Comme chaque année nous avons fêté dimanche 11 août dernier, l’ʿAïd al-aḍḥā « la fête du sacrifice ». Cette fête, est avec celle qui clôture le mois de jeûne de ramadan, l’ʿAïd al-fitr « la fête du ”manger” », l’une des fêtes majeures de l’islam. Comme chacun sait, les croyants sacrifient un mouton en mémoire de la geste d’Abraham telle que rapportée dans les récits biblique et coranique. Dans cette geste, Abraham était sur le point d’égorger son fils pour honorer Dieu. Mais un ange vint lui livrer un mouton pour le substituer au fils promis en holocauste. Ainsi, chaque année, un nombre important de musulmans commémore cet épisode de la prophétie, dont le principal enseignement pour la plupart d’entre eux, relève de l’obéissance absolue d’Abraham envers son Seigneur….Et pourtant, une relecture du récit coranique invite à une compréhension plus nuancée du texte, et donc, déduit une sagesse différente de celle généralement admise.
Le songe d’Abraham dans le Coran
L’épisode du songe nous est relaté dans la sourate al-Sāfāt/En rangs (XXXVII, 102-106). Abraham dit à son fils qu’il s’est vu en songe pendant le sommeil égorger son fils. Puis il demande à son fils « fa anẓor māḏa ṭarā », littéralement, « regarde ce que tu vois » (XXXVII, 102). Son fils répond à son père : « ô mon père, fais ce qu’il t’es ordonné, tu me trouveras, si Dieu le veut, parmi les patients » (même verset). Il y a une économie de l’échange entre Abraham et son fils. Abraham ne donne pas un sens définitif immédiatement à sa vision. Il consulte son fils pour connaître son avis. Tous les deux échangent. Tous deux, très pieux et dévoués à leur Seigneur, ne peuvent pas imaginer un instant que ce songe ait une autre source que Dieu. Et pourtant, à aucun moment le texte coranique (contrairement aux textes néo et vétérotestamentaires) ne dit que Dieu ordonne à Abraham quoi que ce soit. Ce que dit effectivement le Coran, c’est qu’il s’agit bien d’une épreuve. Mais le songe provient-il de Dieu, est-ce le reflet d’un état d’âme propre à Abraham ; est-ce un wiswās (murmure) de Satan pour mettre sa foi au défi ? Le Coran ne dit rien là-dessus. Par contre, le texte dit bien, s’adressant au prophète : « tu as avéré la vision » (verset 105), puis « ce n’était là qu’épreuve d’élucidation » (verset 106) ; avant de conclure la séquence ainsi : « Nous le rachetâmes (fadaynāhu biḏabḥin ‘aẓīm) contre une prestigieuse victime » (verset 107). Ce dernier verset est sans doute celui qui nous dit le plus de choses. Dieu, juste et parfait, reconnaît le dévouement d’Abraham et de son fils, cela ne veut pas dire qu’Il a voulu le sacrifice. Mais Il accepte l’interprétation donnée par Abraham et son fils. Toutefois, Il n’en accepte pas la conclusion, puisqu’Il « rachète » (fadaynāhu, de fidā’, ‘rachat’, ‘compensation’) le fils d’Abraham, car Dieu ne peut accepter l’infanticide même en Son honneur. Il valide le dévouement mais remplace Ismaël ou Isaac, par « une prestigieuse victime », soit un animal sans plus de précision dans le texte coranique.
Disons-le clairement, je ne crois pas que le sacrifice d’un mouton, comme cela est devenu de mise dans la tradition islamique, soit une injonction divine, un commandement, ni même une simple recommandation. Ceci pour une raison simple, je ne crois pas que Dieu ait demandé à Abraham de prouver son dévouement en sacrifiant son fils, car Dieu est parfait, Il est Le juste, Il ne peut commander le mal, l’inique ou l’accomplissement d’un acte cruel. Ceci conformément aux enseignements coraniques eux-mêmes. Les passages cités ci-dessous ne servent que d’exemples d’un enseignement plus global. Mais ils nous sont utiles car ils permettent la réflexion. Ainsi, « dis : “à qui appartient ce qui est aux cieux et sur la terre ?“ Dis : “à Dieu. Il S’assigne à Lui-même la raḥma“ » (VI, 12). Raḥma est un terme souvent traduit par miséricorde, ou clémence. Or ce mot dépasse ces termes. Sa racine trilitère est r-ḥ-m, raḥim, utérus ou plus justement, matrice. Or la matrice, c’est l’endroit du développement de la vie, le lieu de la chaleur, de la protection, de l’amour, aussi de la miséricorde et de la clémence, donc aussi du pardon. Dieu S’assigne à Lui-même la raḥma, or Dieu est Celui dont la raḥma dépasse toutes les autres (huwa arḥam al-rāḥimīn XII, 64).
Ainsi, Dieu Parfait et Juste, ne peut demander à un prophète le sacrifice du fils de ce dernier, de la façon que pharaon, ou n’importe quel autre despote tyrannique (un Néron par exemple selon une représentation de la culture populaire) pourrait le faire. Dieu sait ce qu’il y a dans les cœurs, le dévouement d’Abraham et de son fils Dieu les connaît car Il sait ce qu’il y a dans les poitrines, ce que nous disons et ce que nous gardons pour nous-mêmes. Dernier élément d’importance qui peut montrer que Dieu n’a pas ordonné d’infanticide, un autre passage coranique à visée eschatologique, dans la sourate LXXXI (Takwīr/Reploiement) aux versets 8 et 9 : « l’enterrée vivante interrogée : pour quelle faute on l’aura tuée ? ». Ce passage fait référence à une pratique arabe antéislamique condamnée par le Coran, qui consistait à enterrer vivantes des nouveaux nés filles comme offrandes. Dieu ne peut dénoncer une telle pratique, tout en l’ordonnant à Son tour. Dieu est Consistant et Sage.
Ainsi, dire que Dieu n’a pas demandé le sacrifice d’un enfant à Abraham ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé. Dieu dit bien qu’il s’agissait d’une « épreuve d’élucidation » (inna hāḍā lahuwa al-balā’ū al-mubīn, v. 106). Abraham et son fils ont bel et bien subi une épreuve, épreuve qu’ils ont passé avec succès, car elle a été l’occasion pour les éprouvés de déployer leur foi et de s’en remettre à Dieu de manière complètement confiante et apaisée. Car être croyant, c’est s’en remettre à Lui, croire en Sa bonté, Sa sagesse, Son amour. Et par voie de conséquence, ne pas avoir peur de ce qui advient, mais dire oui au monde, car il n’y a rien sans Lui. Peut-être qu’Abraham n’avait pas prévu que Dieu corrigerait la solution (radicale) à laquelle lui et son fils étaient arrivés ; mais sans doute qu’il n’a pas été étonné quand il fut « appelé » au dernier moment, et qu’un animal ait remplacé son fils. Abraham, en véritable modèle du croyant, avait une pleine confiance en Dieu. Ce que le Coran confirme en conclusion de la séquence : « Salut sur Abraham, ainsi récompensons-Nous les bel-agissants, entre tous Nos adorateurs, il était croyant » (v. 109-111). C’est la raison pour laquelle ce jour est jour de fête, non pas pour commémorer une soumission absolue d’Abraham. Mais pour célébrer le sens même du moi ‘foi’, un grand ‘oui’ au monde et à la vie, car après tout, qu’y a-t-il derrière le monde et la vie, si ce n’est Lui, l’Un, le Dieu unique.
Quelle conséquence pour aujourd’hui ?
Dans ce contexte, le sacrifice d’une bête est-il nécessaire ? Dans des époques anciennes, nul doute que cela avait son importance. Surtout que la règle veut qu’un tiers de l’animal soit consommé, et les deux tiers partagés, notamment avec les plus nécessiteux. Cette tradition de partage ne doit jamais être rompue. Toutefois, il ne nous est pas impossible de penser des formes alternatives de partage. On peut partager sa tablée, son argent, son temps etc. On peut aussi continuer à sacrifier des moutons, bien que cela soulève de nombreuses questions d’éthique et d’hygiène, surtout dans les pays musulmans. Car alors, l’aïd n’est plus occasion de fête et de célébration spirituelles, mais plutôt occasion de business pour les uns, d’endettement pour les autres. Sans parler des problèmes de consommation d’eau, problème qui traverse presque tout le monde musulman.
Enfin, comme déjà signalé plus haut, l’animal n’est pas clairement identifié dans le Coran car la formulation dit : « une prestigieuse victime ». C’est sans doute la raison pour laquelle le sacrifice d’un mouton ne relève pas de l’obligation absolue (farḍ), qu’elle soit collective (kifāya), ou individuelle (ʿayn). Les hanafites s’appuient sur le verset 2 de la sourate Kawṯar (Sourate CVIII) « ne prie que ton Seigneur, ne sacrifie qu’à Lui » pour classer le sacrifice de l’aïd dans la catégorie du wājib (obligation de moindre importance que le farḍ) pour ceux qui en ont les moyens. Les autres écoles rituelles considèrent le sacrifice d’une bête comme sunna mu’akkada, tradition fortement recommandée. Mais en somme, le cœur de l’aïd al-aḍḥā consiste dans la célébration de la justice et donc de la perfection divine, c’est là l’essentiel.
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