Je jeûne depuis que j’ai douze ans. A l’âge de trente six ans, mon médecin généraliste m’annonce lors d’un rendez-vous banal qui a eu lieu le treizième jour du mois de ramadan de l’année 1435…ou 1436, que si je tenais à ma santé, je ne devais plus jeûner. Voilà, en quelques minutes, mon médecin de famille m’annonce que dans mon cas, le jeûne est fortement déconseillé. Dans ma voiture, j’ai pleuré comme un enfant. C’est comme si on venait de m’annoncer la perte d’un être cher.

Voilà, quelques années plus tard, me voici, pendant ramadan, et en plein après midi ensoleillé, tenant une bouteille d’eau à la main. Avec, quelque part au fond de mon esprit, ce sentiment de manque. J’ai perdu quelque chose, mais je fais avec. En tant que musulmans, nous devons faire des efforts à bien des niveaux, que ce soit dans un but de pratique religieuse et rituelle, salât (prière), zakât (aumône), sawm (jeûne). Mais me voici, pendant ce mois de ramadan, comme le précédent et probablement, incha’Allah, le futur, devoir faire un effort pour accepter le fait que je ne dois pas jeûner. Ainsi, j’ai basculé dans une sphère dont je ne connaissais pas forcément l’existence, celle de l’effort de ne pas faire.

Du coup, mon ramadan est spécial. Je ne peux voir les traits tirés de certains jeûneurs sans m’empêcher de ressentir de l’envie à leur égard. Mais sans pouvoir non plus m’empêcher de penser, très égoïstement, que quelque part, je me sens soulagé de ne pas avoir à subir la faim et surtout la soif sous le soleil de l’été naissant. Envie et soulagement, sont les deux faces de la médaille que je porte autour du coup pendant ce mois de ramadan. L’adhan du Maghrib n’a plus le même effet libérateur, mais aussi gratifiant, qu’il avait auparavant.

Jeûner, c’est sentir le manque, la faim, la soif, et la fatigue. C’est être réduit à nos capacités intrinsèques les plus élémentaires, à notre endurance physique la plus brute. C’est donc prendre conscience de ce que nous sommes à l’état naturel. Dans cet état, nous sommes à cran, et plus sensibles. Nous sommes donc dans un état particulièrement propice aux vibrations spirituelles parce que, justement, nous résonnons au plus près de notre nature première. D’où l’importance de la lecture du Coran, du dhikr (rappel des noms divins) pendant ce mois bénis.

Bien sûr, la faim, la soif, le manque de manière générale, nous permettent aussi de réaliser les souffrances qui frappent nombre d’individus en France et dans le monde, les exclus, ceux qui n’ont pas les moyens de manger à leur faim, de se loger, ou de se soigner. Jeûner nous permet de vivre dans notre chair un certain manque, mais nous permet aussi de nous approcher un peu, de ressentir réellement ce que veut dire manquer des besoins essentiels matin et soir, et tous les jours de l’année. Je ne minore pas cet aspect, il est tout aussi important. Mais l’essentiel pour moi est de rendre compte de mon ressenti de « dépossédé » du jeûne. Ressenti de quelqu’un qui aimait jeûner, malgré les difficultés, et qui se sentait privilégié sans trop comprendre pourquoi ; et qui a fini par comprendre le pourquoi, quand sa santé lui a retiré ce cadeau.

A vous les jeûneurs, profitez un maximum, et que chaque jour de jeûne soit pour vous l’occasion d’une expérience unique de vibration spirituelle avec l’Être.