Première école de théologie systématique de l’islam, le mu’tazilisme a laissé une trace indélébile dans l’histoire de la civilisation musulmane. Ceci, au détriment de ses adversaires, à commencer par les sunnites, ceux qui ont réécrit les grandes lignes de l’histoire de l’Islam. Toutefois, face à l’héritage en présence et à la profondeur des vues et sans doute, la bienveillance de Dieu, l’héritage mu’tazilite refait surface régulièrement, et challenge la damnatio memoriae dont a été victime le mu’tazilisme classique. Aujourd’hui, nous redécouvrons une liste plus étendue de califes et de membres des Maisons Omeyyade et Abbasside, qui étaient mu’tazilites, alors que ce n’est jamais dit nulle part, sauf pour les califes de la Mihna (épreuve).
Un adage devenu célèbre dit que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Les vainqueurs, pas les justes, les sages ou les véridiques. Autrement dit, c’est le plus fort qui dicte sa vérité et qui finit par devenir vérité pour tous. En tout cas, jusqu’à ce que la « roue tourne » pour reprendre un autre adage connu. Ainsi, l’histoire de la civilisation musulmane a été écrite pour une bonne part par la tradition la plus tardive, celle qui avait gagné les faveurs des puissants Turcs Seldjoukides puis Ottomans. A savoir, le sunnisme. C’est lui qui a réécrit l’histoire de l’Islam. Aujourd’hui, nous devons remettre en question cette histoire lorsque des éléments nouveaux nous interpellent. C’est ce que nous faisons maintenant.
Le mu’tazilisme chez les Omeyyades, entre guerre et tentation
Une des choses les plus courantes que l’on fait quand on réécrit l’histoire, c’est de neutraliser les grands noms des adversaires, faire comme s’ils n’avaient jamais existé. Comme a voulu le faire Rome de Carthage en -146. En détruisant Carthage et en mettant du sel partout pour que rien n’y pousse. On appelle ce procédé damnatio memoriae. C’était aussi un procédé utilisé par les nouveaux empereurs pour faire oublier les plus anciens. On détruisait leur statue, grattaient leurs noms des édifices etc. Mais parfois les vainqueurs tentent de ridiculiser les vaincus pour les discréditer, et parfois, quand l’héritage est trop lourd, trop conséquent, on les « rapatrie. »
Ainsi, aux yeux de l’histoire la plus répandue, seuls trois califes Abbassides sont connus pour avoir été mu’tazilites : al-Ma’mūn (813-833), al-Mu’tassim (833-) et al-Wāthiq (m. 847). Selon l’imam zaydite yéménite du XIIIe siècle, Abdallah b. Hamza b. Suleymān (m. 614H./1217), dans son livre intitulé al-Shāfī, d’autres noms doivent être mentionnés. Y compris, des noms de certains membres de la première dynastie régnante, celle des Omeyyades. Pourtant considérée comme opposée au mu’tazilisme. D’ailleurs, la réputation des Omeyyades est sulfureuse, et souvent, cette dynastie a montré plus d’énergie à défendre ses propres intérêts qu’à se faire la gardienne sincère de la religion, ou la défenderesse de la foi islamique. Toutefois, même chez les Omeyyades, il n’est pas interdit de penser que certains membres aient été des croyants sincères, et parmi ceux-ci des mu’tazilites de stricte observance.
Abdallah b. Hamza énumère les califes, parmi les Omeyyades et les Abbassides, qui « professaient l’Unicité et la justice » et « se réclamaient de l’opinion des Gens de la Maisonnée [du Prophète sawas] (ahl al-bayt). » Le premier nom que nous donne l’auteur est celui du calife Omeyyade Abū Laylā Muʿāwiyya b. Yazīd, plus connu sous le nom de Muʿāwiyya II qui ne règne qu’une quarantaine de jours entre 683 et 684. Il a voulu mettre fin à la guerre intestine entre musulmans en faisant la paix avec Abdallah b. al-Zubayr. Face à son échec, il abdiqua alors qu’il n’avait que 23 ou 24 ans. Il mourra peu de temps plus tard. Le deuxième nom cité par l’auteur est Yāzīd b. al-Walīd, dit Yazid III le réducteur, en référence à la baisse de 10% de la solde des junūd (soldats). Il meurt après six mois de règne en 744. Mais l’auteur cite deux derniers noms d’Omeyyades pourtant plus anciens que Yazīd III. D’abord le gouverneur d’Égypte, et qui ne devint jamais calife, ʿAbdel ʿAzīz b. Marwān (m. 705), et surtout son fils, l’un des califes les plus connus des musulmans, ʿUmar b.ʿAbdel ʿAzīz, ʿUmar II. Très respecté de tous les musulmans, même les chi’ites pour avoir fait arrêter la tradition omeyyade des insultes envers l’imam Ali et sa famille (as). Opposé à sa propre parentèle, à qui il refusera les privilèges (à commencer par sa propre femme), Umar II mourra assassiné un an et demi après le début de son pouvoir. De tous les califes Omeyyades qui professaient l’Unicité et la justice, c’est celui qui règnera le plus longtemps. Et c’était peu.
Les mu’tazilites chez les Abbassides, une longue tradition
Parmi les califes Abbassides, la liste est plus fournie. Selon l’imam yéménite, les trois premiers califes de la dynastie étaient des défenseurs de l’Unicité et de la justice. Ainsi, Abū-l-ʿAbbās ʿAbdallah b. Muḥammad b. ʿAli b. ʿAbdallah, dit, al-Saffāḥ (m. 754). L’auteur nous dit même qu’il a été le disciple direct de Abū Hashim b. Muḥammad b. al-Hanafyya, le petit fils de l’imam ʿAli (as) en personne, et aussi maître de Wasil b. ʿAtā (m. 748). Le deuxième calife de la dynastie, Abū Jaʿfar al-Mansūr (m. 775), dont l’auteur dit qu’il était très bon connaisseur de la doctrine et un ami et probable disciple de ʿAmr b. ʿUbayd (m. 762) dont il était proche. Puis le fils d’al-Mansūr, al-Mahdī (m. 785), qui fit beaucoup pour la culture et la traduction de textes anciens en arabe. Puis viennent les trois califes connus pour leur politique énergique en faveur de la doctrine du Coran créé, al-Ma’mūn (m. 833), al-Muʿtaṣim (m. 842) et al-Wāthiq (m. 847). Al-Ma’mūn est sans doute le plus brillant de ces califes après al-Mansūr. Comme ce dernier, il était bon connaisseur de la doctrine mais aussi de la théologie. Il aurait rédigé des traités polémiques contre les Manichéens, les chrétiens et les juifs qui ne nous sont pas arrivés. Al-Muʿtaṣim s’appuyait sur son chef qadi, le mu’tazilite Aḥmad b. abī Du’ād (m. 854). Quant à al-Wāthiq, il reprit une politique répressive contre les hauts fonctionnaires partisans du Coran incréé.
« L’oubli » de l’héritage mu’tazilite maghrébin
Ceci explique sans doute pourquoi la dynastie Aghlabide qui s’établit en Ifriqyya (actuelle Tunisie avec Kairouan pour capitale) en 800, était elle-même de tradition mutazilite, et elle le restera (globalement), jusqu’à son éviction par la dynastie ismaélienne des Fatimides en 909. L’omniprésence de califes mu’tazilites parmi les premiers Abbassides explique sans doute pourquoi Ignace Goldziher estimait que le mu’tazilisme était la doctrine officielle de la dynastie Abbasside, au moins aux temps de son accession au pouvoir. Il n’est pas exclu qu’hormis les souverains zaydites, d’autres dirigeants ou dynastes locaux (comme les Berbères Banū Awriba de Volubilis) aient été mu’tazilites. Ce qui montre à quel point, au moins à un moment donné de l’histoire, le mouvement a été répandu et bien établi (voire article qui traite de cette question du mu’tazilisme au Maghreb).
Cette liste ne se veut pas exhaustive, mais son but était de montrer le rôle joué par des acteurs et partisans de cette école à travers l’histoire, et rétablir ainsi quelques données historiques importantes.
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