L’Académie française de la pensée islamique (AFPI), a tenu, samedi 23 septembre dernier son deuxième colloque annuel des musulmans francophones. Le thème de cette année était celui « Islam(s) de France : un culte, des cultures, une société ».
Tout au long de la journée, trois tables rondes se sont succédé au cours desquelles plusieurs aspects de l’islam de France ont été mis en avant. D’abord l’aspect institutionnel, le Conseil français du culte musulman (CFCM), la Fondation de l’islam de France, et autre Instance de dialogue (un peu moins pour la dernière), ont été évoquées. Ensuite, la question de « l’exercice du pluralisme par « e » musulman », table ronde très intéressante au cours de laquelle la question de l’intracommunautaire et du féminisme, vrais centres d’intérêts, ont été pris en charge par les intervenants, mais faute de temps, n’ont pu aller bien loin. Enfin, la dernière table ronde a eu lieu l’après-midi, après un appréciable déjeuner libanais, autour de la question de la « contribution des musulmans à leur société ».
Le déroulé
Lors de ces tables rondes, de nombreuses questions furent soulevées. Certaines pertinentes, d’autres un peu moins. Mais le panel des invités était en lui-même tout à fait intéressant. Des experts confirmés et reconnus, parfois même médiatiquement comme l’ancien président du CFCM invité lors de la première table ronde, monsieur Mohamed Moussaoui. Le médiatisé Ghaleb Bencheikh, présentateur de l’émission « Islam » sur France 2 et animateur de l’émission « Questions d’islam » sur France Culture, invité à la troisième table ronde. Entre les deux, des experts et essayistes reconnus, ne serait-ce qu’au niveau de ce que l’on peut appeler la « Muslimsphère », comme le spécialiste de la pensée de René Guénon, Slimane Rezki, l’islamologue et codicologue chercheur au CNRS, Karim Ifrak, ou encore l’enseignant au lycée Averroès de Lille et essayiste, Sofiane Meziani.
Outre ces personnalités, de jeunes chercheurs ont détonné par leur aplomb et leurs approches et questions souvent très pertinentes. Les chercheuses, Fatima Khemilat et Leila Alaouf, ainsi que le tout jeune docteur de son état (il a obtenu son titre deux ou trois jours à peine avant le colloque), Seydi Diamil Niane, chercheur au Timbuktu Institute.
Alors qu’elle était appelée à intervenir sur la question du rapport que les différentes instances islamiques (cultuelles et administratives) entretiennent entre elles, Fatima Khemilat a décidé de parler d’autre chose, qu’elle estimait plus pertinent (et à raison). En effet, elle a porté son intérêt sur la question de savoir : qui représente quoi ? Et surtout pour qui ? Qui sont les personnes qui constituent le CFCM ? Sont-elles représentatives des musulmans de France. Non, elles ne le sont pas, nous dit Fatima Khemilat, mais elle nous apprend que relativement à son statut, le CFCM représente le culte puisqu’il représente, statutairement, « les lieux de culte », et non les musulmans eux-mêmes. Ce que confirmera Mohamed Moussaoui qui précisera que le CFCM est une « structure légère ayant vocation à jouer un rôle de « guichet » entre les associations/fédérations musulmanes et l’État ». Le public présent dans la salle ne s’est pas trompé dans ses questions, qu’est-ce que le culte, sans ceux qui l’exercent ? En outre, représenter le culte, mais pas les musulmans, dans quel but ? demande Fatima Khemilat, et surtout, pour qui ? Les musulmans ont-ils besoin qu’on leur représente leur propre culte ? Ou bien, cette représentation vise d’autres personnes ? Toutes ces questions méritent qu’on se les pose à plus d’un titre. Lorsque l’ancien président Sarkozy a créé cette institution, pourquoi l’a-t-il fait ? Pour qui ?
La deuxième table ronde, probablement la plus intéressante, a réuni Leila Alaouf, Karim Ifrak, Seydi Diamil Niane, et le cheikh Abdelhafid Benchouk, directeur de la maison soufie, et représentant de la confrérie Naqshabandya. Animée par l’économiste Nacera Taleb, le propos s’est vite tourné sur la question de la controverse, justement posée par Karim Ifrak. Mais le constat global disant qu’il fallait développer le dialogue intracommunautaire avec plus de force que l’interreligieux, car l’interreligieux, in fine, bouscule moins les consciences. Celui qui croit en des choses radicalement différentes, interroge finalement moins que celui qui croit et prononce les mêmes paroles mais qui les vit et comprend différemment.
C’est là-dessus qu’ont insisté pratiquement l’ensemble de panélistes, notamment Seydi Diamil Niane, par ailleurs membre actif d’une association interreligieuse de jeunes, « Coexister ». Il n’a d’ailleurs pas hésité à reprendre le leitmotiv de l’association « passer du vivre ensemble au faire ensemble ». Il a insisté sur la nécessité d’agir localement avec les autres pour pouvoir développer l’entente et l’acceptation de la différence.
Le cheikh Benchouk, après avoir entamé un chant de rappel (dhikr) a rappelé que les humains étaient composés trois niveaux : un psychologique, un physique, et un spirituel, et qu’une vie bonne consistait en un développement harmonieux de l’ensemble.
Néanmoins, c’est l’intervention de Leila Alaouf qui a détonné dans cette table ronde. Pas de fausse prétention, mais beaucoup d’interrogations et de remises en question. Elle a posé la question, à l’instar de Fatima Khemilat, de la question de la représentativité, mais celle-ci, des intellectuels présents dans la salle. La question aussi de l’accessibilité au savoir et aux connaissances, souvent chers, comme le prix d’entrée au colloque (35 €), mais aussi l’accès géographique. La question de l’accessibilité au langage technique et au jargon de la recherche. Elle a aussi mis en avant la question du féminisme en intracommunautaire et de son traitement souvent condescendant. Pas vraiment d’affirmations donc, mais beaucoup de questions qui recadrent l’exercice de la réflexion autour du pluralisme.
Fides quaerens intellectum (« La foi cherchant l’intelligence »)
Lors de la dernière table ronde a été l’occasion d’une prise de distance et un point de vue plus général. Slimane Rezki a commencé par rappeler la vision du grand maître spirituel René Guénon de même que la lecture ouverte sur les différentes confessions religieuses. Toutes étant vu comme étant des rayons d’un même cercle qui mène, là encore au même centre. L’échange qui eu lieu après, lors de deux interventions différentes de Sofiane Meziani et Ghaleb Bencheikh, a montré deux lectures de la connaissance presque antagonistes. Enfonçant les portes ouvertes et ânonnant la vieille ritournelle sur le désenchantement du monde par l’Occident et sa science, Sofiane Meziani n’a fait, au bout du compte, que de dire à quel point l’islam pouvait représenter un appui pour tous les réactionnaires en mal d’une valeur stable et inamovible. Critiquant le réformisme qu’il a tenté, piteusement à mon avis, de discréditer, lui reprochant d’avoir « plus chercher l’originalité que la vérité », s’arrogeant ainsi le monopole de la vérité, Sofiane Meziani a laissé entendre que la fixité était bonne, et que « l’arrièrisme » était une valeur solide et structurante. Pour lui, la cosmologie traditionnelle qui voyait derrière le moindre élément naturel la « magie » derrière laquelle se trouvait l’Absolu est morte depuis Descartes et Kant. L’univers étant devenu mesurable et quantifiable. Sofiane Meziani y voit une ouverture vers le vide. C’est un point de vue, mais un point de vue qui me paraît exagéré, alarmiste et beaucoup trop partial, parce que partiel, pour être juste.
Pourtant, à parler comme il l’a fait, Sofiane Meziani laisse à penser que le déchiffrement de l’univers, voire même la démarche subjectiviste de Descartes (le fameux cogito) est une démarche purement occidentale. Pourtant, la recherche de la connaissance du monde et de l’univers est une aspiration de l’humanité depuis son origine, et les penseurs et intellectuels musulmans de l’âge d’or n’ont pas manqué à s’y pencher. Al-Ghazali a lui-même montré dans ses traités sa propre démarche subjectiviste à l’instar de Descartes, en passant même par le doute. Montrant ainsi une méfiance manifeste à l’égard du savoir. Pour Sofiane Meziani, il semble que connaître éloigne de Dieu. Ce que je ne peux même pas concevoir ni comprendre, tout en respectant cet avis que je trouve néanmoins grave et dangereux car il fait triompher le fidéisme, cause de tant de maux dans le monde musulman.
Ghaleb Bencheikh a su porter la critique aux propos de Sofiane Meziani en une phrase, non parce que cette phrase d’une sagesse profonde a été prononcée par un archevêque, Anselme de Cantorbéry (m. 1109), mais parce que cette phrase a été un leitmotiv de tous les chercheurs à travers les âges, à commencer par ceux de l’âge d’or du monde musulman :
« Fides quaerens intellectum / La foi recherche l’intelligence. »
Au terme de ce colloque, très riche en idées et en productions intellectuelles, certaines questions restent à poser. Dans un cadre où le président de l’AFPI, Jamal el Hamri à poser l’importance que toutes les « sensibilités » de l’islam échangent et s’expriment, il est à regretter qu’aucun représentant shi’ite n’ait été convié. Pourtant, le shi’isme en France est bien vivant et plutôt actif. De même, pas de représentants ibadite. Paris compte pourtant au moins une association si ce n’est ibadite, au moins proche de l’ibadisme. D’autres tendances pourraient aussi aspirer à être invitées.
Rendre compte des idées est quelque chose de nécessaire, mais rendre de compte des actions pourrait tout aussi bien être utile que de rendre des idées. C’est quelque chose dont le manque dans ce colloque doit être mis à son crédit. L’organisation d’un tel colloque est quelque chose de hautement important pour les musulmans de France et même plus. Il ne s’agit pas de critiquer stupidement le travail de l’AFPI, mais d’apporter quelques remarques dans le but que les prochains soient encore meilleurs.
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