand Pythagore était peut être un Arabe de Tyr. » (p. 129)
Avant de conclure son œuvre, l’auteur déroule le chapitre VIII, « Le démon et l’Occident » (p. 149), dans lequel il tente une explication de l’inconfort que le fidèle musulman pourra rencontrer en terre laïque en raison des différences anthropologiques, trouvant racine dans la relation qu’a établi l’Occident avec le démon.
« Deux attitudes anthropologiques […] séparent ainsi l’univers de l’imaginaire européen, travaillé essentiellement par le christianisme, et celui des Arabes, façonnés par l’islam, quand bien même s’agirait-il d’Arabes chrétiens, quant au bon ou au mauvais ménage que l’être humain fait avec l’irrationnel, la raison et la déraison. » (p. 156)
En conclusion (p. 159), l’auteur convoque Claude Lévi-Strauss, non pas pour lui retirer l’admiration qu’il lui accorde mais plutôt pour interroger certains raccourcis intellectuels indignes de l’auteur de Tristes Tropiques. Youssef Seddik le cite :
« Tout l’islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables […]. Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloitrez-les. » (p. 161-162)
A Lévi-Strauss est opposé que cette réduction de l’islam à des comportements propres à certaines peuplades ou certaines particularités culturelles locales, ne représente pas « tout l’islam ». Et de poursuivre en évoquant des pratiques chrétiennes ou juives pareillement contestables mais nullement représentantes de ces traditions religieuses.
Youssef Seddik termine avec une délicieuse anecdote montrant que, finalement, l’homme d’Occident et celui d’Orient sont bien plus proches que ce que, naïvement, d’aucun pourrait s’en persuader :
« Et comment un Occidental grognard à l’endroit des gens d’islam perçoit-il l’information que voici : c’est bien un musulman, un Turco-Égyptien, qui a commandé à Courbet… L’Origine du monde » (p. 166)
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