L’islam étant une religion sans clergé, et donc sans représentant officiel, il était inévitable qu’une multitude de visions de la religion émergeraient, et ce bien que la source première, le Coran, soit commune.

En effet, Dieu a décrété, dans la sourate 5, verset 3 qu’il a désormais « parachevé la religion ».  Par contre, après la mort du Prophète (sws), de nombreux groupes ont vu le jour, d’abord pour s’opposer au califat omeyyade fondé par Mu’âwiya et ensuite pour exposer un nouveau credo (‘aqîda). Ces credo diffèrent sur des aspects essentiels : le dirigeant de la oumma, la nature du Coran, le statut du pécheur ainsi que la prédestination. Se sont alors succédés les alides (les proto-chiites), kharijites, qadarites (dont font partie les mutazilites), jahmites ainsi que les murjites.

Pour simplifier, le pouvoir omeyyade (et plus tard les Abbassides) va favoriser les « ahl al hadith » (partisans du hadith), ceux qui deviendront, de par l’expression d’Ahmed Ibn Hanbal : « ahl al-sunna wa l-jama’a » (partisans de la tradition prophétique et du consensus des savants), soit les sunnites.  Bien que minoritaires, les sunnites prendront petit à petit le pouvoir. La répression, la Mihna, du calife abbasside et mutazilite Al-Ma’mûn (813-833) (ainsi que celle de ces deux successeurs) aura comme conséquence inattendue la prise de pouvoir définitive des partisans de la Sounna. Un tournant qui instituera désormais la règle : chaque dynastie mettra en avant une doctrine donnée en rejetant (et même en interdisant) les concurrentes. Cette divergence d’opinions et l’ijtihad (effort d’interprétation) va peu à peu disparaitre, et ce pendant le règne des dynasties turques (seldjoukides et mameloukes).

Ijtihâd

Que signifie réellement la notion d’effort d’interprétation (ijtihâd) ? Force est de constater l’incompréhension répandue de ce concept. Contrairement à une information rependue, seul l’ijtihâd du credo (‘aqîda) a vu ses portes fermer au Xe siècle. Celui du droit (fiqh) perdure jusqu’à nos jours.

Actuellement, un mujtahid (celui pratique l’effort d’interprétation) s’occupe du droit musulman et ce qui en découle. Il va rester dans le strict cadre du fiqh et adapter certaines pratiques et dispositions au monde d’aujourd’hui. Il va, par exemple, appliquer la règle de l’analogie (qiyâs) pour interdire la consommation de drogue. Vu que l’alcool est prohibé pour ses effets d’ébriété, il en sera de même pour la consommation de ces substances.

Néanmoins, cet ijtihâd 2.0 est finalement cosmétique et ne permet plus de remettre en question certaines dispositions légales. Les grandes figures des écoles juridiques sunnites sont devenues intouchables, incontestables et par conséquent sacrées.

Dans notre monde contemporain, il est impensable de pratiquer l’ijtihâd sur les fondements du droit (usûl al fiqh), c’est-à-dire sur les sources ou méthodes qui permettent d’émettre un avis juridique (fatwa). Il est tout aussi impensable de pratiquer cet effort d’interprétation sur le credo. Celui-ci s’est fixé au Xe siècle par l’entremise des écoles théologiques sunnites reconnues (acharisme, maturidisme et atharisme) et semble impossible à remettre en cause. Ceux-ci ne s’embarrasseront pas de traiter tout autre groupe (citées en infra) comme déviant.

Paradigme hégémonique ?   

La fameuse expression d’Omero Marongiu-Perria tombe ici à point. L’absence de véritable ijtihâd est considérée comme naturelle par une très grande partie des musulmans. La fermeture des portes a été rendue possible par le consensus des oulémas, en fait par le consensus des « ahl al-sunna wa l-jama’a » (partisans de la tradition prophétique et du consensus des savants). Les autres écoles théologiques n’ont pas eu voix au chapitre.

À présent, seuls les oulémas peuvent discuter, interpréter et donc expliquer les dispositions établies, et ce conformément à l’interprétation officielle du verset 59 de la sourate 4 :

« Ô les croyants ! Obéissez à Dieu, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement. » [interprété comme désignant les oulémas et les dirigeants]

Afin que le système ne s’effondre pas, le principe de l’avis majoritaire a été mis en place (jumhur). Ce principe écarte naturellement tout avis « anormal », à l’image d’Adnan Ibrahim, célèbre imam viennois régulièrement raillé par ses pairs. Il en est de même pour Hassan Farhan Al-Maliki.

Il faut aussi aborder le paradigme d’un seul islam propagé par la doxa qui est très ancré dans l’imaginaire musulman. En effet, tout croyant a déjà été déjà confronté à cette affirmation. Celle-ci nous semblait naturelle, logique et pleine de bon sens. Comment l’islam peut-il être multiple alors que Dieu nous demande d’être unis ? Il n’y a qu’une seule parole divine et un seul dernier prophète, comment accepter qu’il puisse exister plusieurs lectures ? Pourtant, Ali (ra) a affirmé que le Coran est muet car ce sont les hommes qui le font parler.

Comme explicité auparavant, le caractère prétendument originel du sunnisme est fantasmé. Les salaf (pieux prédécesseurs), qui désignent les premières générations de musulmans, étaient très souvent en désaccord. Le chiisme imamite réclame son origine de Ali (ainsi que Hassan et Hussein). Le chiisme zaydite de Zayd, les ibadites (kharijites) de Abdallah Ibn Ibadh et les mutazilites de Abdallah Abû Hashim. Il est inutile de préciser que nous avons affaire qu’à des salaf.

Révolution ijtihadique ?

Une série de questions devraient être posées :

  • Est-ce que le cadre traditionnel sunnite permet de voir émerger un ijtihâd, tel que vécu au Xe siècle ?
  • Devons-nous laisser l’interprétation aux seuls oulémas ? Le musulman lambda n’en est-il point capable ? L’islam ne sous enseigne-t-il pas le lien direct entre le croyant et le divin ?
  • La raison ainsi que les sciences humaines peuvent-ils aider à un effort d’interprétation ?

Dieu a semble-t-il tranché la question dans le verset 3 de la sourate 43 :

« Nous en avons fait un Coran arabe afin que vous raisonniez. »

Le « vous » désigne tout un chacun, ou au minimum les croyants, et non une quelconque corporation.