Le Coran nous offre une véritable anthropologie. La vision de l’Homme qu’on y trouve est tout à fait inspirante et doit nous pousser à nous réaliser pleinement et à entrer dans une nouvelle ère spirituelle. Dieu a nommé Adam, la matrice de l’humanité, comme son successeur (khalîfa), à nous maintenant d’être dignes de cet honneur.
Mais que dire de cela lorsque l’on observe le comportement de certains musulmans obnubilés par les normes alimentaires et vestimentaires ou par le corps et la sexualité ? Est-ce faire confiance à l’humanité que de réduire l’être humain à des détails si futiles et à un cheminement balisé et cloisonné qui dépendrait entièrement de l’avis de « ceux qui savent » (oulémas) ?
Futilités et normes superflues
Un jour, j’ai lu sur un site musulman des recommandations faites aux femmes qui souhaitaient aller prier dans une mosquée. C’est l’un des premiers résultats lorsque l’on cherche des informations sur la mixité dans les lieux de culte. Il serait permis à la femme de se rendre à la mosquée sous réserve du respect de plusieurs dispositions, qui sont au nombre de dix. Je vous épargnerai l’énumération totale et me contenterai de faire un résumé de ces « directives » :
- Topos habituel : la femme ne doit pas attirer la tentation (aucun parfum, tenue décente, voile…).
- Elle doit prier derrière les hommes : les meilleures rangées des femmes sont les dernières (car ce sont les plus éloignées des hommes).
- Elle doit emprunter les accès réservés aux femmes et quitter la mosquée avant les hommes.
Tous ces éléments sont déjà connus et je ne saurais dire la honte que je ressens quand je lis ce genre de discours de la part de mes coreligionnaires encore au XXIe siècle et qui sont si éloignés de ma conception de l’islam. Pour expliquer le fait que les femmes ne peuvent prier devant les hommes, j’ai lu sur un groupe Facebook la phrase suivante :
« Si les femmes font leurs prières devant ou à côté des hommes alors les hommes ne vont pas penser à Dieu seul mais aux femmes devant eux ! »
Toutes ces allégations si puériles font honte à l’islam et à l’humanité tout entière. C’est non seulement prendre les femmes pour des objets sexuels, mais c’est aussi prendre les hommes pour des obsédés sexuels. Cela demanderait donc non seulement une insurrection de la part des femmes mais aussi de celle des hommes qui sont toujours pris pour des bêtes en chaleur incapables de se contrôler ! Cette manie de tout rapporter à la sexualité, au corps et au désir est une pathologie qui touche tous les fondamentalismes religieux et pas seulement l’islam. Cela relève d’une peur profonde de la matérialité et d’une haine du corps humain. C’est finalement ne concevoir la vie qu’en une dualité entre esprit et matière, alors que le Coran nous incite à observer cette dernière, à nous confronter à notre ancrage matériel, à ses aléas et non pas à les fuir paresseusement.
C’est ce que dit Mohammed Iqbal dans Reconstruire la pensée religieuse de l’islam (p. 14-5) :
« C’est notre contact réfléchi avec le flux temporel des choses qui nous aguerrit pour une vision intellectuelle de l’intemporel. La réalité réside dans ses propres apparences ; et un être tel que l’homme, obligé de maintenir son existence dans un milieu adverse, ne peut se permettre d’ignorer le visible. »
Or, se prémunir en permanence des « dangers » de la sexualité ou d’une certaine alimentation, c’est justement ignorer que ce visible et cette matérialité font partie de notre condition humaine et que nous devons faire avec plutôt que de s’en écarter en permanence.
Je souhaiterais prendre un autre exemple, car cette obsession bigote ne touche pas seulement la mixité. On se souvient peut-être de la polémique de 2007 concernant le Coca-Cola qui contiendrait des quantités infinitésimales d’alcool. La firme multinationale aurait même fait appel à Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, pour demander de confirmer que cette boisson était permise (halal) malgré tout et éviter ainsi de perdre un marché financier bien juteux.
Voilà, nous en sommes là. Nous en sommes à créer ce genre de polémique absolument inutile et futile. Les forums ont été remplis à l’époque de questions de la part de musulman(e)s pour savoir s’ils avaient finalement le droit ou non de boire du Coca-Cola malgré ces révélations.
Les réponses sont édifiantes : on s’amuse à utiliser un hadith jugé « authentique » :
« Le produit dont la consommation en grande quantité ne peut rendre ivre, est licite. Or, quelle que soit la quantité consommée, ces boissons n’enivrent pas. »
D’autres rétorquent avec une tradition contraire :
« Tout ce qui enivre en grande quantité est interdit même en petite quantité. »
Certains déduisent de ce dernier hadith que si le Coca-Cola pouvait enivrer alors il serait absolument interdit d’en boire, même si c’est en petite quantité. Toutefois, il paraîtrait qu’il faudrait boire entre 18 et 30 L de Coca-Cola pour être enivré – j’aimerais connaître celui ou celle qui a testé ! –, et que puisqu’un être humain ne peut pas boire une telle quantité alors cette boisson ne serait pas enivrante.
Que d’énergie perdue à utiliser finalement la raison (l’analogie, la déduction, la logique) pour répondre à des questions que n’importe quel être humain censé ne se poserait pas. Il faut donc discuter des heures sur les forums, poser des questions aux cheikhs et aux oulémas auxquelles chaque musulman(e) pourrait pourtant répondre seul(e) en utilisant simplement son bon sens naturel. On dépense une énergie folle à chercher dans les textes, dans les sources de la tradition pour répondre à une question aussi médiocre qui a pourtant suscité sur les forums des quantités impressionnantes de textes, de « réflexions » et de recours à des fatwas…
Quand est-ce que ces musulmans-là passeront à autre chose ? Quand passeront-ils leur temps à approfondir leur être plutôt que de cloisonner leur vie par ces normes si abrutissantes ? Quand est-ce que ces musulmans deviendront suffisamment autonomes pour prendre leurs propres décisions seuls sans avoir à demander l’autorisation de la mosquée de Paris ou de leur imam pour boire du Coca-Cola ?
Cette obsession de la norme, du halal et du haram, du sexe, de la femme et du désir sont autant de symptômes qui font mourir l’islam à petit feu et qui doivent nous mettre la puce à l’oreille quant à la nécessité de faire le ménage et stopper cette folie pour rappeler qu’il y a une profonde sagesse dans cet héritage pour nous faire grandir.
Tout cela n’est qu’excès, or, Dieu sait si cette notion de démesure est condamnée dans le Coran. La juste mesure, le discernement et la sagesse sont des valeurs largement déployées dans le texte coranique mais qui sont totalement absentes dans ce genre de considérations et d’anecdotes.
Réduire l’islam à ces futilités revient à dévaloriser totalement l’être humain qui est bien plus grand et bien plus beau que cette image médiocre renvoyée par ces débats.
Faire confiance au projet divin
Le Coran offre pourtant une méthode et un chemin qui est censé affranchir l’Homme et le faire entrer dans l’ère de la maturité spirituelle. Lorsque Dieu nomma Adam son héritier, son khalîfa, Il demanda alors aux anges de se prosterner devant lui (Coran, II, 30-33) (cf. Abdennour Bidar, L’Islam sans soumission, Paris, 2008 pour un commentaire complet de ce passage). Tout en sachant que l’Homme était capable de semer le désordre sur la Terre, il lui accorda pourtant toute sa confiance. Mais Iblîs refusa de se soumettre à cet ordre, ne comprenant pas cette initiative divine étant donné la faiblesse de l’être humain. Les anges sont faits de feu, l’Homme d’argile ; pourquoi donc se soumettre devant une matière si peu noble et informe ? Pourtant, quelle belle matière que l’argile capable d’être transformée à l’infini, d’être polie et affinée, d’être malléable sans jamais être fossilisée dans une même forme !
Ainsi, nous pourrions donner une définition de qui est Iblîs : c’est celui qui n’a pas fait confiance en Dieu et en son projet qui consista à se retirer par amour, à retenir sa toute-puissance et à laisser l’Homme s’accomplir sur Terre dans une parfaite liberté et responsabilité pour actualiser cette charge confiée (amāna) (Coran, XXXIII, 72). Ne pas avoir foi en Dieu ne reviendrait donc pas à nier son existence mais plutôt à ne pas avoir confiance en l’Homme (Coran, II, 30-34). Être attiré par Satan ne serait pas succomber aux tentations, aux désirs charnels ou encore aux vices, mais plutôt à être incrédule face à l’Homme, ne pas être capable de croire en ce dernier et en ses capacités à prendre soin de la terre et des autres. Notre humanité est comme un trésor dont nous sommes les gardiens, je dirais même les chiens de garde. Ce trésor, nous devons le protéger et nous devons être attentifs à chaque occasion de le faire fructifier.
Nous ne naissons pas Hommes, nous le devenons. Nous devons faire advenir une nouvelle ère de maturité spirituelle qui nous permettrait d’accomplir notre autonomie et nous affranchir des futilités pour retrouver notre dignité. Autant celui qui pense que l’Homme est enfermé dans sa misérable finitude profane que celui qui estime que ce dernier est écrasé par une transcendance menaçante refusent de voir cette noblesse qui réside en l’être humain.
Certes, beaucoup d’exemples actuels montrent que l’humanité est plus souvent en crise qu’en phase d’accomplissement (encore que tout dépend du point de vue où l’on se place !) : massacres, guerres, crise financière, misère sociale, pauvreté, destruction de la planète et de tout l’écosystème, individualisme, capitalisme, matérialisme, etc. Pourtant, Dieu savait que l’Homme montrerait les pires faces de lui-même mais tout en affirmant ensuite aux anges : « Je sais ce que vous ne savez pas » (Coran, II, 30).
Que faut-il entendre par cette formule si mystérieuse ? Dieu n’a-t-il pas voulu dire ici qu’il savait que l’être humain serait capable d’accomplir cette mission malgré ses défauts ? Se contenter de la vision d’un Adam destructeur et injuste, c’est se contenter de réduire l’Homme à sa petitesse, sa finitude et sa médiocrité. C’est se contenter de penser que l’Homme sera éternellement brutal ou qu’il restera à jamais un simple enfant à corriger et à menacer du châtiment divin. C’est nier sa capacité à se débrouiller sans Dieu. Or, avoir foi en Dieu c’est accepter le fait qu’il nous a laissés entre les mains de grandes capacités mais c’est aussi accepter son retrait du monde. Avoir confiance en Dieu c’est donc avoir confiance en l’Homme et en ses capacités de changer et de prendre une tout autre direction que sa condition initiale que celle d’avoir chuté du Jardin d’Éden qui est loin d’être un châtiment mais une bénédiction pour enfin devenir ce qu’il est et se trouver.
Accomplissons notre humanité et devenons adultes
Je vois notre humanité comme une perle. Il s’agit là d’un grand symbole de spiritualité : une perle se fabrique à partir d’un grain de sable introduit dans une muqueuse. C’est donc un corps étranger, mais plutôt que de l’expulser, ou de l’ignorer jusqu’à l’irritation douloureuse, l’huître l’entoure de nacre, une matière douce et noble et le transforme en un trésor. Le poète libanais Khalil Gibran (m. 1931) a très bien su caractériser ce symbole :
« Une perle est un temple bâti par la douleur autour d’un grain de sable. »
Les êtres humains devraient s’emparer de cette image pour se sentir capables à leur tour de transmuer leurs grains de sable en perle et réaliser leur humanité. Le grand mystique Jalâl al-Dîn Rûmî l’a aussi très bien dit (Mathnawî, I) :
« Cette imagination est la pierre philosophale qui transmue ton cuivre en or. (…) Tu possèdes l’alchimie par laquelle Tu peux les transmuer, et même si c’est un fleuve de sang, Tu peux en faire un Nil. De telles opérations d’alchimie sont Ton œuvre ; de tels élixirs sont Tes secrets. Tu as mélangé l’eau et le limon ; de l’eau et de l’argile, Tu as façonné le corps d’Adam. »
Qui est désigné ici à la deuxième personne ? On répondrait Dieu, mais n’est-ce pas aussi l’Homme accompli qui est capable de transformer les choses ? Enfin, Mohammed Iqbal ne dit pas autre chose qu’il s’agit de nous accomplir en être humain et de nous fortifier en assumant nos responsabilités pour (re)trouver notre condition humaine (Les Secrets du Soi, p. 55) :
« Sois un conquérant de la terre ; cela seul est digne d’un homme.
Tu es faible comme une rose. Deviens dur comme une pierre,
Afin de pouvoir être la fondation du mur du jardin.
Façonne ton argile en un Homme,
Fais de ton Homme un monde ! »
Cette charge accordée par Dieu, qui consiste à garder Son trésor (amāna), est belle et grande mais elle demande des efforts et surtout la conscience d’une grande responsabilité et ainsi d’une grande sagesse. Le terme arabe pour désigner la foi est l’imân, cette forme verbale utilisée ici est factitive et causative et sûrement pas passive. Cela signifie que le croyant (mu’mîn) est celui qui produit une action ou une parole qui va assurer la confiance et va protéger une alliance. Celui qui actualise le dépôt confié (mu’mîn) est donc celui qui est la source de l’action pour transformer le monde et être digne de cette mission d’héritier confiée par Dieu.
Occupons-nous donc de savoir comment nous comporter ainsi au quotidien et participer à une société égalitaire, fraternelle et juste plutôt que de continuer à perdre notre temps à tergiverser pour savoir comment « bien » prier, comment « bien » manger ou boire, comment « bien » copuler, comment « bien » faire ses besoins, ou comment « bien » désirer.
Concentrons-nous sur l’essentiel
Rappelons-nous que la futilité et l’inutilité sont bien contraires à une grande notion coranique : al-haqq. La racine arabe désigne les idées suivantes :
- Rendre une chose nécessaire, indispensable.
- Faire juste, tomber et frapper juste. Poursuivre le juste milieu.
Ainsi, on peut traduire ce terme par vérité mais pas au sens habituel où l’on entend. Cette vérité est associée à la notion de réalité, c’est-à-dire lorsque l’une de nos actions ou pensées est adaptée au réel, lorsqu’elle « colle » à la réalité c’est-à-dire à une situation donnée, qui « tombe juste » telle une épée bien aiguisée et qui est donc nécessaire à ce moment précis.
Le contraire de la nécessité est l’éventualité, la contingence et l’inutilité. Le but de ce concept de haqq est de nous inspirer des actions justes qui garantissent le bon état des choses en proscrivant tout ce qui n’est pas nécessaire, tout ce qui n’est pas utile, donc tout ce qui n’est pas essentiel. Le Coran confirme qu’il faut fuir l’inutile (Coran, XVII, 81) :
« Et dis : l’essentiel (al-haqq) est venu ; ce qui est superflu (al-bâtil) s’est effacé (zahaqa) ; (car) ce qui est superflu ne peut que disparaître. »
Ici le contraire de haqq est bâtil ; c’est-à-dire la vanité, l’éphémère, ce qui est devenu rien, ce qui a été fait en vain, en pure perte et zahaqa désigne dans la même veine ce qui disparaît, ce qui s’évapore car cela est inutile et superflu.
Suite à cela, il me semble cohérent de faire en tant que musulman(e) le tri et des hiérarchies dans nos rites et nos dogmes et ne pas tout placer au même niveau pour nous concentrer sur l’essentiel : Allâh et sur la question suivante : qu’est-ce que cette méditation sur Dieu ou encore l’expérience du divin peut-elle nous apprendre sur nous-même et nous permettre d’accomplir quotidiennement pour être digne de la charge de khalîfa ? Voici à mon sens la question qui devrait guider notre vie avec l’islam.
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