On a coutume de traduire aussi par « Commandement du Bien & Interdiction du Mal ». L’ordre de faire le Bien semble assez évident. Faire le bien par les actes, la parole, la pensée et l’intention. S’élever contre l’injustice, les vexations, la tyrannie, et l’oppression. Faut-il commenter ce précepte ? Agir justement et être bon envers autrui est une règle universelle. Mais comment savoir si ce que nous faisons est bien ou mal ? Comment savoir si ce que l’autre fait est bien ou mal ? Et comment appliquer ce principe en communauté sans imposer injustement ses propres volontés aux autres ?
Cette thèse du mutazilisme concerne la vie en communauté. Elle a pour but la mise en pratique des principes de justice et de liberté à travers les comportements sociaux. Pour les mutazilites, il ne s’agit pas simplement d’éviter personnellement le mal et l’injustice, il est nécessaire de créer dans la communauté une atmosphère d’égalité et d’harmonie sociale garantissant le développement de chaque individu. Ainsi, la responsabilité des actes n’est pas qu’une affaire de développement personnel, elle s’étend aussi à l’ensemble de la communauté. Mais plusieurs questions se posent alors : qui est suffisamment légitime pour choisir les critères de ce qui est convenable ou blâmable, ce qui est juste et injuste ?
Historiquement, on a vu ici qu’al-Ma’mûn s’insurgea contre ceux qui voulaient privatiser l’impératif moral et destituer le calife de son monopole régalien. Pour lui, la direction morale de la communauté revenait au calife seul et non à des groupes d’oulémas et de leurs fidèles. Cela a mené ensuite à un certain renforcement de l’absolutisme par la Mihna et à un échec de sa politique.
Il ne s’agissait finalement que d’une réponse brutale (le pouvoir absolu d’al-Ma’mûn) à une question tout aussi violente et injuste (imposer de manière anarchique et incontrôlée une justice privée ; celle des oulémas anti-al-Ma’mûn).
Nous pouvons tirer les leçons du passé pour éviter de toujours tomber dans les mêmes pièges : comment éviter d’élaborer une seule et même façon de penser le Bien et le Mal qui serait valable pour tous et que chacun aurait le droit d’imposer même de force à son voisin ? Cela revient à se demander comment éviter de tomber dans l’extrémisme et le sectarisme propre aux fondamentalistes musulmans et aux jihadistes qui consiste à prétendre détenir la seule et unique vérité, la seule et unique façon de vivre l’islam ?
Définir ce qui est bien ou mal
Un hadith dit :
« Aucun de vous n’est croyant tant qu’il ne désire par pour son frère ce qu’il désire pour lui-même. »
Cela renvoie à la pensée d’al-Jâhiz, grand penseur mutazilite. Il définissait le Bien, non pas comme une chose en soi, une substance située dans un monde intelligible, mais plutôt comme ce qui se révèle bénéfique pour chaque être créé. Ainsi, un médicament qui me soignera, pourra tuer mon voisin. Donc, il ne faut pas vouloir pour autrui ce que nous voulons pour nous-mêmes au sens propre, mais nous devons vouloir pour autrui ce qui lui sera bénéfique.
Et pour savoir cela, il faut lui demander, dialoguer, l’accompagner avec bienveillance et s’apporter du soutien mutuel pour que chacun apprenne à se connaître. Cette entraide est perceptible au début de la sourate 103 (Le Temps) :
« Par le Temps ! / En vérité, l’homme est en perdition, / à l’exception de ceux qui croient, accomplissent de bonnes actions et se recommandent mutuellement la Vérité et la patience. » (103:2-3)
Ne pas accepter le Bien et le Mal comme des notions absolument figées en tout lieu et en tout temps permet d’éviter certaines dérives. Après tout, le colonialisme résulte de la pensée des Lumières et visait à affirmer : « Civilisons les sauvages, c’est pour leur bien. »
En outre, al-Jâhiz précise que le mal est ce qui nous aide à évaluer, évoluer et nous améliorer. Réfléchir sur le Bien et le Mal nous pousse à faire preuve de discernement pour distinguer ce qui est bon ou mauvais pour soi.
Agir en connaissance de cause
Les termes arabes utilisés dans ce point du credo sont révélateurs : ‘Amr bi l-maʿrûf wa l-nahî ʿan al-munkar. Maʿrûf est traduit par le Bien dans cette maxime : il vient de la racine ʿa-ra-fa, qui désigne l’acte de connaître une chose, d’apprendre, de définir une chose, bref, de s’informer de quelque chose.
L’étymologie nous pousse à opter de manière générique pour une attitude qui vise la recherche de la connaissance : il ne s’agit pas seulement d’accumuler des connaissances précises sur le monde au sens d’étudier, mais de connaître au sens d’examiner, d’apprendre à connaître. Connaître, c’est acquérir la notion de quelque chose, c’est distinguer les éléments pour identifier une chose, et ainsi la reconnaître.
Ainsi, agir en communauté pour assurer un climat de justice et d’harmonie sociale reviendrait dans ce sens où chaque individu devrait pouvoir définir avec son discernement ce qui est le mieux dans telle ou telle situation, conciliant les intérêts particuliers et l’intérêt général. Chaque individu doit pouvoir faire la part des choses, analyser avec recul tous les éléments d’une situation pour faire un choix éclairé, assumé et responsable.
Apprendre à se connaître et à connaître autrui
L’étymologie du mot maʿrûf nous pousse aussi à faire un examen de conscience et ainsi se connaître soi-même, savoir ce qui est bon ou mauvais pour soi. C’est ensuite apprendre aux autres à faire cet examen de conscience pour qu’ils apprennent à leur tour cette écoute de leurs besoins et de ceux des autres.
A l’inverse, al-munkar est traduit par le Mal. Étymologiquement, la racine renvoie à l’idée d’ignorer, de ne pas connaître une chose, de méconnaître quelqu’un, voire de le renier (par exemple, comme n’étant pas musulman), ou encore de désapprouver, rejeter et répudier (par méconnaissance). On dit souvent d’ailleurs que la peur et l’ignorance sont des sœurs jumelles.
Ainsi, l’interdiction du Mal reviendrait ici à ne pas rejeter, répudier, ou désapprouver le comportement d’un autre seulement par méconnaissance de ses raisons. Interdire le Mal n’est pas se contenter d’accuser l’autre de ne pas être un bon musulman à partir d’un ensemble de règles de référence prédéfinies (coutumières, traditionnelles), jugées comme bonnes pour tous. Il s’agit de s’aider soi-même et l’autre à chercher ce qui est le mieux pour lui dans sa pratique spirituelle en apprenant la connaissance de soi (cf. ce lien qui traite de ce thème soufi ou plutôt universel).
Faire des choix libres & sincères
Un hadith dit d’ailleurs :
« Celui qui se connaît (ʿarafa) soi-même connaît (ʿarafa) son Seigneur. »
Quelle que soit l’authenticité ou non de ce hadith, il utilise aussi la racine ʿa-ra-fa de maʿrûf et il entre en parfaite cohérence et harmonie avec ce verset :
« Puissiez-vous former une communauté qui appelle les hommes au bien, recommande les bonnes actions (al-maʿrûf) et interdise ce qui est blâmable (al-munkar) ! Les hommes qui agiront ainsi seront les bienheureux. » (3:104)
Comparons celui-ci à cet autre verset :
« Les hommes hypocrites et les femmes hypocrites sont de la même espèce. Ils ordonnent le mal (al-munkar), interdisent le bien (al-maʿrûf) et ferment leurs mains pour ne pas faire l’aumône. Ils ont oublié Dieu et Dieu les a oubliés. En vérité, les hypocrites sont des pervers. » (9:67)
Ces deux versets s’opposent radicalement. Le second nous permet d’éclairer la notion de maʿrûf évoquée précédemment. Le verset 67 de la sourate 9 inverse le point du credo précédent : « Ordonner le Mal et interdire le Bien. » Il utilise le même vocabulaire et la même tournure syntaxique.
On peut alors mieux comprendre en quoi consiste « Ordonner le Bien et interdire le Mal » grâce à cette tournure négative qui concerne les hypocrites (al-munâfiqûn). A l’époque, le terme désignait surtout les premiers musulmans qui ne s’étaient convertis que par opportunisme et par souci de prééminence politique et sociale.
Reprenons l’étymologie pour comprendre ce mot : la racine na-fa-qa signifie entre autres : (1) périr, mourir, crever ; (2) sortir ou entrer dans un trou (au sens de s’y cacher) ; (3) être hypocrite ; (4) vendre à outrance, vendre, dépenser beaucoup. L’hypocrisie a ici pour sens métaphorique le fait de se cacher, elle comporte un sens de dépérissement, de dépense à outrance entraînant un vide.
On peut alors mieux comprendre le sens de maʿrûf grâce à cette tournure inversée qui réprouve le comportement des hypocrites : ceux qui interdisent le Bien et ordonnent le Mal sont ces hypocrites. Faire cela revient à avoir un comportement d’hypocrite. Maʿrûf peut ainsi être compris non pas comme ce qui est reconnu par tous comme coutume (ce qui reviendrait à décider qu’une seule chose peut être bonne pour tous), mais comme ce qui a été examiné avec attention, avec profondeur et sincérité.
En grec, le terme hypocritès désigne celui qui joue une pièce de théâtre : l’acteur, le comédien, celui qui mime. C’est celui qui ne va pas au fond des choses, qui est fourbe et superficiel. C’est celui qui prend le masque d’un autre pour faire croire qu’il est cet autre. Cela rejoint le sens du terme arabe (al-munâfiq) qui a un sens de se cacher dans un trou, comme pour se voiler. L’hypocrite est celui qui trompe son entourage et qui n’est pas sincère. C’est celui qui ne se fonde que sur les apparences sans sincérité intérieure, celle du cœur, que l’on retrouve dans le verset 14 de la sourate 49 citée dans la partie sur la promesse.
Le maʿrûf serait l’inverse de ce comportement : obéir au maʿrûf reviendrait au contraire à aller au fond des choses, à adhérer à ce que l’on fait, à être en adéquation totale avec ses gestes et ses pensées, avec sincérité et ne plus se contenter des apparences.
Une attitude de connaissance
Transposé à l’échelle d’une société, le maʿrûf inciterait ainsi chacun à faire preuve de sincérité authentique, de discernement, d’intelligence et de raison dans ses choix. Nous appelons ici une sincérité authentique un choix qui est fait en connaissance de cause, c’est-à-dire à partir du moment où l’on connaît les raisons pour lesquelles nous faisons un choix et ses conséquences à l’échelle de la communauté, et sur notre lien avec l’autre. Enfin, il ne s’agit pas d’imposer ces choix aux autres, mais d’apprendre à l’autre à ce qu’il adopte le même type d’attitude de respect pour autrui et de réévaluation permanente des critères du bien et du mal.
Pour cela, il faut avoir une attitude de connaissance, de chercheur de sens plus exactement. Connaître quelque chose, c’est l’examiner, l’appréhender sous toutes ses formes. Observer, c’est ainsi donner un sens : rappelons la physique quantique qui a fait découvrir que l’observation pouvait modifier le comportement de l’objet. Avec la physique quantique, on comprend d’un point de vue philosophique qu’un être humain peut, juste par son attention, influencer de manière extraordinaire la réalité jusqu’à en modifier sa nature. L’observation donne ainsi un certain sens en fonction de son point de vue à la réalité. Et ce sens ne peut pas être exactement le même pour tous, tout comme en physique quantique où le sens et la définition d’un objet diffèrent à chaque point de vue.
Le maʿrûf, c’est justement examiner, c’est observer avec attention et réflexion. C’est peser, apprécier, estimer. C’est peser mûrement le pour et le contre, les raisons et les conséquences d’un choix. C’est faire preuve de discernement (furqân). Tous ces verbes rejoignent une attitude qui vise la prise de conscience et le fait de s’éveiller à ses besoins et à ses attentes en matière de vie spirituelle.
Ce dernier point du credo mutazilite fait référence encore une fois à la promesse divine (waʿd) qui rappelait déjà que l’islam n’est pas seulement une religion de foi mais d’œuvres et d’actes. Ainsi, cette idée de commandement nous pousse aussi à agir dans notre société, à nous engager, sans attendre passivement le salut. Cet engagement rejoint aussi l’idée d’une responsabilité collective que nous avons tous pour l’avenir de l’humanité et de l’importance de faire des choses ensemble.