Le monde musulman, principalement dans sa composante arabe, traverse une guerre civile qui ne dit pas son nom. Beaucoup ont peur du choc des civilisations comme l’avait conceptualisé à son époque Samuel Huntington : une civilisation considérée comme étant d’inspiration chrétienne, et une autre, d’inspiration musulmane.

Cela ne veut pas dire que toute la planète se partage entre ces deux pôles uniquement, mais qu’il s’agit ici, dans la conception la plus répandue de la chose, des deux principaux belligérants.

Jusqu’où mène le fatalisme…

La réalité est autre. Un conflit a éclaté au sein de l’Islam (« I » majuscule, donc la civilisation, pas la religion, qui s’écrit avec un « i » minuscule), ce conflit oppose deux approches radicalement différentes de la même religion. Une véhiculée par les tenants de l’imitation (naql), et une autre, véhiculée par les tenants de la démarche rationnelle (aql). Mais cette ligne de fracture (aql/naql) n’est pas la seule. Elle recoupe elle-même une autre ligne de fracture. Si derrière les tenanciers de l’imitation nous pouvons deviner l’ombre des défenseurs de l’approche traditionniste (ahl al-hadith) de la religion ; de la même manière, nous pouvons deviner derrière les tenanciers de la démarche rationnelle, l’approche des « partisans de l’opinion » (ahl al-ra’y).

Un dernier recoupement possible peut être trouvé dans la manière d’appréhender Dieu. Dans le Coran, Dieu est décrit de manières différentes. Parmi elles, Dieu est Omnipotent, en même temps Dieu est Le plus Sage des Sages. Ici, omnipotence et sagesse sont en conflit. Pour certains, l’omnipotence s’impose sur tout le reste. C’est comme si la toute puissance de Dieu s’imposait à Dieu Lui-même, et que porté par Sa puissance, Ses actions ne répondaient plus à aucune logique et aucune cohérence, ainsi qu’à aucune sagesse. Ainsi, est bon ce que Dieu décrète « être bon », est mauvais ce que Dieu décrète « être mauvais ». Ici, c’est l’idée de l’arbitraire du divin qui s’impose. Dieu ne répondant de rien à personne. Il fait comme il veut, quand Il le veut. Il peut nous révéler la vérité dans un cycle de révélations, puis, dans un second geste, décider d’envoyer en enfer les justes, et récompenser les pécheurs. Dans cette acception du divin, c’est la volonté de Dieu qui décide de tout, y compris de ce qui relève du bien et du mal. Ce divin arbitraire est hors de portée de la race humaine, et l’humain doit s’y soumettre.

Cette tendance gagne nombre d’adeptes parmi les musulmans de naissance, et chez un certain nombre de nouveaux convertis des classes sociales les plus fragiles principalement mais pas uniquement. En somme, ne voir qu’un Dieu Omnipotent et arbitraire produit une impression de passivité : ceux-là ont l’impression de subir leur vie plus qu’ils ne se sentent la choisir et la vivre pleinement. Cette non emprise sur les événements de leur vie se trouve justifiée par l’omnipotence divine, et par la volonté de Dieu qui fait ce qui lui veut. Le quotidien, aussi dur soit-il, se trouve justifié et légitimé par ce fatalisme. Dans certains cas, il y a même des possibilités d’amélioration de cette vie : par une pratique rigoriste piétiste de la religion. Et, dans un certain nombre de cas réduits : dans l’accomplissement d’actes volontaires qui vont dans le sens de la volonté divine, ou de ce que eux, considèrent comme étant la volonté divine. Ces cas-là se radicalisent et pour eux, il n’existe plus aucune limite quand il s’agit d’imposer la volonté divine. Ils peuvent trafiquer pour récolter de l’argent à des combattants, tuer des gens, femmes et enfants compris, égorger, massacrer, réduire en esclavage, ou même, dans le cas de certaines femmes, se vendre… pardon… se « marier » plusieurs fois par mois. Que voulez-vous, il faut bien que le guerrier se repose.

Omnipotence ou Sagesse ?

Face à eux, une autre conception existe. Celle défendue par les tenants des usûl, des principes, et qui disent que Dieu a interdit le mauvais et a autorisé ce qui est bon. Celle défendue par les tenants d’un Dieu certes omnipotent mais aussi sage. Autrement dit, le bien et le mal sont des réalités en elles-mêmes, et Dieu les interdit ou les recommande en vue d’éviter au croyant un mal, ou de lui octroyer un bien. Le bien et le mal ont des existences cohérentes et signifiantes. Les révélations sont ici perçues comme des signes de la douceur et de l’amour divins. Dieu envoie à Ses créatures des signes, des révélations, et des prophètes pour les édifier, leur enseigner, et au final, les protéger du mal. Dieu est non seulement Sage, mais Il est aussi Bon, Juste et Amour. La cohérence, et l’établissement, si ce n’est d’un système, d’une anastomose des idées et des valeurs. Bien entendu, l’idée de l’omnipotence divine est toujours intacte, mais si Dieu ne connaît aucune limite, Il est aussi celui qui S’est imposé la justice, car Dieu « ne transgresse pas Ses promesses » comme nous le rappelle souvent le Coran.

Cela dit, la tentation est grande de faire des partisans de la première conception des fous dangereux, et des tenants de la seconde, de sages croyants éclairés, car la vérité est plus complexe. De grands maîtres soufis et autres mystiques étaient de purs défenseurs de l’omnipotence divine ; tandis que des potentats modernes, des tyrans, se faisaient et se font encore les porteurs de la seconde conception.

Et nous voilà arrivés à ce point. Tous les endroits où des musulmans se trouvent, sont susceptibles de se transformer en champs de bataille. Les rigoristes et les radicaux (tenants de la première conception) jouent sur un fort sentiment (parfois réel, parfois fantasmé) de victimisation, voire de complot. Pour eux, il est important de montrer que Dieu privilégie les musulmans et que c’est pour cela que les hypocrites et les non-musulmans s’opposent aux décrets de Dieu et à Ses lois.

Mais un motif uniquement religieux est-il suffisant pour expliquer la situation de guerre que traverse le monde musulman ? Non, trois fois non. Les raisons sont complexes et profondes. L’économie interne et externe des pays, la dépendance tant économique et sociale vis-à-vis des anciens pays colonisateurs et/ou « tutélaires », la dépréciation de soi compensé par un fort complexe de supériorité, la gestion post-coloniale tant des anciens colons que des anciens colonisés, et l’actualité toujours réelle de l’impérialisme, la perte du pouvoir symbolique du califat, constituent sans doute un essaim de réponses, peut-être incomplètes, pour comprendre les raisons de l’éclatement du conflit.

Pour ma part, je persiste à défendre la toute sagesse de Dieu, et l’idée de la cohérence de la Révélation et de sa relation symbiotique avec la raison. Les mutazilites représentent une partie des défenseurs de la sagesse divine et de l’efficience de l’utilisation de la raison dans la religion. Que Dieu apporte de la patience à tous les musulmans et à tous ceux qui souffrent. Nul ne sait combien ce conflit perdurera, mais je reste convaincu que les défaites des extrémistes (Daesh, Jabhat al-Nusra, Al-Qaïda…) ne constituent qu’un début à atteindre, mais qu’un profond travail reste à faire.