L’été 2016 sera marqué comme étant l’un des moments les plus durs, et sans doute l’un des plus honteux de l’histoire de la France contemporaine. Des maires du Sud-Est de la France ont émis des arrêtés pour interdire l’usage des « burkinis » par les femmes (musulmanes) sur les plages de leurs communes.
Le burkini, est un « maillot de bain » conçu en 2003 par Aheda Zanetti, une styliste australienne de confession musulmane. Le but étant de permettre aux femmes qui veulent respecter le code vestimentaire dit islamique de le faire tout en s’adonnant au plaisir de la baignade.
Il se compose généralement de trois pièces, un pantalon cintré jusqu’aux chevilles, un haut légèrement bouffant couvrant les bras jusqu’aux poignets, et descendant jusqu’aux genoux au moins. Enfin, un voile conçu en une pièce vient coiffer la tête de la baigneuse et lui couvre les cheveux, les oreilles le cou et la nuque. Le tout est fait en mélange de nylon et de polyester et permet à la combinaison (qui n’est pas sans rappeler celle des plongeurs) de sécher rapidement.
Le burkini…une bid’a ?
A l’époque de sa sortie dans le commerce, les traditionnalistes, conservateurs, et autres ultra orthodoxes musulmans avaient crié à l’innovation blâmable (bid’a). Ils estimaient qu’il s’agissait d’une corruption occidentale du « noble » code vestimentaire islamique. J’ai moi-même souvent entendu des railleries sur ce vêtement en Tunisie et dans d’autres pays musulmans, au début tout du moins. Car le succès de ce vêtement a fini par le normaliser auprès d’un nombre croissant de pratiquants, surtout dans les pays musulmans. A partir de là, son arrivée auprès des musulmans d’Europe et d’Occident n’était qu’une question de temps, d’autant plus que c’est un produit lui-même d’origine occidentale.
Le choix même de ce nom, « burkini », est une contraction de deux termes a priori antinomiques, burka et bikini. Je ne reviendrai pas sur l’horrible habit afghan, véritable prison ambulante et issue des traditions pachtounes qu’on appelle burka. Habit qui n’a aucune légitimité religieuse. Mais obligatoire sous les Talibans. Rien à voir avec la France donc. Et pourtant, les réactions de nombre de personnes, anonymes ou responsables politiques laissent pantois lorsqu’il s’agit du burkini, et non de la burka. Vêtement salafiste marque d’un obscurantisme pour certains ; moyen d’islamisation rampante des plus dangereux parmi les rigoristes… les visions négatives sur ces bouts de tissus sont légions en France.
Pourtant, le burkini est perçu par les musulmans, surtout les plus jeunes, comme une preuve de l’ingénuité des musulmans eux-mêmes justement. Partir d’un code vestimentaire plutôt rigide pour arriver à la création d’un maillot de bain qui respecte ce dit code. Les conservateurs, et à plus forte raison les ultra rigoristes (comme les salafistes toutes tendances confondues) rejettent catégoriquement ce vêtement et recommandent aux femmes de ne pas se rendre à la plage. Ou, pour être plus précis, de ne pas se baigner. Car l’eau colle les vêtements au corps, burkini ou non, ce qui a pour conséquence de dessiner les galbes du corps féminin. Cela doit être interdit à leurs yeux.
Ainsi, le burkini obtient l’approbation de toute une partie (assez importante) du monde musulman, qui y voit une modernisation d’un code vestimentaire ancien. Modernisation rejetée par une autre partie du monde musulman, des réformistes cette fois-ci, qui eux, voient un recul, une sorte de retour en arrière au nom de la tradition musulmane. Pour eux, le maillot de bain classique est suffisant car les musulmans doivent travailler sur leur regard et leur conception du rapport aux femmes. Ainsi, le burkini est rejeté par les conservateurs et les plus rigoristes, de même, il est rejeté par une partie des réformistes « durs ». Au milieu, les musulmans « lambdas » y voient plutôt une évolution positive qui allie code vestimentaire « canonique », et habit fonctionnel permettant de profiter du bonheur de se baigner.
Le mutazilisme et le code vestimentaire
Mais nous, dans tout ce maelstrom, que pouvons-nous bien en dire ? Par ce « nous », j’entends les héritiers des anciens « porteurs du savoir » (Hamalut ul ‘ilm) comme Wassil Ibn Ata, Ibrahim Al Nazzam, Al Jahiz, Abû-l-Hudhayl et autre Abû Hashim ? Nous, mutazilites de ce temps, dont les anciens avaient établis que le code vestimentaire était le même pour les hommes que pour les femmes, à considérer que cette considération ait encore du sens aujourd’hui. Puisque nous savons que la recommandation sur les habits revient essentiellement à la notion de pudeur.
En tant que mutazilites, nous ne considérons pas le voile comme un habit « islamique ». Il s’agit plutôt d’un habit « islamisé ». Le voile est une vieille tradition orientale (Grèce comprise, je vous recommande la lecture du dernier Monde des religions pour en savoir plus) qui a été récupéré par les religieux musulmans, puisque eux-mêmes orientaux à l’origine. Dans d’autres sociétés, africaines, asiatiques, voire européennes (le cas des Albanais ou des Bosniaques), cette partie de l’héritage a traditionnellement été accueillie avec plus ou moins de politesse mais pas de réel enthousiasme. Parce que ces sociétés avaient compris ce qu’était l’islam, et que le code vestimentaire n’était qu’un élément accessoire (de même que pour l’alimentation du reste).
Aujourd’hui, les pétrodollars ont envahi le monde musulman, et une lecture exclusiviste et rigoriste de l’islam (et arabocentrée), s’est répandue partout où des musulmans respirent. Mais les sociétés n’ont pas abdiqué pour autant. Cette vision rétrograde et arriérée de l’islam que l’on retrouve essentiellement dans le salafisme mais pas seulement, est maintenant de plus en plus controversée chez les musulmans, pour ne pas dire clairement combattue et rejetée.
L’ère actuelle, postmoderne, est marquée par la notion de mouvement. Mouvement physique, mouvement des idées et des modes, mouvement des identités. La montée des partis identitaires dans le monde, mais aussi religieux, qui jouent sur les mêmes ressorts ; est, à notre avis, le symptôme de cela. Nous sommes passé d’un âge où les appartenances linguistiques, culturelles, religieuses et politiques étaient claires, à un âge où tout se meut : aujourd’hui, vous pouvez être noir, bouddhiste, et allemand ; chose inimaginable moins d’un siècle plus tôt. Confronté au colonialisme, à l’implantation dans des sociétés sécularisées et traditionnellement chrétiennes (France, Grande-Bretagne…), les manifestations dites musulmanes ont pris une forte connotation identitaire.
Ainsi, devenu un enjeu identitaire important, le voile a été récupéré par une forme de prosélytisme politico-religieux. Le voile en lui-même n’est pas un outil de prosélytisme, mais un instrument que manipulent certains dont l’agenda est clairement politique. Cela ne veut pas dire que toutes les femmes qui portent le voile le font pour des raisons politiques. Pas du tout. Pour l’essentiel, les femmes qui le portent le font d’une manière sincère. Elles sont convaincues de respecter les ordonnancements divins et de ne faire de mal à personne. Ce qui est respectable. En tant que mutazilites, nous ne sommes pas d’accord avec ce point de vue d’un point de vue religieux, mais nous le respectons néanmoins. Le verset 59 de la sourate 33, Les Coalisés, dit « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes : sûr moyen d’être reconnues (pour des dames) et d’échapper à toute offense. Dieu est Tout indulgence, Miséricordieux* ». Autrement dit, et même en optant pour le point de vue selon lequel ce verset est une preuve décisive pour le port du voile (ce qu’il n’est pas), un élément décisif y est porté mais qui est très largement ignoré. C’est la partie que je souligne. « sûr moyen d’être reconnues (pour des dames) et d’échapper à toute offense ». Ainsi, même en adoptant le point de vue traditionnaliste sur le voile, le Coran lui-même explique que sa finalité (maqsoud) n’est pas le voile lui-même, mais le fait de protéger les femmes qui le portent. Question : aujourd’hui en Occident, les femmes qui portent le voile ou le burkini, échappent-elles « à toute offense », ou au contraire, le voile et le burkini, n’est-il pas justement la cause pour laquelle elles sont offensées ? La réponse est évidente. La finalité du voile peut être respectée sans avoir recours au voile, ni au burkini.
France, laïcité, et postmodernité
Voilà pour l’aspect théologique. Maintenant pour l’aspect sociétal et politique. L’Occident, et la France en est un élément éminent, se dit l’espace des libertés. L’Occident est un espace de liberté. Clairement. Toutefois, c’est de la France qu’il s’agit ici. « Le pays des droits de l’homme » est aussi un pays dont l’histoire est marquée par une hostilité envers la religion de manière générale. Ce contexte est largement sous-estimé par nombre de musulmans français. Et un nombre conséquent de non musulmans français, voient dans toute manifestation religieuse un signe d’hostilité envers la France et ses valeurs. Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser aux propos de toute une classe de l’intelligentsia et des médias hexagonaux. Leur interprétation de la loi de la séparation de l’Église et de l’État relève de leur propre vision, mais pas de la loi. Aristide Briand, le rapporteur de cette loi en 1905 a défendu mordicus une conception ouverte et inclusive de la laïcité. La loi porte sur la séparation de l’Église et de l’État. Autrement dit, la religion (quelle qu’elle soit, chrétienne, musulmane, juive…) n’a pas son mot à dire sur le fonctionnement de l’État et sur les lois. L’État n’est donc pas un État athée, c’est un État qui ignore la religion, puisque celle-ci ne relève pas de ses prérogatives. Si ce n’est de permettre à tous les citoyens et les habitants du pays de pouvoir bénéficier de la liberté de conscience et de culte, garanties par la constitution. D’où le fait que l’État finance des aumôneries, dans l’armée, les hôpitaux, et en prison ; là où les personnes ne sont pas libres de leurs mouvements. La liberté de culte doit être garantie partout selon la constitution.
Ainsi la neutralité religieuse est imposée à l’État, voire à ses fonctionnaires, mais pas aux usagers des services publiques, ni même aux espaces publiques. Imposer une interdiction d’un habit religieux, ou d’une manifestation religieuse, impliquerait pour obligation à l’État de définir ce qu’est un habit ou une manifestation dite religieuse. Autrement dit, il faudrait que l’État s’intéresse à la religion, et qu’il légifère sur ce qu’est la religion, les habits religieux, ou quoique ce soit qui ait à voir avec la religion. Ainsi, les plus hostiles à l’égard de la religion sont ceux, en dernière analyse, qui menace la laïcité française.
Dans les livres extraordinaires de Frank Herbert, le fameux cycle de Dune, un proverbe zensoufi dit « arrachez vos questions du terreau où elles ont germé, vous verrez pendre les racines : d’autres questions ». C’est à cette superbe citation mystique que nous renvoie le débat du burkini. Car ce vêtement soulève des questions des musulman(e)s aux non musulman(e)s et vice-versa ; mais aussi aux Français dans leur ensemble, quelle société veulent-ils avoir ? Aux musulman(e)s eux-mêmes sur le thème de savoir qu’est-ce que votre religion au juste ? Est-elle un code de comportement et d’application littéraliste, ou y’a-t-il une, voire des finalités ? L’islam a-t-il un sens, si oui, le respecte-t-on en privilégiant la lettre à l’esprit ? Enfin, last but not least, est-il légitime de parler des attentats subis par ce pays quand on évoque les questions liées à la religion musulmane ? N’est-ce pas faire endosser à l’islam dans son ensemble, de manière subreptice et vicieuse, une responsabilité, voire un parrainage factuel de l’islam vis-à-vis des actions violentes et meurtrières régulièrement condamnées par l’écrasante majorité des musulmans, salafistes quiétistes (majoritaires chez les salafistes), compris ?
In fine, le burkini révèle une véritable débandade dans le projet politique français. Les politiques se sont engouffrés sur cette question parce qu’ils n’ont aucun projet politique, au sens noble, pour la France. Et pour cause. Un véritable projet politique pour la France aujourd’hui, à l’ère postmoderne, ne peut se restreindre à la France, mais doit être, au bas mot, régional, donc européen. La France seule aujourd’hui est vouée à la marginalisation et au dépérissement, seul un avenir commun avec nos voisins les plus proches peut être porteur de promesses. Mais enfermés dans des problématiques imposées par l’extrême droite et autres identitaires en conflit avec la postmodernité, le projet politique européen est en train d’être sacrifié sous nos yeux. Les petits égos nationalistes et arriérés s’épanouissent, et aucun homme ou femme politique des grands partis politiques, n’a le courage de dire ces choses là au peuple. Du coup, on joue au prestidigitateur en pointant du doigt autre chose, un manifestation non pas de la religion, non pas de l’islam, mais de la postmodernité, de manière à ce que le peuple ne regarde pas là où il faudrait.
Le burkini… c’est l’histoire de la débandade de la politique (peut-être aussi d’une partie de la société) française…
* Essai de traduction du Coran, Jacques Berque
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