Ceci est un compte-rendu détaillé du cercle de lecture organisé par l’ARIM le 13 mai 2017. Nous avons voulu nous concentrer pour ce premier atelier de réflexion sur la mise en valeur du pluralisme des courants théologiques de l’islam.

Nous nous concentrons ici sur la période des quatre premiers califes (632-661) puis sur la période des califes omeyyades (661-750).

Reconnaître le pluralisme en islam sans tomber dans le relativisme

Notre association a pour vocation de faire renaître l’islam mutazilite. Le retour de ce courant rationaliste n’est ni une démarche d’idéalisation du passé ni une volonté d’imposer un nouveau dogme comme vérité absolue. Faire resurgir cette mouvance en l’adaptant au XXIe siècle a pour but de lui redonner droit de cité dans un islam qui a aujourd’hui du mal à accepter son pluralisme qui pourtant est un fait indéniable depuis ses débuts. Les courants dits minoritaires ont toujours persisté, mais c’est très souvent la peur de la fitna (division interne à la communauté musulmane) qui empêche l’acceptation de cette diversité. Ceux qui choisissent une autre voie que celle proposée par l’orthodoxie et l’orthopraxie sont fréquemment qualifiés d’hérétiques ou de mécréants qui chercheraient à diviser la communauté musulmane (umma). Ce refus de la divergence et de la pluralité fait aussi que l’interprétation personnelle des textes est très souvent rejetée, par peur de laisser l’individu devenir autonome car il risquerait à son tour de briser la cohésion du groupe. Finalement, l’islam se retrouve dans un paradoxe permanent : la pluralité existe de fait depuis le début et pourtant elle n’a que très peu, voire jamais, été reconnue comme légitime voire fructueuse. Pourtant, même la tradition prophétique invite à accepter cette diversité. Deux hadiths très connus traitent de ce pluralisme :

« Les différences d’opinion dans ma communauté sont une miséricorde (rahma). »

« La communauté musulmane (umma) se divisera en 73 groupes (firâq), tous iront en Enfer, sauf un. »

Le premier hadith utilise le terme de rahma (miséricorde) dont la racine renvoie aussi à l’utérus et la matrice, c’est-à-dire que ce pluralisme non seulement ne risque pas de faire mourir l’islam en le divisant violemment comme d’aucuns le pensent, mais qu’il permet de créer de nouvelles choses et de le rendre plus vivant.

La seconde tradition prophétique est également très connue mais reste plus ambigüe que la précédente : certains peuvent y voir le fait que le groupe qui sera sauvé est sans doute celui auquel ils appartiennent, ce qui les poussent à exclure la possibilité d’avoir une autre interprétation. Ceux-là sont alors incapables d’accepter l’altérité, l’exercice du doute et la prise de recul sur leurs propres convictions.

Souleymane Bachir Diagne (Comment philosopher en islam ?, Paris, 2008) propose une autre interprétation beaucoup plus sage :

« On peut dire que d’entre les soixante-treize factions dont parle la tradition, celle qui sera sauvée est la soixante-quatorzième, la faction qui se situe en dehors de toutes les autres ; cette secte au-dessus des sectes, qui n’existe que virtuellement, est celle constituée de tous ceux qui, tout en étant membres de l’une des soixante-treize, savent sortir d’eux-mêmes et d’une représentation à la fois carcérale et exclusive de l’appartenance. (…) La secte qui sera sauvée est celle qui sait accueillir la différence et dont les membres peuvent se trouver dans chacun des groupes ; (…) seuls s’interdisent le salut ceux qui ont précisément, de la différence, une vision dualiste radicale, manichéenne : qui n’est pas avec moi est rejeté dans les ténèbres extérieures. »

Cette interprétation permet d’une part de reconnaître que le pluralisme est une force à la condition que les groupes qui composent l’islam ne deviennent pas des sectes qui imposent et s’enferment dans leur vision exclusive, dogmatique et unilatérale de l’islam. D’autre part, cette interprétation évite de tomber dans le relativisme puisqu’il ne s’agit pas de dire que tous les groupes ont raison, au risque de justifier les pires atrocités commises au nom de l’islam, mais que seuls ceux qui acceptent l’altérité seront sauvés.

Dans le passé, certains mutazilites n’ont pas non plus échappé aux sirènes du rejet de la pluralité. Le calife al-Ma’mûn (813-833) et ses deux successeurs ont imposé aux oulémas de leur époque un des principes de ce courant, le Coran créé, à travers l’institution de la Mihna jusqu’en 848-851. L’objectif était avant tout politique et visait à accroître le pouvoir du calife sur la définition du dogme. Cette erreur cruciale a finalement causé la perte du mutazilisme, qui, en réaction, fut rejeté en bloc.

Aujourd’hui, le but n’est plus de supprimer l’autre ou d’imposer une pensée unique, mais d’accepter le pluralisme pour proposer à tous et à toutes une grande diversité de voies pour atteindre le divin. Nous percevons ainsi le mutazilisme simplement comme un autre moyen de vivre l’islam pour celles et ceux qui en ont besoin, sans se pâmer d’une quelconque supériorité.

Même si les points historiques qui suivent sont sans doute connus par certains de nos lecteurs, il nous paraissait nécessaire de recommencer depuis le début afin d’avoir de bonnes bases de travail.

Les premières divisions de l’islam sous les premiers califes (632-661)
1. La première division entre les pro-Omeyyades et les Alides (656)

Ces divisions sont intervenues dès la période prophétique où les premiers qui ont rallié la cause de Muhammad s’opposèrent à ceux qui ne s’allièrent à lui que, selon certains, par opportunisme pour se rallier au vainqueur : notamment les derniers Qurayshites qui tenaient la Mecque contre le Prophète.

En 632, à la mort de Muhammad, tout l’enjeu était de savoir qui était suffisamment légitime pour lui succéder :

  • Cet héritier devrait-il appartenir obligatoirement à la famille du Prophète (les descendants de son genre et cousin, ‘Alî) ?
  • Ou bien suffisait-il qu’il appartienne à la tribu arabe des Qurayshites ?

Un certain consensus des compagnons du Prophète est trouvé pour désigner les deux premiers califes, Abû Bakr (632-634) et ‘Umar (634-644). Les choses se compliquent avec le règne de ‘Uthmân (644-656). Il est l’arrière-petit-fils d’Umayya b. ‘Abd Shams, membre des Banû Umayya qui était l’une des deux branches principales de la grande tribu des Quraysh qui s’était opposée pendant longtemps à Muhammad ; l’autre étant celle à laquelle appartenaient Muhammad et son cousin et genre, ‘Alî, les Banû Hashîm. En 656, ‘Uthmân est assassiné après avoir été assiégé par un groupe d’insurgés venus de Basra, Kûfa et d’Égypte, il reçoit des coups de couteau par un certain ‘Amr b. al-Hamiq.

Des compagnons du Prophète décident alors de désigner ‘Alî pour lui succéder. Après un premier refus, il décide finalement d’accepter la demande. Suite à cela, les soutiens de ‘Uthmân jugèrent la politique de ‘Alî trop laxiste pour condamner les assassins de son prédécesseur. Très rapidement, ‘Alî fut donc accusé d’avoir commandité le meurtre de ‘Uthmân : commence alors en 656 la première grande guerre civile qui divisa la communauté musulmane (al-fitna al-kubrâ).

La bataille du Chameau (656) est décisive : elle opposa les partisans de ‘Uthmân et ceux de ‘Alî et se solda par la victoire des Alides et l’investiture définitive de ce dernier comme calife jusqu’en 661. On dit que c’est à partir de ce moment-là que le mot arabe qui a donné le terme « mutazilisme », i’tazala (se retirer, s’abstenir), apparaît : en effet, certains individus décidèrent de ne pas prendre parti entre les deux belligérants, refusant une guerre entre les musulmans.

2. La deuxième division entre les Alides et les Khârijites (657)

En 657 a lieu la bataille de Siffîn (situé sur l’Euphrate près d’al-Raqqa). C’est le cousin de ‘Uthmân, Mu’âwiya, gouverneur du Shâm (Syrie, Liban, Jordanie, Palestine) depuis le califat de ‘Uthmân, qui fut placé à la tête du parti des Banû Umayya pour venger la mort de ‘Uthmân. Lors de la bataille de Siffîn, alors que ‘Alî était sur le point de remporter la victoire, il décide d’accepter d’arrêter les combats sur la proposition de Mu’âwiya. Les deux adversaires convinrent d’un arbitrage au sujet du meurtre de ‘Uthmân : c’est à partir de ce moment-là que d’anciens partisans de ‘Alî refusèrent cet arbitrage arguant que ‘Alî n’avait pas le droit de revenir sur la décision divine de l’avoir nommé calife : ces opposants furent nommés par les Alides les khawârij, « ceux qui sortent, se rebellent » (ce qui a donné le nom de khârijites).

En 659, ‘Alî affrontèrent alors directement ses opposants khârijites lors de la bataille de Nahrawân. En 661, pour se venger du traitement qu’ils subirent lors de cet affrontement, les khârijites assassinèrent ‘Alî et tentèrent en vain d’assassiner Mu’âwiya qui devint alors le seul candidat au titre de calife en raison du refus du fils aîné de ‘Alî, Hasan, de briguer le titre.

Mu’âwiya fonda alors une nouvelle dynastie califale : les Omeyyades qui régnèrent jusqu’en 750. Ils firent de Damas leur capitale, laissant en périphérie de l’empire le Hijâz (Péninsule arabique) avec les deux villes saintes de l’islam : La Mecque et Médine.

D’une part, on ne peut pas encore parler à cette époque de sunnisme. Les Omeyyades n’étaient pas sunnites mais les ennemis des chiites et des khârijites. Le sunnisme ne s’est constitué qu’au IXe siècle en réaction à ces courants dissidents.

D’autre part, on constate que ces schismes furent d’abord politiques et non théologiques. Les fondements théologiques chiites et khârijites ne furent conceptualisés qu’après, à la fin du VIIe siècle. La question pour ces groupes politiques était d’abord de trouver qui était le plus légitime pour succéder au Prophète qui n’avait nommé personne comme héritier :

  • Les Omeyyades estimaient que le calife devait avant tout être membre de la tribu des Qurayshites pour avoir le droit d’être calife : la perception de ce pouvoir était tribale : les Arabes étaient privilégiés face aux mawâlî (clients) qui étaient des non-Arabes (souvent persans) devant s’allier à une tribu arabe pour se convertir.
  • Les Alides pensaient que le calife ne pouvait être qu’un descendant du Prophète : ‘Alî fut désigné comme le premier Imâm car il était le seul homme à descendre directement de Muhammad (comme cousin).
  • Les Khârijites estimaient au contraire que n’importe quel musulman pouvait briguer le titre de calife à partir du moment où il en avait les capacités.
Les schismes de l’islam sous les Omeyyades (661-750)
1. Le chiisme sous les Omeyyades (661-750)

La principale date à retenir est celle de 680 : al-Husayn, fils de ‘Alî, est assassiné par les Omeyyades à Kerbala sous le califat de Yazîd Ier (680-683). Ce massacre est commémoré chaque année lors de la fête d’Achoura (le 10e jour du mois musulman de muharram), symbolisant la lutte contre l’oppression et les injustices dans le chiisme, notamment en pratiquant l’auto-flagellation avec des sabres liés entre eux. C’est à partir de ce moment-là que les Alides peuvent réellement être qualifiés de chiites (shi’a ‘Alî : le parti de ‘Alî) car leurs fondements théologiques sont alors formulés dont la caractéristique principale est celle de l’imamat : l’Imam (descendant de ‘Alî et donc du Prophète) détiendrait le sens caché de la Révélation et doit guider la communauté des musulman(e)s. Les chiites acceptèrent à partir de 680 leurs échecs politiques et conceptualisèrent de manière spirituelle leur retrait de la vie politique et le refus de collaborer avec des pouvoirs jugés impies (les Omeyyades) dans l’attente du retour du Mahdî (Imam caché) avant la Fin des Temps.

La première division au sein du chiisme intervient en 740, lorsque Zayd b. ‘Alî (5e imam pour les Zaydites) tente d’arracher le pouvoir aux Omeyyades à Kufa puis meurt la même année. Ses soutiens le désignent alors comme 5e Imam contestant ce titre à Muhammad b. ‘Alî al-Bâqir, Abû Ja’far reconnu par les autres chiites de l’époque. Pour les Zaydites, n’importe qui pouvait devenir imam tant qu’il descendait de ‘Alî et Fatima et qu’il en avait la capacité. Il pouvait donc être remis en cause et n’était pas infaillible : les Zaydites s’éloignaient alors des autres chiites qui insistaient sur l’infaillibilité et l’origine divine des Imams. Ils se rapprochaient d’ailleurs beaucoup des positions mutazilites et ibadites (cf. ci-dessous). On les retrouve au Yémen jusqu’en 1962, dont les Houthistes actuels sont les descendants.

Nous parlerons dans le prochain cercle de lecture des divisions entre chiites duodécimains et ismaéliens qui n’interviennent qu’après 750, à l’ère abbasside.

2. Le khârijisme sous les Omeyyades (661-750)

Les divisions internes au khârijisme apparaissent autour de 683-684. Malgré tout, il existe des points doctrinaux communs :

  • La question du califat, la révolte contre l’injustice : ils prônent l’obligation pour les croyants de proclamer illégitime et déchu l’Imam (ou le calife) qui est sorti de la voie droite.
  • L’égalitarisme social : tout croyant, moralement et religieusement irréprochable, est déclaré capable d’être élevé par le vœu de la communauté à la direction des musulmans, même s’il est un esclave noir : la révolte des Zanj (esclaves noirs) qui éclata plus tard dans le Bas-Irak (869-883) fut d’ailleurs menée par un khârijite (‘Alî b. Muhammad) pour se rebeller contre leurs conditions de vie abominables et revendiquant une société plus égalitaire. Les khârijites sont connus pour avoir intégré de nombreux mawâlî dans leur rang. L’égalité entre musulmans arabes et non-arabes fut poussée à son extrême par Yazîd b. Abî Anîsa (fondateur des Yazîdiyya) qui a affirmé que Dieu révélera un nouveau Coran à un Prophète d’entre les Persans, instaurant la religion des Sâbi’ûn, mentionnés dans le Coran. Les khârijites quiétistes ont été également  tolérants avec les juifs et les chrétiens : certains ont affirmé que ceux qui prononceraient la shahâda avec la modification : « Il n’y a de dieu que Dieu et Muhammad est l’Envoyé de Dieu aux Arabes, et non pas à nous ! » étaient considérés comme les égaux des musulmans.
  • L’importance des actes pour justifier la foi : la foi ne suffit pas à accéder au salut. Les khârijites poussent ce principe au point de refuser le titre de musulman à quiconque ayant commis un péché capital et à le traiter de mécréant (kâfir) ou d’associationnistes (mushrikûn). La différence entre les groupes khârijites est la manière dont le pécheur est condamné : les quiétistes se contentaient d’une excommunication symbolique et morale mais les activistes revendiquaient le droit de prendre leurs biens ou de les tuer en pratiquant le meurtre religieux (isti’râd).

En raison de leur obligation de se révolter contre le souverain injuste, les khârijites furent les principaux ennemis des Omeyyades et déclenchèrent de nombreuses rébellions sporadiques et ponctuelles de l’Iran actuel jusqu’au Maghreb. Ils attirèrent donc les déçus des Omeyyades, notamment les mawâlî non-Arabes (persans, berbères…) considérés comme des musulmans de seconde zone soumis à des impôts plus importants que les Arabes musulmans.

Le chef le plus éminent des khârijites sous les premiers Omeyyades fut Abû Bilâl (Mirdâs b. Udayya al-Tamîmî) (m. 681) qui se révolta à Basra à la fin des années 680. C’est à sa mort que la communauté khârijite commence à se diviser en plusieurs sous-branches, notamment lors de nouvelles explosions de violence qui émergent entre 683 et 685, dates clés de la division doctrinale du khârijisme.

2.1. Les groupes ibadites quiétistes
  • Le sufrisme

Les sufrites émergent à partir de 683-4 à Basra. Plusieurs noms de fondateur ont été retenus par la tradition (‘Abd Allâh b. al-Asfar, ‘Abd Allâh b. al-Saffar al-Sa’dî al-Tamîmî, Ziyâd b. al-Asfar) mais ce personnage est sûrement imaginaire. En réalité, le nom de sufriyya proviendrait de l’aspect sufr al-wujuh, visage jaune, des premiers adeptes khârijites résultant de leurs dévotions ascétiques continuelles. Abû Bilâl est présenté comme le guide des sufrites. Ils furent qualifiés de modérés et quiétistes : ceux qui restèrent assis (qa’ad, qa’ada).

Après la mort d’Abû Bilâl en 680, c’est ‘Imrân b. Hittân qui devint le guide des sufrites, persécuté et chassé en 694 par le gouverneur omeyyade d’Irak, al-Hajjâj. Certains sufrites ont cependant rompu avec l’idée du quiétisme puisqu’ils se révoltèrent en 695 avec Sâlih b. Musarrih al-Tamîmî, révolte poursuivie ensuite par Shabîb b. Yazîd al-Shaybânî en 696-7. Ce dernier mena ses troupes de Mârdîn et Nisîbîn (Turquie actuelle) jusqu’à Kûfa pour dévaster la ville. Ce nouveau groupe de rebelle est connu pour avoir été partisan de l’accession à l’imamat des femmes : respectant ainsi le principe fondamental du khârijisme : accède à l’autorité tout musulman ou toute musulmane capable de guider la communauté. Ils furent sévèrement réprimés vers 699 par al-Hajjâj. Par la suite, ils se retranchèrent alors dans la Mésopotamie du Nord où de nombreuses autres révoltes éclatèrent entre 700 et 750 toujours contre les Omeyyades.

Idéologiquement, les sufrites étaient fortement attachés à la mémoire des premiers khârijites et estimaient que les autres branches avaient trahis les pieux ancêtres. Pourtant ils ne participèrent pas vraiment aux débats théologiques. A l’origine, sufriyya était un mot générique pour désigner tous les khârijites, les hérésiographes ont donc tendance à voir les sufrites comme le groupe générique englobant les différentes sous-branches.

  • L’ibadisme

Abû Bilâl est aussi cité par la tradition ibadite comme le précurseur de l’ibadisme (présent aujourd’hui encore dans le sultanat d’Oman). En 684-5, ‘Abd Allâh b. Ibâd devint après la mort d’Abû Bilâl le nouveau chef des Ibadites. Ce premier groupe est comme le sufrisme qualifié par son quiétisme (qu’ûd) notamment par leur rejet du meurtre religieux (isti’râd). Ils sont qualifiés ainsi aussi parce qu’ils refusèrent de se mêler aux combats dans le Hijâz contre les Zubayrides (révoltés contre les Omeyyades à La Mecque et Médine entre 684 et 692). Ibn Ibâd refusa ce raid : ainsi commence une première époque dans l’histoire ibadite appelée l’époque du kitmân (dissimulation, secret) où ils exclurent la possibilité de l’existence d’un imamat politique, mais seulement d’un imamat d’ordre spirituel. Ce quiétisme d’Ibn Ibâd fut peut-être causé par l’espoir d’une entente avec le nouveau calife omeyyade ‘Abd al-Malik (685-705) qui ont échangé plusieurs missives. Ibn Ibâd fut aussi l’auteur de plusieurs écrits polémiques (munâzarât) contre les khârijites extrémistes, en particulier les Azraqites.

D’un point de vue théologique, les ibadites :

  • Refusèrent le titre de kuffâr (mécréants) pour qualifier les musulmans non-khârijites (qualifiés ainsi par les Azraqites) : ils sont qualifiés par les ibadites de mushrikûn (associationnistes).
  • Rejetèrent le meurtre pour des raisons religieuses (isti’râd) des personnes jugées de mécréantes (kuffâr). Il était aussi interdit de s’emparer de leurs biens, sauf de leurs armes.
  • Autorisèrent le mariage avec les non-ibadites.
  • Estimèrent que l’existence d’un imamat n’était pas indispensable contrairement aux premiers khârijites (appelés les muhakkima). Il s’agit de respecter l’état du kitmân : le secret, la dissimulation de la foi ibadite auprès de ceux qui ne peuvent pas la comprendre.

On a également relevé une affinité étroite entre le dogme ibadite et celui des mutazilites. Malheureusement, les sources ne sont pas suffisantes pour établir de façon certaine le processus historique d’influence.

2.2. Les groupes khârijites activistes
  • Les Najadites

Les khârijites du Hijâz profitèrent grandement du désordre causé par le contre-califat créé par le rebelle ‘Abd Allâh b. al-Zubayr dès 684 jusqu’en 692 qui occupa les Lieux Saints de La Mecque et Médine. Dès 680, au moment du meurtre d’al-Husayn, le khârijite Naja b. ‘Âmir al-Hanafî al-Harûrî se révolta. Ses partisans se répandirent surtout dans la Yamâna (est de la péninsule Arabique) et le Bahrayn.

Les Najadites étaient partisans de :

  • L’ijtihâd al-ra’y (effort d’interprétation par l’avis personnel).
  • La justification de l’erreur commise par ignorance de la loi (à l’exception des préceptes obligatoires).
  • La qualification de munâfiq (hypocrites) pour désigner ceux qui tardaient à les rejoindre dans leurs territoires : en effet, les khârijites activistes ont élaboré le concept du Dâr al-Hijra (territoire de l’émigration), territoire en leur possession contre les Omeyyades que leurs partisans devaient rejoindre.
  • L’excommunication (takfîr) de ceux qui déclaraient illicite de verser le sang des dhimmî et de faire main basse sur leurs biens.
  • L’assertion qu’on ne sait pas si Dieu punira éternellement les croyants pour leurs fautes.
  • Le petit pécheur qui persiste dans sa faute est qualifié de mushrik (associationniste) et le gros pécheur qui se repent est qualifié de musulman.
  • La permission de la taqiyya en paroles et en actes.
  • Le monde n’a pas besoin d’imâm, il lui suffit d’être bien administré.

Jusque-là, leurs positions sont assez proches de celles des Ibadites, mais puisqu’ils rejetaient le quiétisme, ils divergèrent sur les points suivants :

  • Le quiétisme (qu’ûd) est permis, mais le jihâd est préférable.
  • L’excommunication (takfîr) de ceux qui déclaraient illicite le quiétisme khârijite.
  • Pour certains : la permission de verser le sang des quiétistes et de faire main basse sur leurs biens.
  • Les Azraqites

Nâfi’ b. al-Azraq se sépara finalement des Najadites en raison de désaccords concernant le sort à réserver aux quiétistes khârijites qui ne rejoignaient pas le Dâr al-Hijra qu’ils qualifiaient aussi de mécréants (kuffâr), au même titre que les non-Khârijites. Ils s’opposaient aussi aux Najadites et à tous les autres groupes khârijites car ils refusaient la taqiyya.

Nâfi’ créa alors le mouvement khârijite le plus radical : ses disciples émigrèrent au Khuzestan (sud-ouest de l’Iran). Avec son acolyte Qatarî b. al-Fujâ’a (m. 699-700), ils créent un anti-califat dans la province du Fars (sud de l’Iran). Leur territoire était considéré comme un Dâr al-Hijra (territoire de l’émigration) qu’ils opposaient au Dâr al-Kufr (territoire de la mécréance) (englobant autant les territoires de l’empire omeyyade que les territoires non-musulmans). L’idée était de rassembler dans un lieu de pureté tous les khârijites et de considérer les autres musulmans comme mécréants (kuffâr) car collaborant avec un pouvoir impie (les Omeyyades). Ils exigeaient des néophytes d’égorger un adversaire prisonnier pour montrer leur sincérité pour entrer dans le groupe, et autorisaient ainsi le meurtre religieux (femmes, enfants, etc.). Ce n’est qu’en 699 que les gouverneurs omeyyades d’Irak comme al-Hajjâj b. Yûsuf parvinrent à mettre fin à ces rébellions dans l’espace irakien.

3. Les autres partis d’opposition aux Omeyyades « ni chiites, ni khârijites »

Outre les agitations chiites et khârijites, les Omeyyades eurent aussi à subir des agitations dont le but était toujours de contester la légitimité de leur pouvoir.

3.1. Le qadarisme

Dès le début du VIIIe siècle, les qadarites furent les premiers à accepter la liberté de choix de l’Homme. Ils s’opposaient alors aux jabrites (jabr, contrainte) qui soutenaient l’idée que l’Homme était déterminé dans tous ses actes par la toute-puissance divine et qu’il n’était qu’un automate conscient. En plus d’être une école théologique, la qadariyya était un mouvement politique. L’un des représentants du qadarisme était Ma’bad al-Juhanî qui participa en 702 à la révolte d’Ibn al-Ash’ath (m. 704) contre le calife ‘Abd al-Malik (685-705). Le deuxième grand représentant du qadarisme est Ghaylân al-Dimashqî qui en 733 est exécuté à Damas par le calife Hishâm (724-743) pour avoir proclamé et enseigné en public ses positions qadarites. Alors que tous les califes omeyyades ont réprimé le qadarisme, c’est finalement Yazîd III (744) qui autorisa et revendiqua le dogme de la liberté humaine mais il mourut rapidement. Les qadarites utilisaient leur doctrine de la liberté de l’Homme pour justifier leur droit à choisir un souverain légitime contre les Omeyyades qu’ils jugeaient impie. Les Omeyyades accusèrent les qadarites de s’opposer à Dieu car ils estimaient que leur pouvoir était une propriété (mulk) qui leur avait été accordée par Dieu lui-même, cette monarchie de droit divin était le seul moyen pour les Omeyyades d’asseoir leur légitimité n’ayant aucun lien de sang avec Muhammad pour justifier leur succession.

3.2. Le murjisme et le jahmisme

Pour s’opposer aux positions des khârijites sur le fait qu’un croyant ne sera jugé que sur ses actes et non sa seule foi et rejeter tout takfirisme, les murjites émergèrent également dans la première moitié du VIIIe siècle. La dénomination de ce courant vient de l’irjâ’ qui signifie le fait de différer ou d’ajourner le jugement, rappelant le concept grec de l’époché. Puisque seul Dieu peut juger, il devient impossible de juger les musulman(e)s sur leurs actes religieux. Ils s’opposèrent ainsi aux khârijites et mutazilites partisans de la menace (wa’îd) des peines perpétuelles de l’Enfer. Les murjites rejetèrent le châtiment inconditionnel du pécheur musulman non repenti dans l’autre monde, Dieu pouvant décider de châtier ou de pardonner, choix que les êtres humains ne peuvent connaître à l’avance.

On estime qu’un proto-murjisme se développa sous l’égide d’al-Hasan b. Muhammad b. al-Hanafiyya (m. 718) (petit-fils de ‘Alî) anti-qadarite qui rédigea un traité sur la irjâ’, suspendant ainsi son jugement sur ceux qui participèrent aux schismes de l’islam : ‘Uthmân, ‘Alî et Ibn al-Zubayr. Comme tous les autres mouvements cités précédemment, les murjites participèrent activement à la lutte contre les Omeyyades, toujours dans l’est de l’empire : notamment dans le Khurâsân et en Transoxiane sous la direction d’al-Hârith b. Surayj (m. 746) qui se révolte en 734 avec l’appui des Turcs de Transoxiane.

Le secrétaire et théologien de ce dernier, Jahm b. Safwân (m. 745) est associé au jahmisme : il s’agit d’un murjisme extrême qui veut que la foi consiste uniquement dans la connaissance du cœur, partisan d’un déterminisme universel et radical. Les jahmites sont allés au-delà des propositions murjites en estimant que puisque l’on ne pourra jamais juger les fautes d’un croyant et que l’Homme est prédéterminé, ainsi la foi est plus importante que les actes.

Plus tard, à l’époque abbasside, les hanbalites (partisan d’un littéralisme extrême : l’atharisme) réfutèrent les thèses murjites et jahmites notamment à cause du fait que ces derniers refusaient de qualifier Dieu par ses attributs. Les jahmites niaient l’existence en Lui d’une pluralité d’attributs pour respecter une unicité pure. Pour ces derniers, les attributs risqueraient de mener à de l’anthropomorphisme si on les prenait au pied de la lettre. Ils niaient donc toute possibilité d’accorder à Dieu des qualifications qu’Il pourrait partager avec ses créatures : leur position était ainsi celle d’une transcendance absolue de Dieu, d’une impossibilité à Le qualifier et d’une absence totale d’immanence. Ainsi, l’impossibilité de donner à Dieu le nom de « parlant » a pu amener les jahmites à considérer le Coran comme une production engendrée dans le temps et appelée un jour à disparaître, rappelant ainsi la doctrine du Coran créé des mutazilites.

D’autres thèses leur sont attribuées : ils niaient l’éternité du Paradis et de l’Enfer (contre les mutazilites et les khârijites), refusaient toute confiance à des hadiths tenus pour authentiques, et préconisaient la révolte contre des souverains injustes.

Cependant, notons qu’étant donné que les thèses murjites et jahmites ont été transmises par le biais des critiques hanbalites, il est fort probable que ces derniers aient voulu a posteriori ériger ce courant comme le condensé de l’opposition au credo sunnite traditionnaliste du IXe siècle, les transformant en adversaires de la Loi révélée et de l’État.

3.3. Le mutazilisme

C’est sur la fin de l’époque omeyyade que l’hérésiographie fait apparaître le mutazilisme avec son plus grand représentant Wâsil b. ‘Atâ’ (m. vers 750). Il vécut à Basra et suivit l’enseignement d’al-Hasan al-Basrî (m. vers 730) avec lequel il rompit sur la condition légale du musulman coupable d’une faute grave, qu’il se refusait à considérer comme un croyant. C’est cette rupture qui aurait donné le nom de mu’tazila, ceux qui ont rompu. Wâsil aurait à Basra rencontré Ma’bad al-Juhanî à qui il a pu emprunter l’idée du libre arbitre chère au mutazilisme et Jahm b. Safwân à qui il a pu emprunter l’idée de la négation des attributs divins. Wâsil a sans doute aussi emprunté aux khârijites l’idée de l’éternité des peines de l’Enfer pour tout musulman coupable d’une faute grave.

Précisons simplement que le mutazilisme est très proche du qadarisme sur la question de la liberté à la seule différence que les qadarites estimaient que l’Homme n’était capable que de créer ses actes mauvais et que les actes bons étaient créés par Dieu ; tandis que les mutazilites estimaient que l’Homme crée autant ses actes bons et mauvais.

Les mutazilites se sont aussi opposés aux khârijites jugés trop extrêmes sur la question du jugement des pécheurs : ils refusaient le takfirisme, l’excommunication de ceux qui commettaient des péchés graves : de là est venue le principe de la demeure intermédiaire, manzila bayn manzilatayn. Alors que des fautes légères n’entraînent pas l’exclusion du cercle des croyants, les fautes graves placent le pécheur entre l’état de musulman et celui de mécréant, mais qui sera condamné à l’Enfer s’il ne se repent pas.

Les principes du mutazilisme firent leur apparition vers 750 comme un syncrétisme des dogmes qadarites (le principe de la justice divine, ‘adl, et donc de la liberté humaine), jahmites (le principe de l’unicité divine absolue, tawhîd, et donc de la négation des attributs divins) et khârijites (le principe de l’éternité du Paradis et de l’Enfer, al-wa’d wa l-wa’îd, et de l’intervention dans les affaires publiques contre l’injustice, al-amr bi l-ma’rûf wa l-nahiyy al-munkar).

Enfin le mutazilisme est l’un des rares mouvements théologiques à être apparus en dehors d’une opposition politique, mais essentiellement théologique. Ils revendiquaient le fait de se retirer (signification du terme i’tizâl) des luttes politiques entre les pro- et les anti-Omeyyades. Selon Henri Laoust, il est donc difficile de voir dans le mutazilisme un mouvement anti-omeyyade favorable aux Abbassides voire aux chiites.

Wâsil estimait que l’un des deux partis de la fitna qui éclata lors de la bataille du Chameau de 656 avait commis une faute grave, mais se refusait par neutralité à le désigner. Son successeur ‘Amr b. ‘Ubayd (m. 761) estimait même que les deux clans qui s’étaient affrontés avaient commis une faute grave. Le mutazilisme apparaît donc comme ce refus de s’engager dans les luttes politiques qui avaient ensanglanté la communauté musulmane.

Conclusion

En 750, les Omeyyades sont finalement destitués par les Abbassides, dont l’ancêtre éponyme, al-‘Abbâs, était le deuxième oncle du Prophète : de nouveau, l’idée que le calife doit faire partie de la famille proche du Prophète resurgit. Cependant, les Abbassides ne furent en aucun cas des soutiens aux chiites partisans de cette idée, ni même des khârijites qui aidèrent à lutter contre les Omeyyades. Les Abbassides amorcèrent une nouvelle période qui vit l’émergence d’un nouveau courant théologique en réaction au pluralisme de l’époque : le sunnisme qui devint la doctrine officielle du pouvoir en place. En effet, puisque les Omeyyades avaient dû faire face à de multiples discours théologiques anti-omeyyades sans pouvoir créer leur propre théologie officielle, il s’avérait essentiel pour les Abbassides de fonder leur légitimité sur une nouvelle théologie, sur un contre-discours dans une volonté d’homogénéisation afin de lutter contre la variété des discours théologiques et politiques déjà en place.

Quelles conséquences tirer aujourd’hui de cette méditation sur le passé et ce pluralisme ?

Les différents avis théologiques présentés ci-dessus se sont concentrés sur cinq questions principales :

  • L’unicité divine (tawhîd) et les attributs divins / Comment conserver dans notre discours sur Dieu l’unicité divine ? : jahmites/mutazilites (négation des attributs divins) VS atharites (littéralisme, attributs distincts de l’essence).
  • La toute-puissance et la justice divine (‘adl) / Dieu est-il intégralement tout-puissant au point d’anéantir toute créativité en l’Homme et donc toute liberté ou est-il certes tout-puissant mais aussi suffisamment sage pour laisser à l’Homme la capacité à être libre ? : mutazilites/qadarites (insistent sur la justice divine = liberté humaine = responsabilité des actes) VS murjites/jahmites/jabrites (toute-puissance = prédestination de l’Homme = seule la foi compte et non les actes).
  • L’éternité (ou non) de l’Enfer et du Paradis (al-wa’d wa l-wa’îd) / La condamnation à l’Enfer et la récompense du Paradis sont-elles éternelles ou Dieu ne peut-il pas décider de mettre fin au châtiment ou arbitrairement de soumettre au châtiment malgré les bonnes actions ? : mutazilites/khârijites (éternité) / murjites/jahmites (impossible de savoir).
  • Le jugement des musulman(e)s coupables de fautes graves / Comment qualifier et juger un(e) musulman(e) qui commet un péché grave ? : khârijites (takfirisme) VS mutazilites (demeure intermédiaire) VS murjites/jahmites (suspension du jugement).
  • L’action politique (amr bi l-ma’rûf wa l-nahiyy al-munkar) / Comment agir dans l’espace public et face aux souverains ? : ibadites/sufrites/chiites (neutralité, quiétisme) VS azraqites/najadites/jahmites/murjites (activisme) ; cas à part du mutazilisme : en théorie, nécessité de se révolter contre le souverain injuste, mais dans les faits : neutralité politique par rapport aux luttes entre pro- et anti-Omeyyades.

Nous l’avons vu au début de ce compte-rendu qu’il était nécessaire d’accepter le pluralisme en islam mais indispensable dans le même temps de ne pas tomber dans le relativisme et l’acceptation de toutes les positions religieuses au nom de cette diversité. Le critère proposé par Soulaymane Bachir Diagne est intéressant : il s’agit de disqualifier toute position qui est intolérante et se déclare exclusive des autres propositions, cherchant ainsi à homogénéiser l’islam.

Regardons de plus près les cinq questions posées précédemment qui divisèrent les premiers courants de l’islam. La question de l’unicité divine, de la toute-puissance et de la justice divine, ou encore de l’éternité de l’Enfer et du Paradis sont davantage des débats spéculatifs sur la définition de Dieu ou d’autres concepts comme l’Enfer et le Paradis. Elles portent sur des questions philosophiques sur le sens de l’existence de l’Homme sur terre et de sa liberté à agir (ou non). Ces questions sont très larges et impossibles à trancher, les réponses à ces questions sont des réponses individuelles, intimes que l’on peut partager mais non imposer puisqu’elles concernent essentiellement le lien qu’entretient l’individu à Dieu.

En revanche les deux dernières questions (le jugement du coupable de fautes graves et l’intervention dans les affaires publiques) impliquent les relations entre les musulmans, et de manière générale entre les êtres humains. Elles sont donc plus sensibles quant à la question de la diversité et doivent être traitées avec une plus grande prudence encore. Elles portent toutes les deux sur la manière dont les croyants se jugent entre eux quant à leur vie spirituelle et leur vie dans la cité. Nos propositions de réponses doivent être capables de s’adapter à notre temps : celui de la liberté individuelle et de conscience dans sa pratique cultuelle mais de la responsabilité de ses actes dans la vie publique.

Reprenons d’abord la question du jugement des croyants coupables de « fautes graves » : les khârijites et les mutazilites se rejoignent sur le fait que la foi doit s’accompagner des œuvres pour être justifiée (contrairement à l’avis des murjites et surtout des jahmites pour qui seule la foi compte). Alors que les khârijites ont eu tendance (de manière plus ou moins violente en fonction de sous-branches) à faire œuvre de takfirisme (excommunication, rejet du musulman jugé pécheur), les mutazilites ont essayé de trouver une position intermédiaire pour éviter d’une part l’intolérance et d’autre part le relativisme et l’absence de responsabilité dans ses actes : ainsi pour les premiers mutazilites, le musulman coupable de faute grave ne peut pas être exclu de la communauté et être qualifié de mécréant (kâfir) ; mais il ne peut plus non plus être qualifié de mu’min (croyant) sauf s’il se repent. Al-Ash’arî (874-936) a d’ailleurs largement critiqué les mutazilites en les accusant d’être des « khârijites efféminés » car il y avait une contradiction selon lui entre le fait de condamner le pécheur à l’Enfer éternel et de ne pas être capable ici-bas de le traiter de mécréant (kâfir). C’est pourquoi il a existé des mutazilites à tendance murjite qui estimaient que le châtiment de l’Enfer pouvait ne pas être éternel mais se solder par la miséricorde divine.

La question qui semble prioritaire par rapport à cette position est la suivante : quelles sont ces « fautes graves » ? Et par la même occasion : qu’est-ce qu’une « faute légère » ? Comment définir ces fautes, ces péchés aujourd’hui ? En découlent une série de questions qu’il est nécessaire de se poser :

  • Est-ce qu’un musulman qui aujourd’hui ne respecte pas les cinq piliers de l’islam peut-il être accusé de commettre une faute grave ?
  • Peut-on baser notre critère pour qualifier les fautes des musulmans sur l’accomplissement (ou non) des actes rituels ou encore des actes sociaux définis par le fiqh musulman ?
  • La notion de faute a-t-elle sa place dans l’islam car elle rappelle celle de la recherche du salut, or l’islam est-elle une religion du salut ou de l’accomplissement de l’être humain ?
  • Ne faut-il pas aujourd’hui, justement pour garantir le pluralisme et la liberté, s’interdire de juger la pratique des musulman(e)s et leurs choix spirituels ?
  • Pour autant : peut-on s’abstenir totalement de juger au risque de déresponsabiliser les actes des musulman(e)s ? Qu’entendre par les actes qui justifieraient la foi ? Sont-ce forcément des actes religieux ?
  • Ne faut-il pas alors baser ce jugement non plus sur les actes religieux (qu’ils concernent le culte ou les relations sociales) mais sur leur respect d’un certain nombre de valeurs humanistes (respect de la dignité humaine, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de la vie humaine comme de la vie animale…) ?
  • De même, la question du repentir est à éclaircir : ce repentir ne se suffit-il que d’une parole ou doit-il s’accompagner d’actes concrets et effectifs pour réparer cette erreur ?
  • Et dernière question : si nous définissons ces fautes comme celles qui contreviennent aux valeurs humanistes, ce jugement ne doit-il pas être seulement moral et non plus légal puisque nos lois profanes actuelles peuvent se charger désormais de punir toute personne coupable de ne pas respecter ces valeurs ? A ce moment-là, le jugement moral est-il encore nécessaire ?

La question de l’intervention des musulmans dans les affaires publiques pour l’application de la Loi et la lutte contre l’impiété : rappelons que le contexte de l’élaboration de ce principe à la fois khârijite et mutazilite est lié au rejet de la politique omeyyade (surtout par les khârijites car dans les faits les mutazilites n’ont pas vraiment appliqué ce principe) puis à un contexte califal où les normes sociales et cultuelles étaient définies par un droit inspiré du Coran et de la Sunna.

Le contexte a changé, ce principe doit donc être compris aujourd’hui totalement différemment : nous vivons en France en démocratie et dans un pays laïc : il est donc inconcevable de vouloir remplacer nos lois profanes par des lois religieuses islamiques sous prétexte de faire respecter l’application de la Loi. Cela irait justement à l’encontre du pluralisme et de l’esprit de tolérance dont parle Souleymane Bachir Diagne et qui est notre critère principal. De même, il ne s’agit surtout pas d’imiter les pratiques présentes sous les différents califats (et encore aujourd’hui dans certains États musulmans) de la police des mœurs du muhtasib qui avait le droit de punir les actions jugées non conformes à l’islam (notamment en lien avec la pudeur, la consommation d’alcool, de porc…).

Reste encore l’héritage politique du khârijisme : celui de revendiquer une égalité politique entre tous et lutter contre l’injustice sociale et les discriminations. Ces principes sont largement en accord avec ceux de notre République française. Il s’agit donc d’agir dans l’espace public non en tant que musulman mais en tant que citoyen pour combattre l’injustice sociale et faire primer nos valeurs : la liberté, l’égalité et la fraternité. Oui pour agir en société mais pas en tant que musulman(e) et représentant d’une communauté mais en tant que citoyen(ne) et humaniste cherchant à faire régner des règles de bienséance, de courtoisie spirituelle, de respect et de fraternité avec autrui, en nous inspirant par exemple des valeurs de l’adâb.

Il n’est ici plus question de s’engager dans l’espace public pour juger et condamner la pratique des musulman(e)s, mais de renvoyer la religion à son aspect intime et personnel où aucune autorité religieuse ou autre individu musulman n’a le droit de juger la vie spirituelle de son coreligionnaire mais où chacun(e) a en revanche le devoir de lutter contre tout acte venant d’un individu, musulman ou nonn qui ne respecte pas les principes humanistes (tolérance, liberté, éducation, respect de la Vie, etc.).

Nous tenterons de proposer des éléments de réponses à ces questions au prochain atelier de lecture qui aura lieu le 17 juin prochain.

Bibliographie utilisée

GILLIOT Claude, « Chapitre XI – La représentation arabo-musulmane des premières fractures religieuses et politiques (Ier-IVe/VIIe-Xe siècles) et la théologie », BIANQUIS Thierry et al. (dir.), Les débuts du monde musulman, VIIe-Xe siècle. De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, PUF, 2012, p. 137-160.

LAOUST Henri, Les Schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1965.