Cet article fait suite à deux autres parties : cf. partie 1 et partie 2.

Le mutazilisme en Algérie, au Maroc et en Espagne

Qu’en est-il du mutazilisme en dehors de l’Ifriqiya aghlabide ? Le Maroc actuel doit son origine à Idris Ier (m. 791), un zaydite. Or, les zaydites sont aussi mutazilites. En effet, les cinq principes du zaydisme étant ceux du mutazilisme (unicité, justice, promesse et menace, demeure intermédiaire, commandement moral – cf. ici pour plus de détails). C’est sans doute ce qui explique que les Aghlabides et les Idrissides étaient alliés (avec des hauts et des bas, le partage d’une foi commune n’étant pas suffisante pour établir des alliances politiques).

« Wa lâ ghâliba illâ-llâh » / « Et il n’y a pas de vainqueur, sinon Dieu » était la devise des princes nasrides, présente sur tous les murs de l’Alhambra de Grenade. Cette phrase aurait été prononcée par le fondateur de cette dynastie, Muhammad b. Nasr al-Ahmâr (m. 1273)*.

Idris fut aussi aidé par le chef berbère mutazilite de la tribu des ‘Awriba, Abû Layla Ishâq b. Muhammad b. ‘Abd al-Hâmid (m. 808), qui fit de sa place forte, Walila (Volubilis), la première capitale d’Idris avant la fondation de Fès. Cependant, il est à signaler qu’Idris II (m. 828) fit exécuter le chef ‘Awriba de son époque quand il découvrit les liens entre les ‘Awriba et les Aghlabides.

Enfin, je signalerais aussi l’existence à l’ouest de Tâhert, de principautés mutazilites, comme celle d’Ibrâhîm b. Muhammad al-Mu’tazilî (lui aussi berbère), dont la capitale était Ayzarag en Algérie actuelle. Quant à Tubna (aujourd’hui Batna), il s’agissait du fief des Aghlabides, situé à plus de 400 km au sud-est d’Alger ; il est difficile d’imaginer que seuls les Aghlabides y furent mutazilites. L’un des cadis nommés, en même temps que Sahnûn, al-Tubnî dont le nasab (filiation, origine) montre qu’il venait de Tubna, était mutazilite.

Notons aussi que le mutazilisme s’est propagé jusqu’en al-Andalus. Fait marquant et intéressant qui mériterait plus de recherche sur la question. Un auteur du XIe siècle, al-Faradî (m. 1013) nous donne le nom d’un aristocrate mutazilite andalou ‘Abd Allâh Habibî. Citons également Khalîl b. ‘Abd al-Rahmân dit Khalîl al-Ghafla. D’autres sources nous parlent d’un Khalîl al-Fadla, les deux surnoms sont l’un positif (Fadla/vertueux), l’autre plutôt négatif (Ghafla/distrait), il s’agit sans doute de la même personne.

Son disciple, Yahyâ b. Yahyâ al-Samina (m. 927), lui aussi connu pour s’être formé en partie en Orient comme son maître. Ibn Hazm (m. 1064) cite d’autres personnages andalous membres de l’École, Mûsâ b. Hâdir et son frère Ahmad. D’autres auteurs andalous on laissé une œuvre marquée par le mutazilisme, à tel point qu’il paraît inconcevable de penser qu’ils n’aient pas été influencés (si ce n’est carrément membres de ce courant).

Outre ceux que je viens de citer, certaines connexions interrogent le chercheur, comme lorsque le mystique Ibn ‘Arabî (m. 1240) reprend la théorie des modes divins (ahwâl) du mutazilite Abû Hâshim al-Jubbâ’î (m. 933).

Plus largement, on voit l’influence du mutazilisme en al-Andalus jusque dans le cercle des soufis qui se constituera autour d’Ibn Massara (m. 931) dont le père avait été gagné au mutazilisme au cours d’un voyage en Orient. Plus tard, il en instruira son fils. C’est dans le cercle d’Ibn Massara que se formèrent d’autres figures importantes du soufisme andalou et murcien comme Ibn Barrajan (m. 1141), al-Shawdhi (m. 1203), et bien sûr, le murcien al sheikh al akbar Muhyi al-Din Ibn ‘Arabî (m. 1240).

D’autres figures andalouses de la pensée interrogent aussi quant à leur influence mutazilite : ainsi d’Ibn Tufayl (m. 1185) dont son Hayy ibn yaqdhan (Vivant fils de l’éveillé) est un fameux conte philosophique montrant l’harmonie de la raison avec la révélation, véritable fondement de toute la pensée mutazilite. Quant à l’ami et disciple d’Ibn Tufayl, Averroès (m. 1198), je me contenterai de signaler que le rapport de ce fameux philosophe avec le mutazilisme a fait couler beaucoup d’encres. Un article sur cette question a déjà été publié depuis longtemps.

Le destin du mutazilisme maghrébin

Mais qu’est-ce que cela nous dit sur la population ? Jusqu’à présent, j’ai parlé de dynasties, de cadis, et de maîtres à penser. Mais jusqu’où le mutazilisme avait-il pu se diffuser dans les classes populaires ? Cela, malheureusement, reste quelque chose de difficile à estimer. Au cours des siècles qui suivirent, tout fut fait pour effacer toute trace d’appartenance autre que celle du sunnisme. C’est pourquoi le zaydisme, le mutazilisme et l’ismaélisme, bien qu’ils laissèrent quelques influences encore à bien dégager dans les cultures locales, virent leurs livres  systématiquement détruits. Avec le déplacement des Fâtimides vers l’Égypte en 969, et leur établissement sur place jusqu’en 1171, certaines œuvres ismaéliennes dont celles du cadi al-Nu’mân (entre autres) furent néanmoins sauvées. Les quelques communautés ibâdites encore en place ont permis de préserver la mémoire de la domination du khârijisme au sein des Berbères de cette époque. Mais le zaydisme et le mutazilisme, ont vu presque toutes leurs productions détruites. Ainsi, de tous les cadis dont nous avons conservé le nom, aucun traité ne nous est parvenu. Pas plus que nous sont parvenus les œuvres des mutazilites d’Orient. Seules quelques-unes ont miraculeusement traversé le temps.

Toutefois, par les différents écrits de l’hérésiographie, on sait que Wâsil b. ‘Atâ’ (m. 749) avait envoyé des missionnaires (da’i/du’at) au Maghreb, probablement autour des années 720 ou 730, ce qui pourrait expliquer la présence de principautés mutazilites, et donc, forcément, de populations mutazilites. D’ailleurs à cette époque, les mutazilites étaient appelés « wâsiliyya/wassilites », donc les disciples de Wassil. Selon certaines sources, la région de Tanger, place forte du mutazilisme à l’époque, comptait jusqu’à 30 000 membres. Au vu de la démographie de l’époque, cela représente un chiffre très important si on le prend tel quel. Mais il est plus probable que ce chiffre ne soit pas exact, tout du moins, il nous donne une idée de l’importance du mutazilisme dans la région du point de vue démographique.

Mais alors, où sont passées toutes ces populations aujourd’hui ? A cette étape de la réflexion, nous ne pouvons que nous lancer dans des conjectures. Le plus probable étant que petit à petit, avec le temps, les hanafites ifriqiyens (mutazilites ou non), ainsi que les zaydites, vaincus par les Fâtimides, finirent par s’assimiler avec les Ismaéliens. Du coup, ils subirent le même sort qu’eux après la restauration sunnite du XIe siècle (massacres, exils, dépérissement, assimilation à la population locale). Ceux des régions de l’ouest de Tâhert finirent probablement par se dissoudre au sein des groupes ibâdites locaux.

Tout cet éclairage historique nous montre à quel point l’activité humaine et dynamique et, contrairement aux croyances établies, changeante. Le mutazilisme n’est donc pas étranger au Maghreb. Ce sont des mutazilites, dont des Zaydites, Aghlabides et Idrissides, qui ont permis l’appropriation de l’islam par les populations locales. Mais aussi son autonomisation par rapport à l’Orient. D’ailleurs, on y voit une égale implication des populations aussi bien berbères qu’arabes.

Le mutazilisme n’est donc pas une « innovation » dans le Maghreb, ni même un phénomène exogène, mais bien un élément essentiel, voire constitutif, de notre patrimoine. Un phénomène bien présent jusqu’au tréfonds de ce qui fait la culture de l’Occident musulman. A nous de le réactualiser dans notre cadre contemporain, ce qui lui permettra de rendre à l’islam sa double vocation d’émancipation et d’épanouissement. L’histoire n’est donc pas encore finie, mais à ponctuer avec trois petits points…

* Le slogan des Nasrides, place en son centre le mot « ghâleb » qui repose sur les lettres G-L-B, or ce sont aussi les lettres qu’utilisèrent les Aghlabides dans la frappe de leur monnaie. Ce qui a fait de ces lettres, racine trilitère du nom « Aghlab ».

Cartes

Bibliographie

Sur l’Ifriqiya :

  • Habib Boulares, Târîkh Tûnis, ahamm al-tawârîkh wa-l ahdâth, Tunis, Cérès éditions, 2011 (français), 2015 (arabe)
  • Mohamed Talbi, L’émirat aghlabide (184-296/800-909), Histoire politique, Paris, Maisonneuve, 1966
  • Id., al-Sirâ’ al-lahûti fi al-Qayrawan ayâm al-aghâliba, Tunis, Manchourat Soutimidi, 2017
  • http://www.alukah.net/ (site plus ou moins hostile au mu’tazilisme mais qui a l’avantage de présenter des articles avec de multiples sources, bien qu’un travail de tri est toujours utile (pour les pages sur les cadis des aghlabides http://www.alukah.net/culture/0/6190/#_ftn18).

Sur le reste du Maghreb, Espagne comprise :

  • Suleymane Selim Alamuddin, al-Mu’tazila, Târîkh ‘aqâ’id firaq a’lâm, Beyrouth, Nawfel, 2000
  • Chikh Bouamrane, Le problème de la liberté humaine dans la pensée musulmane (solution mu’tazilite), Paris, Vrin, 1978
  • Miguel Asin Palacios, The mystical philosophy of Ibn Masara and his followers, trad. anglaise Elmer H. Douglas et Howard W. Yoder, Leiden, Brill, 1997 (première éd. Madrid, 1914)
  • Mohamed Talbi, L’émirat aghlabide (184-296/800-909), Histoire politique, Paris, Maisonneuve, 1966
  • Id., al-Sirâ’ al-lahûti fi al-Qayrawan ayâm al-aghâliba, Tunis, Manchourat Soutimidi, 2017
  • Govert Westerveld, Ibn Sab’in of the Ricote Valley, the first and last Islamic place in Spain, Primera edicion, 2015