J’ai précisé dans une précédente chronique les critères que je m’imposais pour analyser un verset et savoir si ce dernier pouvait avoir une place dans ma vie spirituelle. J’aimerais appliquer cette méthode à un verset très connu, qui fait polémique, celui de l’abrogeant/abrogé dont voici la traduction la plus habituelle qui pour moi est erronée :

« Nous n’abrogeons aucun verset, Nous n’en faisons oublier aucun sans le remplacer par un autre qui soit meilleur ou équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est tout puissant ? » (Coran, II, 106)

Pour résoudre le problème des versets contradictoires, des théologiens musulmans ont élaboré la doctrine de l’abrogation. Ils fondent ce dogme en se référant au principe de ce verset et estiment que si un verset révélé après un autre verset sur le même sujet, alors le plus ancien de ces versets était abrogé. La conséquence est que certaines prescriptions se sont vues rigidifiées par cela sur les questions de l’héritage, de la consommation d’alcool ou encore de l’usage de la violence. Pour les simples raisons que ce dogme de l’abrogeant/abrogé fait advenir des conséquences qui vont à l’encontre de la liberté individuelle et des droits de l’Homme, j’estime que cette interprétation est à rejeter.

Certains savants ont critiqué cette abrogation comme Mohamed Talbi (paix à son âme) qui pense que le verset du sabre est une invention de certains exégètes pour théoriser l’abrogeant et l’abrogé, notamment inventé par al-Chafii. Mohamed al-Ghazalî (Comprendre le Coran aujourd’hui, Paris, 2006) estime à juste titre que ceci est une aberration pour un esprit raisonnable. Al-Râzî (m. 925) et des oulémas de l’époque moderne affirment que dans le contexte de la révélation, c’était le Coran qui abrogeait les révélations antérieures (Torah et Évangile).

Michel Cuypers récuse la doctrine officielle et celle d’al-Râzî : le Coran répète à plusieurs reprises qu’il confirme les Écritures antérieures donc on ne peut estimer qu’il viendrait les abroger dans leur totalité. Selon lui, il s’agissait d’abolir certains versets de la Bible et non toutes les Révélations. L’analyse de Geneviève Gobillot rejoint celle de Michel Cuypers en disant que ce n’est que certains passages de la Bible qui sont abrogés.

Ces dernières interprétations ont toutes le mérite d’avoir une approche rationnelle en utilisant le contexte littéraire et historique. Mais elles ne sont pour moi pas suffisantes car elles oublient un point fondamental : en quoi le terme « âya » signifierait-il en français « verset » plutôt que « signe » ? Les traductions les plus diffusées notamment sur internet retranscrivent ce terme arabe par « verset », alors que très souvent, il est traduit ailleurs (dans ces mêmes traductions…) dans le Coran par « signe » : pourquoi subitement, quand cela nous arrange, on se permettrait de ne pas utiliser la même traduction française alors que le terme arabe est le même ? Il s’agit là pour moi de malhonnêteté intellectuelle.

« Nous n’abrogeons aucun verset (âya), Nous n’en faisons oublier aucun sans le remplacer par un autre qui soit meilleur ou équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu est tout puissant ? » (Coran, II, 106)

La traduction de Maurice Gloton me semble bien plus juste :

« Que Nous supprimions un Signe ou que Nous le fassions oublier, Nous en apporterions un meilleur ou un équivalent. » (Coran, II, 106)

On a pris le mot âya comme s’il se référait au verset. Or, un verset, en langue française, est un petit paragraphe qui forme une division d’un chapitre dans un livre sacré. Cela implique donc l’existence d’un livre.

Cette traduction est selon moi erronée d’après mon critère qui incite à toujours recontextualiser le vocabulaire du Coran. La traduction par verset est profondément anachronique puisqu’au moment de la première récitation du Coran, le corpus coranique n’avait même pas été encore compilé et classifié en versets ! Cela permet de dire que ce passage ne peut donc pas faire référence à d’autres versets du Coran. Si l’on souhaite effectivement garder cette traduction par « verset », alors il ne peut s’agir effectivement que des versets des Écritures antérieures au Coran, elles-même constituées à l’époque de Muhammad en textes formalisés.

Pour autant, je préférerais ne pas privilégier cette traduction par « verset » mais plutôt par « signe » car c’est très souvent dans ce sens que le terme âya est utilisé dans le reste du Coran et que c’est le terme kitâbât qui désigne le plus souvent la Bible.

Ce mot arabe âya désigne l’indice de quelque chose, tout objet ou réalité manifestée, toute présence de Dieu ou théophanie. Dès lors le verset devient assez énigmatique et nettement moins clair que ce que font croire les partisans de l’abrogeant/abrogé. Il est avec cette traduction bien plus mystérieux et non normatif. Il prend un sens ésotérique et non plus exotérique. Il ne justifie donc plus du tout cette règle juridique classique qui a voulu abroger les versets du Coran entre eux et supprimer ceux plus anciens pour finalement ne retenir que les normes les plus rigides.

En utilisant le terme de « signe », ce verset ne veut-il pas dire à ce moment-là plutôt que Dieu nous envoie des signes, meilleurs que ceux envoyés aux sociétés précédentes, dans le sens où ils seraient mieux adaptés à notre temps ? Meilleurs car ils nous parleraient plus afin de pouvoir les interpréter plus facilement ? Ce passage semble parler de la transformation des signes de Dieu et de Son Immanence qui se révèle de manière différente au cours du temps.

De toute façon, chacun(e) peut de toute façon l’interpréter de manière ésotérique à sa façon et je ne trancherai pas cela.

En tout cas, une analyse qui utilise la raison et le cœur comme critère pour admettre l’explication du sens littéral permet de remettre en cause pas mal de dogmes qui paraissent évidents et ancrés dans les consciences.

Paix. Salâm.