Tariq Ramadan au cours d’une conférence au Kérala en Inde en 2017

Depuis quelques mois, l’affaire Ramadan fait grands remous dans le paysage médiatique français et pas seulement français. Plusieurs femmes ont porté plainte contre Tariq Ramadan, le prédicateur musulman suisse très influent dans les milieux francophones, pour viols. L’affaire est en cours comme le dit l’adage, donc il faut garder une certaine prudence.

L’affaire Ramadan

Ce qui m’intéresse, c’est plutôt le comportement des musulmans francophones une fois cette affaire déclarée. Immédiatement ou presque, se sont élevées des légions de musulmans convaincus de l’innocence de l’homme. Persécution contre un véritable rebelle antisystème pour les uns, attaque délibérée contre un représentant de l’islam éclairé de l’autre. Les victimes présumées deviennent des porte-flingues d’un complot ourdi je ne sais où, et le présumé innocent, est coupable pour une bonne partie d’idéologues haineux, promus tout d’un coup, porte-paroles des libertés. Des éléments dans le dossier laissent circonspects, des connexions de-ci et de là, des fuites répétées dans la presse…mais peu importe tout cela. Ce qui compte, c’est la réaction des soutiens à Ramadan. Ses adversaires rient sous cape, et laissent la justice faire. Ses soutiens, s’égosillent, mettent en place des opérations de crowdfundingpour aider la famille de l’accusé. Ils vont même jusqu’à créer des associations, et occuper un stand important lors de la dernière Rencontre annuelle des musulmans de France organisée au Bourget, par l’association Musulmans de France (MF), anciennement UOIF. Amar Lasfar, président des MF va jusqu’à soutenir en tribune, son prédicateur vedette auprès des jeunes.

Pourtant, à aucun moment, la question de savoir s’il y avait du vrai dans ces accusations ne semble avoir effleurer l’esprit des soutiens inconditionnels de Tariq Ramadan. Pourquoi ? Tous ces gens étaient-ils présents aux moments des faits reprochés ? Comment peuvent-ils défendre mordicus qu’un homme, aussi bon soit-il, puisse être au-dessus de tout soupçon ? Ici, je dois à la vérité de dire que je peux comprendre, jusqu’à une certaine mesure, ce soutien inconditionnel. En effet, longtemps, les gens qui représentaient l’islam dans les médias, étaient des anciens, version primo-arrivants avec un accent caricatural et des propos aussi bienveillants que vides, du genre « l’islam veut dire la paix », ou encore, « il faut aimer ses voisins ». Avec Tariq Ramadan, le discours islamique européen s’est vu doté d’un tireur d’élite, connaissant à la fois la tradition islamique classique, mais aussi diplômé des universités européennes. Donc, un doublement érudit, né et grandit en Occident dont il maitrisait les codes et les valeurs, explicites et implicites (pour reprendre des expressions chères au regretté Mohamed Arkoun). Tariq Ramadan parlait d’égal à égal avec ses interlocuteurs, leur parlait leur langue, et connaissait leurs codes. Ce faisant, il était devenu important, incontournable pour les jeunes générations de musulmans. Et on doit bien lui rendre hommage pour ce qu’il a fait à ce moment là, en dotant l’islam francophone, d’une voix détonante et écoutée même par les non-musulmans.

Une affaire de famille ?

Mais voilà, dans une Europe où les monarchies sont encore une réalité, et le sens de la filiation parentale, bien que dépréciée, non-oubliée, admirateurs comme adversaires, n’ont pas manqué de remarquer que si Tariq Ramadan était né en Suisse, c’est parce que sa famille, d’origine égyptienne, avait fuit le pays en raison des problèmes rencontrés par son grand-père, Hassan al-Banna, célèbre fondateur du mouvement des Frères musulmans (FM- et dont l’ex-UOIF est l’extension française). Le mouvement des FM est un mouvement qui a donné à l’islam politique une plateforme moderne et efficace. Al-Banna, et son mouvement par la suite, vise à faire du Coran la seule constitution islamique viable pour tout pays qui adopterait le point de vue selon lequel, les règles de l’islam doivent être les règles officielles de l’Etat. Du coup, imperceptiblement, on laisse entendre que c’est aussi là le projet du petit-fils de Hassan al-Banna…je n’ai jamais souscris à cette analyse aussi imbécile que simpliste. Par contre, je n’ai jamais pensé que Tariq Ramadan devait être considéré comme un réformateur, ou un libre-penseur de l’islam. Ramadan est un traditionaliste, qui a une approche plutôt ouverte de la tradition islamique, mais une approche traditionaliste malgré tout.

Lorsque j’étais journaliste, j’ai pu rencontré Tariq Ramadan avec un collègue journaliste (Alexandre Lévy, que je salue chaleureusement au passage). Nous avons pu bénéficier d’un entretien de près d’une heure trente avec lui. Nous avions découvert un homme affable, attentionné, et tout à fait disposé à échanger avec nous. J’étais le spécialiste en théologie, mon collègue, journaliste plus expérimenté, était en charge de la partie « actu ». Cette interview, dans le nord de Paris, a été très instructive pour moi. J’ai découvert un homme qui avait une bonne connaissance de la théologie islamique (contrairement à ce que l’on pourrait croire, pas mal de prédicateurs, parfois connus, n’en ont qu’une connaissance lâche dans le paysage francophone ou non francophone), mais qui proposait comme véritable réforme, l’adoption de la théologie maturidite, sous-entendu, en lieu et place de la théologie acharite. Il est vrai que le maturidisme*, école théologique des hanafites, est plus en phase avec notre époque. Mais le changement proposé est d’une subtilité telle qu’il passerait presque pour imperceptible.

Une famille de réformateurs ? 

Enfin, et j’en finirai là, on parle souvent de la filiation de Tariq Ramadan avec son grand-père, Hassan al-Banna, fondateur des Frères Musulmans. Mais peu de gens évoquent le frère de Hassan, Gamal al-Banna, mort en 2013 et grand-oncle de Tariq Ramadan. Gamal était un véritable réformateur de la pensée islamique. Partisan d’une approche très critique des hadiths, contre le voile, et défenseur d’un véritable libre arbitre, Gamal al-Banna est souvent rangé parmi les « mu’tazila al-judud » (nouveaux mutazilites) par les médias arabophones. Gamal al-Banna, grand-oncle de Tariq Ramadan était un véritable réformateur de la pensée islamique. Très longtemps proche des milieux syndicalistes et de la gauche égyptienne sans jamais rompre avec la religion, Gamal al-Banna « n’a jamais cessé d’être critique de l’organisation [des Frères Musulmans], mais cela s’est renforcé dès les années 1980. En fait, plus il s’engageait avec une parole musulmane, plus il marquait sa différence avec les Frères » nous dit Tariq Ramadan lui-même, dans une interview accordée à Saphirnews en 2013 pour rendre hommage à la mémoire de son grand-oncle qui venait de décéder.

En résumé, que dire de tout cela en définitive ? L’affaire Ramadan révèle plus un mal être du côté des musulmans en mal de représentation, qu’une quelconque affaire de complot, ou d’une nouvelle forme de victimisation. D’après les dernières informations dont j’ai connaissance au moment où je rédige l’article, Tariq Ramadan aurait reconnu des relations extraconjugales avec au moins l’une des plaignantes. Ce faisant, l’image du rebelle résistant à un rouleau compresseur « occidental » et donc européano-centré, vient de s’effondrer. Tout à coup, les soutiens de Ramadan réalisent la triste vérité : Tariq Ramadan est un homme comme les autres, avec ses forces et ses faiblesses, ses réussites et ses secrets. Pauvres d’eux-mêmes. Tous ces soutiens, hommes et femmes, que vont-ils penser de leur propre engagement, du combat qu’ils ont porté sincèrement maintenant qu’ils savent que leur hér(ault)os, à défaut d’avoir violé qui que ce soit, n’est pas moralement irréprochable ? Vont-ils réaliser qu’ils n’ont pas vraiment cherché la vérité, mais plutôt à exprimer un mal être politique et donc social (voire sociétal) ?

En dernière analyse, tout ceci nous renvoie à cette réflexion de Brecht : « Malheur aux peuples qui ont besoin de héros » !

* Le maturidisme est un courant théologique fondé par l’imam Abû Mansûr al-Maturîdî, né vers 850 en Transoxiane (actuel Ouzbékistan), et mort vers 944. C’était un perse de Transoxiane, adepte du courant hanafite. Il a réussi à faire de son école théologique, à mi-chemin entre le mutazilisme et l’acharisme, le courant dogmatique dominant chez les fidèles adeptes du rite sunnite hanafite. J’oserai même laisser entendre, mais cela mériterait plus de recherches, que le maturidisme, a sans doute été une tentative de sauver ce qui pouvait l’être du mutazilisme, toujours vivace, mais pas auprès de la masse. Le mutazilisme est resté un mouvement de l’élite. Des puissants certes, mais eux-mêmes soumis aux aléas des jeux de dominations, d’alliances et de trahisons. Autrement dit, le mutazilisme était toujours là, influent, mais fragile. Le maturidisme pouvait se permettre d’être plus populaire, donc plus simple, mais de garder l’essentiel : c’est le raisonnement qui peut nous permettre de connaître les fondements du bien et du mal. Par voie de conséquence, ils sauvent ainsi la sagesse divine. Contrairement aux acharites, les maturidites, comme les mutazilites, défendent l’idée que Dieu recommande le bien parce que c’est bien, et nous pouvons donc le connaître par le travail de la raison indépendamment des textes révélés. Alors que pour les acharites, ce que Dieu recommande, c’est cela le bien, et on ne le connaît que par la révélation.