Pendant des siècles, deux manières de comprendre l’islam se sont concurrencées. La première est rationnelle (ʿaql/raison), et la seconde est imitative (naql/imitation).

Autrement dit, alors que les tenants de la première méthode invoquaient les outils de la raison pour comprendre le Coran et dégager une signification rationnelle de l’islam ; les seconds optaient pour l’imitation littérale des dits et actes d’anciens (compagnons et imams).

L’Âge d’Or ou l’histoire d’un islam libre

Dans un premier temps, la méthode rationnelle connut un certain succès, avec l’apogée des califats mutazilites à partir d’Al-Ma’mûn en 813, d’Al-Muʿtasim et d’Al-Wâthiq. Mais en 847, Al-Mutawwakil se détourna du mutazilisme et ouvrit la porte à la méthode imitative. Pendant encore quelques siècles, les deux méthodes rivalisèrent. Mais ce n’est qu’en 1017 que l’épître du calife Al-Qâdir, un hanbalite zélé, interdit la philosophie, la théologie spéculative et tout ce qui ne relevait pas de l’imitation des anciens. A partir de là, mutazilites, acharites, soufis, chi’ites furent persécutés. Bientôt, acharites et soufis furent réhabilités, notamment grâce à l’oeuvre d’Al-Ghazâlî (m. 1111). Toutefois, les philosophes et les mutazilites en particulier ne connurent pas une telle amélioration de leur condition.

Si l’horizon de lecture rationnel a mis quelques siècles à perdre son poids décisif, il a quand même fini par le perdre. Aujourd’hui, le recours systématique à une autorité est de coutume, la lecture libre et personnelle largement proscrite si elle n’est pas étayée par un dalîl (preuve). En fait de preuve argumentée et cohérente, il s’agit plutôt de s’appuyer sur l’autorité d’un religieux respecté. Là encore, par religieux respecté, il faut comprendre « religieux appartenant à la même obédience ». L’argumentation logique et le sens sont évacués au profit des dires d’hommes qui ont vécu à une autre époque et dans des réalités autres.

L’islam cadenassé par l’imitation

Depuis quelques décennies, la vieille opposition qui s’était éteinte depuis des siècles s’est réveillée. Les raisons et les circonstances de ce réveil ne nous intéressent pas. Ce qui compte maintenant, c’est de mettre en avant le réveil de cette vieille tendance islamique que l’on pensait vaincue, mais qui renaît aujourd’hui. Des intellectuels, chercheurs, théologiens, imams, philosophes, interrogent l’islam et le soumettent à la critique pour y trouver un sens car la démarche imitative interdit toute interrogation. Selon le concept acharite du bila kayfa (« sans comment »), il faut éviter de poser les questions du sens car elles risqueraient d’éloigner de Dieu. Or, après des siècles de sclérose, s’il est une question que les musulmans doivent apprendre à remettre au centre de leur pratique, c’est bien celle du sens.

Nous ne pouvons plus admettre les arguments d’autorité qui ont tant dominé les lectures et les manières de vivre l’islam jusqu’à présent. Outre la raison, le Coran est la seule véritable source de la foi. La raison s’exerce sur le Coran et la Sunna. Mais pour être complet, il ne faudrait surtout pas exclure le consensus universel comme une des bases de la construction et de la compréhension de l’islam. Ce faisant, nous devons savoir interpréter librement les textes, nous référant aux anciennes autorités à l’occasion, comme supports éventuels, ou même nous en passer. Mais il ne faut en aucun cas en faire notre source première, et même unique, pour comprendre la religion.

Quelle valeur accordée à des « sciences » qui n’en sont pas réellement ? Comment pourrait-on aujourd’hui établir des chaînes de rapporteurs de hadiths viables sachant que presque tous les compagnons ont des apologistes ou des détracteurs partout ? A qui donner raison, et à qui donner tort ? Les bases d’appartenance confessionnelles ne sauraient constituer des critères fiables. Comment dire que tel propos est conforme à la syntaxe prophétique ? Le prophète lui-même n’a-t-il tenu qu’une seule et unique forme de discours ? Quant à la fameuse charia, quand est-ce que nous arrêterons cette hypocrisie qui consiste à en faire un code juridique divin alors que tous savent pertinemment qu’elle n’a été établie que par des clercs en se fondant sur les hadiths ? Tout ceci n’a aucun sens. Si nous pouvons encore admettre la partie cultuelle (ʿibadat) de la charia, puisque les rites n’ont pas besoin d’être rationnels, nous ne pouvons plus en admettre sa partie sociétale (muʿamalat), elle-même soumise aux circonstances, climats, époques, contextes politiques, économiques, et culturelle des sociétés en question. Sans parler des problématiques modernes que les anciens n’ont pu traiter comme le droit maritime, les espaces aériens, ou encore le droit multimédia sans parler des questions bioéthiques.

La voie de la libération

Le néo-mutazilisme que nous représentons ne prétend pas apporter des réponses à tout, combler tous les manques et fournir une système total (pour ne pas dire totalitaire). Notre but est de nous débarrasser des scories et de permettre à l’islam de s’épanouir pleinement en montrant sa compatibilité avec toutes les époques et toutes les sociétés. Les dogmes ne changent pas, de même que les rites. Ce qui s’impose, c’est une compréhension du fait islamique comme étant un fait signifiant, ontologiquement riche et porteur de sens ; et non pas un ensemble de pratiques calquées sur les usages d’anciens dépourvues de toute logique et à quoi on attribue une valeur sacrée.

La voie la plus évidente à suivre pour commencer ce travail de libération est de discréditer tout le volet « social » de ce que l’on appelle la charia. Il faut intégralement revenir sur les muʿamalat qui avaient été pensés par des hommes précis, à une époque précise porteuse d’un air du temps précis. On ne peut conserver des compréhensions médiévales pour appréhender notre foi dans une ère postmoderne. Une fois débarrassé du champ social de la charia, il nous faudra revoir la partie cultuelle, et interrogée la compréhension des anciens et la critiquer.

Prenons par exemple la question de la salat, terme communément (et hâtivement) traduit par « prière ». Cinq temps rythment la vie du croyant. Pour l’aspect cultuel, les religieux insistent sur l’importance d’accomplir chacune d’entre elle à l’heure qui lui est impartie : Aube (Fajr), Zénith (Zuhr), Après-midi (‘Asr), Crépuscule (Maghrib) et Soir (‘Ishâ).

Le Coran ne précise pas clairement le nombre de salat, c’est dans la sunna (l’ensemble des faits et gestes du Prophète) que l’on trouve l’indication. Or cette sunna contient aussi de quoi rendre ce rite plus simple pour les croyants en leur permettant d’accomplir les cinq salat en trois temps au lieu de cinq. Comment ? En les regroupant (jam’). Ce regroupement va clairement dans le sens du Coran qui nous dit que la religion est facilité et non contrainte. Dans le Sahih de Muslim, des épisodes relatant le fait que le prophète -S- a regroupé les temps du Zénith et de l’Après-midi ensemble ; puis le Crépuscule et le Soir ensemble sans aucune raison (ni voyage, ni guerre). Interrogé sur les raisons de ces regroupements, le rapporteur raconte que le prophète a dit qu’il ne voulait pas « déranger personne de [s]a communauté » (Hadith n° 1638). D’autres hadith vont dans ce sens.

Le problème est que jusque là, le regroupement des salat était clairement rejeté hors de Muzdalifa (pendant le pèlerinage) par les religieux sunnites tandis que Chiites et Ibadites y recourent sans problème. Voilà le genre de réexamen auquel nous devons appeler. Dans notre vie moderne où nous pouvons accomplir la salat du Zénith pendant notre pause déjeuner, nous pouvons concevoir y adjoindre celle de l’après-midi. Cela nous permettrait d’accomplir les rites dans leurs temps, les salat diurnes pendant la journée, et les nocturnes après le coucher du soleil. Alors que les textes permettent une telle pratique, l’enseignement des théologiens et imams l’interdisent. Ce faisant, ils cadenassent les libéralités inhérentes aux Textes au profit de leur propre compréhension, le plus souvent dépassée.

C’est de ce genre de choses que les musulmans doivent apprendre à se libérer, prendre du recul et actualiser ce qui peut l’être pour les questions rituelles. C’est en réexaminant la théologie et les actes du culte, que l’islam se libérera.