Force est de constater que les premiers écrits sur la période où Muhammad reçut la Révélation n’ont été rédigés qu’après sa mort en 632 et au moment de la formation du califat. Les califes avaient besoin d’écrire une nouvelle histoire impériale, d’inventer de nouvelles normes, d’homogénéiser le droit et ils devaient s’adapter à de nouveaux contextes sociaux et géographiques (la Syrie pour les Omeyyades, l’Irak et l’Iran pour les Abbassides, dans des empires qui s’étendaient de l’Indus à Gibraltar).

Ainsi, il est vain de croire que l’islam des premiers musulmans du VIIe siècle serait celui décrit dans des sources rédigées aux VIIIe et IXe siècles. Il est donc urgent aujourd’hui de se débarrasser de toutes les excroissances normatives et théologiques postérieures si l’on veut réellement prétendre toucher du doigt la manière dont Muhammad vivait son islam.

Ne nous leurrons pas pour autant, nous ne pourrons jamais être sûr de saisir la réalité historique dans son intégralité, mais nous pouvons au moins tenter de reconstruire l’univers social et anthropologique dans lequel il vivait, notamment en nous inspirant ici des travaux de l’historienne Jacqueline Chabbi. Ce n’est en tout cas pas à partir de récits postérieurs que nous pourrons comprendre l’esprit de l’islam prophétique. Il est temps de prendre conscience que suivre le Prophète n’est pas suivre les discours des oulémas postérieurs à sa mort, mais essayer de percevoir la manière avec laquelle celui-ci vivait son islam, dans son temps, dans son espace, pour nous en inspirer et nous adapter à notre époque.

De la nécessité d’historiciser l’islam

Vouloir imiter les pieux ancêtres (salaf) à partir de ces corpus postérieurs (recueils de hadîth, sîra du Prophète, fiqh…) est historiquement incohérent et vain. C’est croire, à tort, que l’islam du début du VIIe siècle fut codifié dès la période prophétique alors que la religion musulmane n’était pas encore institutionnalisée à cette époque et était encore ancrée dans son contexte de naissance. Les Hommes n’ont pas construit l’islam en un jour, mais progressivement, et l’ont adapté aux conditions sociales et culturelles de chaque époque. Ce n’est pas propre à l’islam, toutes les religions ont connu ce genre d’évolutions et d’adaptations. Ne serait-il donc pas temps de l’adapter à notre XXIe siècle ?

Dans le jihadisme et le salafisme, on cultive l’illusion d’un islam construit en un bloc par le Prophète lui-même (avec son fiqh, ses normes en matière de rite et de liens sociaux…). C’est une vision totalement mythique car elle est anhistorique et anachronique. Ainsi, de nombreux contresens (volontaires pour les dirigeants, inconscients pour ceux qui n’ont par le bagage culturel nécessaire) sont commis par les fondamentalistes qui pensent l’histoire de l’islam de manière idéologique en combinant des éléments de plusieurs époques pour créer une légende attractive et servir leurs projets actuels.

L’islam de Muhammad, un islam tribal et bédouin

L’islam premier du Prophète était considérablement influencé par la société tribale de son temps, avec ses codes et ses normes, que Muhammad a dû prendre en compte pour mener à bien son projet spirituel. Quand on est attentif au vocabulaire utilisé dans le Coran, à son champ sémantique, on se rend tout de suite compte qu’il fait écho à la société tribale du début du VIIe siècle. Éviter tout anachronisme, c’est proscrire le mélange des époques. Or, à ce moment-là, seul un Coran non consigné par écrit servait de repère pour les premiers musulmans. Il est donc essentiel, d’une part, de ne s’en tenir qu’à ce texte si l’on veut avoir ne serait-ce qu’un petit aperçu de l’islam prophétique, et d’autre part, de ne pas y mêler des corpus postérieurs (fiqh, hadîth, sîra) rédigés aux VIIIe-IXe siècles, dans lesquels la figure du Prophète est incomplète car masquant son statut social tribal. Les hadîths ont été compilés non seulement au IXe siècle mais aussi dans des contextes géographiques totalement différents (Irak, Iran, Asie centrale), bien éloignés de la société tribale de la Péninsule arabique.

L’islam de Muhammad, un culte de la Vie

Le Prophète et ses Compagnons étaient des hommes de tribus parcourant la Péninsule arabique du début du VIIe siècle. Chacun vivait en lien symbiotique avec son clan et avec la nature. L’individu n’existait pas en tant que tel, tout simplement parce qu’il était impossible de survivre seul dans un contexte climatique aussi difficile. Chaque décision à prendre se faisait de manière consensuelle, au cas par cas, et avant toute chose, dans l’intérêt du clan, pour la survie, le bonheur et la prospérité de ses membres. Bien entendu, cela menait à des combats, à des pillages et à des inégalités sociales fortes, qu’il fallait corriger, mais jamais à l’anéantissement total de l’adversaire.

De manière générale, il s’agissait de viser la justesse des actes. Est juste ce qui est bien dosé, ce qui convient et est adapté à chacun et à chaque situation pour assurer le Bien, entendu ici comme bonheur. Le pragmatisme désigne justement la capacité à s’adapter aux contraintes de la réalité et pousse à identifier l’ensemble des implications pratiques d’une situation et des possibilités d’y répondre.

Ainsi, le culte de la mort, du nihilisme et de la destruction, l’attente du Paradis des discours fondamentalistes actuels sont totalement anachroniques et ne respectent pas l’esprit dans lequel Muhammad lui-même vivait. Mourir et ainsi ne pas respecter la vie revenait à affaiblir son clan et était pure folie car inutile et néfaste. Cette mentalité était essentiellement utilitariste et pragmatique, et correspond parfaitement à l’environnement dans lequel ces sociétés évoluaient, caractérisé par son aridité, sa dangerosité et son incertitude. Tout cela nécessitait d’agir avec grande prudence. Dans ce sens, il s’agissait d’être attentif aux conséquences d’une décision et d’une action et non à sa moralité en soi. Une décision pouvait ainsi être adaptée à une situation et pas à une autre, il fallait faire ce qui était juste et bon à ce moment-là. Ce comportement ne devait viser qu’une seule chose : un véritable culte voué à la Vie.

L’islam est désigné dans le Coran comme religion de la Vérité (dîn al-haqq). Or, la vérité n’existe pas a priori, elle se révèle progressivement par l’expérience. Le vocabulaire utilisé dans le Coran, largement tributaire de son contexte tribal, recouvre des acceptions utilitaristes, liées aux expériences bédouines. Selon Rachid Benzine, cette traduction de Vérité (Haqq) ne prend pas en compte l’arrière-plan social de l’Arabie du VIIe siècle. Al-Haqq dans le Coran est toujours lié à une utilité pour les hommes : c’est ce qu’il est bon et juste de faire par rapport à une situation, en appréciant cette dernière. La bonne conduite est celle qui préserve la survie et la prospérité du groupe auquel on appartient. L’inverse de haqq serait non pas le mensonge ou l’illusion mais le bâtil, c’est-à-dire ce qui ne mène à rien, ce qui mène au néant, ce qui fait périr, ce qui est vain et inutile :

« Et dis : la juste (voie) (al-haqq) nous est venue (de toi) ; (la voie) qui ne mène à rien (al-bâtil) s’est effacée ; ce qui est vain ne peut que disparaître. » (Coran, trad. Rachid Benzine, 17:81)

Suivre la religion de la Vérité (dîn al-haqq) ne revient donc pas à imposer cette dernière comme un a priori absolu mais à user d’une méthode de discernement qui permette de prendre les bonnes décisions, celles qui sont les plus adaptées, efficaces et utiles pour une situation donnée.

Cependant, être pragmatique ne signifie pas être opportuniste. Le Coran fustige l’hypocrisie, l’égoïsme et l’opportunisme. Être pragmatique revient au contraire à agir pour le bien commun et non pour soi. C’est prendre ses responsabilités et réfléchir aux conséquences de ses actes.

Un islam au service de l’humanité du XXIe siècle

L’islam ne signifie donc pas soumission mais consécration à ce qui paraît juste et bon dans une situation donnée. L’islam a pour principe l’accommodement et le juste milieu dans toutes les décisions du croyant. A l’image d’une balance (mîzân) ou d’un funambule, il s’agit de constamment garder l’équilibre, de peser le pour et le contre de chaque choix à faire au profit de l’intérêt commun.

Une action est donc considérée comme juste et bonne à partir du moment où elle assure la survie et la prospérité de l’humanité. Le but est de toujours viser l’utilité de l’action et éviter tout ce qui est néfaste et nous rapproche de la mort.

La racine même du mot islâm rappelle que l’important est de garantir et de vouer un culte à la Vie. L’étymon slm désigne ce qui est sain et sauf, ce qui est intact, ce qui échappe à un péril, ce qui se porte bien, ce qui est en bon état, ce qui préserve des maux et des dangers, ce qui sauve la vie et ce qui apporte la paix.

Cette valeur universelle et atemporelle semble être un bon début pour à la fois rester fidèle à cet héritage prophétique et être en accord avec notre siècle où l’on se doit de sacraliser la Vie dans sa totalité sans en hiérarchiser aucune. Ainsi, l’islâm doit être ce comportement actif qui vise à conserver voire à consacrer la Vie grâce à la justesse des actions du croyant.