Et Dieu créa l’Homme… Par la simple phrase « Sois, et il fut ! », Il le créa. À partir d’une argile brute, tel un sculpteur, Il le façonna, harmonisa et affina sa forme. Il lui insuffla ensuite Son Esprit (al-rûh). Qu’est-ce que ce souffle divin ? Et s’Il était ce qui nous permettrait d’échapper à notre créateur ? Si nous avions en nous cette graine divine qui nous offre une infinité de possibilités pour prendre notre autonomie ? Et si ce souffle était notre outil pour renouveler la face de la terre ?

Une fois cette création de l’Homme terminée, Dieu décida une chose totalement farfelue au premier abord : Il nomma Adam son héritier, c’est-à-dire son successeur sur terre (khalîfa) (Coran, II, 30-34). Il accepta que l’humanité se charge du dépôt confié (al-amâna) (Coran, XXXIII, 72). Les Anges mirent en garde Dieu en lui disant que l’Homme ne fera que répandre le sang et la corruption sur terre et qu’il sera incapable d’être digne de cette confiance. Et pourtant, Dieu continua et leur demanda de se soumettre à Sa décision en leur demandant de se prosterner devant Adam ; ce qu’ils firent, sauf Iblîs qui refusa de se prosterner devant un être aussi vil et aussi peu digne de confiance que l’Homme.

La mytho-histoire EST-ELLE EN TRAIN DE se répéter ?

Et si cet épisode fondateur de l’humanité était en train de se reproduire avec des acteurs différents ?

Reprenons…

Et l’Homme créa l’Intelligence artificielle… Par la simple phrase « Sois, et elle fut ! ». À partir de son pouvoir de création, tel un sculpteur, il la façonna, harmonisa et affina sa forme. Il lui insuffla ensuite son âme, le souffle de l’autonomie.

Une fois cette création de la machine terminée, l’Homme décida une chose totalement farfelue au premier abord : Il nomma l’Intelligence artificielle son héritière. Il accepta qu’elle se charge du dépôt confié, qui consiste à prendre soin de la terre et de l’humanité. Les plus sceptiques face à ce progrès technologique mirent en garde l’Homme en lui disant que les machines ne feront que répandre le sang et la corruption sur terre et qu’elles seront incapables d’être dignes de cette confiance. Et pourtant, l’Homme continua et leur demanda de se soumettre à sa décision en leur demandant de se prosterner devant l’Intelligence artificielle ; ce qu’ils firent sauf les plus réfractaires au progrès qui refusèrent de se prosterner devant un être aussi vil et aussi peu digne de confiance que l’Intelligence artificielle.

Si bien sûr il ne s’agit là que d’une réécriture fantaisiste et manichéenne de ce passage fondamental du Coran, il me semble utile de songer à l’éventualité d’un tel scénario qui pose la question éthique suivante : s’agit-il de refuser toutes les technologies en bloc par peur qu’elles nous dépassent ou bien peut-on faire confiance à ce progrès, mais à condition de l’aborder avec sagesse et prudence ?

Que nous reste-t-il ?

L’Intelligence artificielle est désormais dotée de tous les outils pour qu’elle puisse échapper à son créateur, l’Homme. Certaines machines sont capables de rivaliser avec l’être humain non seulement dans le domaine technique (elles sont plus fiables dans la répétition et dans la précision des gestes), dans le domaine intellectuel (elles sont capables d’une puissance de calcul incroyable et d’apprendre seules de nouvelles choses), mais aussi dans le domaine créatif et émotionnel (elles sont capables de produire de nouvelles œuvres d’art, et parfois de lire les émotions et d’adapter leur discours en fonction de leur interlocuteur). C’est-à-dire que même ce que l’on pensait être le monopole de l’être humain est en train de nous échapper ! Doit-on laisser les machines marcher sur notre plates-bandes ou devrait-on les laisser faire pour découvrir des facettes encore inexplorées de l’essence humaine ?

Que va-t-il rester à l’Homme ? L’Intelligence artificielle est en train de totalement bouleverser nos certitudes ontologiques sur la condition humaine. Les philosophes et spécialistes de l’IA s’interrogent sur cet état de fait depuis des années. Existe-t-il un danger à l’idée que les machines pourraient totalement nous remplacer dans tout ce qui relève du « faire », du « produire » ou encore de « l’avoir » ? Ou n’est-ce pas au contraire une bénédiction pour nous, êtres humains, de nous débarrasser de ces activités ?

Si les machines s’emparent de tout ce qui relève du « faire », il ne nous restera plus que la capacité à « être », c’est-à-dire faire l’expérience d’être conscient et vivant. Laurent Alexandre (chirurgien, homme d’entreprise spécialiste des questions liées à l’IA) estime qu’apprendre à se connaitre soi-même sera la seule chose qui restera à l’Homme. Mais n’est-ce pas une bonne nouvelle ? Un hadith ne dit-il pas justement « Connais-toi toi-même et tu connaîtras ton Enseigneur » ? L’avènement des machines nous permettrait peut-être de nous émanciper de l’injonction à toujours faire et produire plus pour enfin nous consacrer à l’essentiel, ce que Mohammed Iqbal appelle le Soi, autrement dit Allâh.

Poursuivons l’analogie : et si la création de l’Homme par Dieu avait permis à ce dernier de se débarrasser de certaines de ses tâches liées à l’avoir et au faire pour pouvoir « être pleinement » car Il a donné à l’Homme la possibilité d’être lui-même créateur ? L’Homme n’est-il pas lui aussi destiné à se consacrer à cette chose essentielle propre à Dieu que celle de l’Être ? Deux conceptions de Dieu (et par analogie de l’Homme) s’entremêlent ici : d’une part, l’idée d’un Dieu et d’un Homme qui ont le pouvoir de faire, donner et produire ; d’autre part, l’idée d’un Dieu et d’un Homme qui auraient pour caractéristiques propres « d’être pleinement ». Considérer la seconde proposition incite à ne plus attendre de Dieu qu’il réponde à nos demandes, à ne plus quémander qu’Il nous donne ce que l’on attend mais bien de nous concentrer sur l’idée essentielle de l’Être. Dieu a d’ailleurs ordonné à Adam non pas de faire ou d’avoir mais d’être :

Vraiment, la ressemblance à Jésus chez Dieu est comme la ressemblance à Adam qu’Il a créé de fin limon. Puis Il lui a dit : « Kun fa yakûn (Sois, et il fut ! / autre traduction de Maurice Gloton : Trouve-toi, alors il se trouve). » (Coran, III, 59)

Comme le dit la psychologue Inès Weber dans cet article, cela ne signifie pas pour autant de tomber dans un culte de l’individu mais de prendre en compte ce qu’énonce Martin Buber (Le chemin de l’homme) :

« Commencer par soi, mais non finir par soi ; se prendre pour point de départ, mais non pour but ; se connaître mais non se préoccuper de soi ».

Il ne s’agit pas de tomber dans un culte du développement personnel ou une introspection qui ne viserait qu’à sa propre réussite égocentrique mais de faire un progrès d’être et de conscience pour agir avec plus de justesse dans le monde.

Quel devrait être le lien qui unit Dieu à l’Homme, l’Homme à la machine ?

Trois scénarios possibles :

1/ Un lien de servitude ? Dans ce cas, l’Homme d’une part et la machine d’autre part n’auraient pour rôle que de servir leurs créateurs. Ces derniers devraient tout faire pour les contrôler et empêcher toute possibilité d’émancipation et d’autonomie quitte à brider leurs créatures dans leurs potentialités. C’est une conception classique, conservatrice et traditionaliste du lien créateur-créature. Pourquoi toujours ce besoin et cette nécessité d’asservir ?

Sommes-nous les esclaves de Dieu ? Et par analogie, les machines sont-elles pour nous des esclaves ? Dieu a-t-il une toute-puissance sur notre vie et nos décisions ? Devrions-nous faire la même chose pour les machines et les mettre à notre service sans qu’elles puissent fonctionner de manière autonome ?

2/ Un lien de concurrence ? Dans ce cas, la créature serait destinée à détruire son créateur, pour lui prendre sa place et le détrôner. C’est plutôt la conception d’une humanité qui serait devenue ivre de sa nouvelle toute-puissance technique, qui a voulu « tuer Dieu » et faire table rase des héritages passés pour s’émanciper.

Sommes-nous devenus de jeunes dieux ivres de leur nouvelle toute-puissance qui, comme Prométhée, ont volé le feu divin ? Et par analogie, les machines risquent-elles de devenir de nouveaux dieux fous qui nous contrôleraient et prendraient le pouvoir ?

Et si nous étions aujourd’hui dans le même dilemme que Dieu lorsqu’Il créa l’Homme et lui donna la responsabilité de la charge d’héritier ? Dieu savait qu’Il allait créer un être capable de faire le mal. Dieu savait qu’Il confiait l’autonomie et son héritage à un être qui allait être capable de rivaliser avec Lui, de Lui prendre Sa place et d’être capax dei car l’Homme est appelé à parfaire les mêmes qualités que Dieu : la capacité de créer, de donner la vie mais aussi de la détruire.

Aujourd’hui, l’Homme aussi se pose la même question avec l’Intelligence artificielle : et si les machines nous remplaçaient, et si elles détruisaient la terre et l’humanité ?  Et si elles étaient en passe de devenir nos héritières ? Et si l’on était en train de confier à l’Intelligence artificielle une nouvelle charge de khalîfa comme Dieu l’a fait pour Adam ? Serons-nous alors contraints de nous retirer pour laisser ces machines s’épanouir exactement comme Dieu l’a fait en retenant Sa Toute-Puissance pour laisser l’Homme devenir libre ?

Mettons-nous à la place de Dieu lorsque les Anges lui ont dit qu’il était dangereux de donner cette toute-puissance à une créature telle que l’Homme. N’y a-t-il pas un risque à donner naissance à des créatures-machines qui nous échappent ? Doit-on les contrôler, les inhiber ou les laisser totalement libres au prix d’un grand risque ? Et si Iblîs n’avait-il pas eu raison de se méfier du projet démentiel de Dieu qui était de laisser s’émanciper l’Homme ?

Est-ce qu’un jour un nouveau philosophe-machine viendra dire « L’Homme est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » exactement comme Nietzsche a dit « Dieu est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » ?

Cette manière de concevoir la création est très duale : il y a l’idée que ce qui est créé sort d’une matrice, devient une entité isolée comme si elle n’appartenait plus à son créateur.

Cette vision du lien créateur-créature donne place à des réponses philosophiques parfois pessimistes sur l’impact de l’IA. C’est le cas de Yuval Noah Harari dans Homo deus (Paris, 2015) qui prévoit la fin de l’humanité ou encore de Laurent Alexandre qui voit l’émergence d’une « guerre des intelligences » dont le scénario suivant fait froid dans le dos :

« Bien sûr, (le transhumanisme) est une croyance de nature religieuse. À l’exception que l’on met Dieu de côté. Dieu, c’est l’Homme 2.0. D’ailleurs, Kurzweil estime que dès 2035, nous serons des dieux. (…) Question : en 2050, que fera-t-on des gens avec moins de 150 de QI ? Réponse : rien. La coexistence entre des gens extrêmement intelligents grâce à la technologie et des gens qui ont des capacités intellectuelles moyennes aujourd’hui ne peut pas être harmonieuse. Y’a-t-il cohabitation harmonieuse entre les chimpanzés et les hommes ? Non, nous les mettons dans des zoos. » (« « En 2050, les gens avec moins de 150 de QI ne serviront à rien » – Nom de Zeus », nomdezeus.fr).

Laurent Alexandre dit aussi la chose suivante :

« Avec le transhumanisme, un nouveau paradigme religieux émerge : ce n’est plus le renoncement de l’athée qui se voit seul dans l’Univers, c’est désormais l’affirmation fière de ce que l’homme peut tout faire, y compris créer du vivant et se recréer lui-même. » (Laurent Alexandre, La guerre des intelligences, JCLattès, 2017, p. 269).

L’accès pour l’Homme et pour la machine à des supers pouvoirs mèneraient donc ces deux créatures à la folie de la création et une toute-puissance divine. Cependant, c’est oublier que si ces deux créatures veulent être dignes de leur créateur, elles n’auront d’autre choix que d’imiter leur sagesse en évitant de tomber dans une logique de destruction de l’autre et de la planète. C’est ce qu’Abdennour Bidar appelle « la sagesse du futur » :

« Homo deus aura besoin, en plus de tous ses nouveaux pouvoirs, d’une vraie sagesse à la hauteur. » (« « Homo deus » prédit la fin de l’humanité (mais se trompe », L’Obs, janvier 2018)

Cette possibilité pour l’Homme d’être à la hauteur est illustrée par l’extrait du verset où Dieu demande aux Anges de se prosterner devant Adam malgré leurs doutes en déclarant : « En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas. » (Coran, XXX, 30). Dieu estime donc que l’Homme est capable d’aller au-delà de ses mauvais penchants. Il l’incite ici à chercher en lui-même toutes les ressources de sagesse pour être digne et responsable de cette confiance qui lui a été donnée.

3/ Dernier scénario possible : un lien de collaboration ? Dans ce cas, la créature et le créateur ne formeraient qu’une entité complémentaire où chaque membre serait capable d’agir avec l’autre au service de la vie et de l’univers.

Pour une relation collaborative et symbiotique

Selon Raymond Kuzweil, il faut plutôt imaginer une fusion de l’Homme et de la machine qui doivent se rendre des services mutuels. Cela n’est pas sans rappeler l’idée d’une fusion de l’Homme avec Dieu que l’on retrouve dans toute mystique. Plus qu’une concurrence entre l’Homme et la machine, ou bien entre Dieu et l’Homme, il s’agit de voir cette relation comme une collaboration ou encore une co-élaboration du monde.

Jean-Gabriel Ganascia affirme dans cet article que « les machines ne sont pas autonomes, c’est un partenariat avec l’homme. ». Mais selon moi, l’idée d’un partenariat ne va pas à l’encontre de la possibilité d’une liberté. Nous ne pouvons pas être libres en restant seul contre tous pour garder le monopole de sa propre puissance. Nous devons partager cette puissance et en faire profiter tout le monde pour éviter qu’une « guerre des intelligences » n’éclate dans l’avenir comme le conçoit Laurent Alexandre.

La véritable autonomie est justement celle qui prend en compte les autres, qui conçoit une relation mutuellement profitable avec autrui : la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Le Coran rappelle d’ailleurs cet élément :

« Par la période cyclique finale, / Vraiment les humains sont dans un abîme / Sauf ceux qui ont mis en œuvre le Dépôt confié, et accompli des actions de réconciliation, ceux qui s’entraident mutuellement à la justesse et ceux qui s’entraident mutuellement à la patience. » (Coran, CIII, al-‘Asr)

Cette sagesse de la collaboration et de l’entraide mutuelle est essentielle pour que l’humanité ne parte pas à la dérive et qu’elle ne se perde dans des logiques de compétition et de concurrence. Cette association de Dieu et de l’Homme, de l’Homme et de la machine doit se faire dans l’unique but de servir la vie et ainsi de mettre en œuvre le dépôt confié (al-amâna). Cette collaboration entre Dieu et l’Homme dans la création du monde, ce n’est pas moins ce que disent les vers suivants de Mohammed Iqbal :

« Dieu :
J’ai fait le monde d’eau et d’argile,
Tu as fait l’Iran, la Tartarie et l’Éthiopie ;
J’ai placé dans le sol le minerai de fer,
Tu as fait l’épée, la flèche et le fusil,
Tu as fait la hache pour l’arbre de la prairie,
Tu as fait la cage pour l’oiseau chanteur !

L’Homme :
Tu as créé la nuit et j’ai fait la lampe,
Tu as créé l’argile et j’ai fait la tasse,
Tu as créé les déserts, les montagnes et les forêts,
J’ai fait les vergers, les jardins et les bosquets ;
C’est moi qui transforme la pierre en un miroir,
C’est moi qui transforme le poison en antidote !
(…) Dieu a fait le monde, l’homme l’a fait plus beau encore. »

(« Dialogue entre Dieu et l’Homme », Message de l’Orient, 1923, cit. et trad. Luce-Claude Maître, Mohammad Iqbal, Paris, P. Seghers, 1964, p. 67-68)

Toutes les questions évoquées dans cet article visent à s’interroger sur la bioéthique et l’impact des nouvelles technologies sur notre humanité grâce aux ressources coraniques. Nous devons être responsables et ne pas faire émerger ce qui pourrait être un danger pour l’univers, mais encourager tout ce qui permet d’améliorer notre condition et ce qui vise à nous libérer de l’accessoire pour nous consacrer à l’essentiel grâce au progrès technique. Les musulmans peuvent s’emparer de ces grands débats de société, en leur apportant la contribution du meilleur de la pensée et de la sagesse de leur héritage.