Cet article fait suite à une première partie que vous pouvez consulter ici. Dans la première partie, il a été question de l’établissement de l’État aghlabide et de l’établissement d’une première judicature mutazilite. Mais avec Muhammad Ier, les choses changent, et le sunnisme malikite prend de l’ampleur. Suite des événements… 

Muhammad Ier (841-856), favorise le malikisme suite à la tentative de son frère, Abû Ja’far Ahmad de lui prendre le pouvoir en 846. Après une série d’événements et un intermède d’un an, Muhammad Ier parvient à reprendre les rênes de l’État. Cela fut possible parce que Muhammad Ier avait reçu l’appui des malikites, des religieux mais aussi des masses. Contrairement à la politique d’équilibre de ses aïeux, Abû Ja’far se montra hostile au ahl al hadîth (partisans du hadith) et tenta d’importer la mihna (épreuve) en Ifriqiya contre le chef incontesté des sunnites maghrébins de l’époque, l’imam Sahnûn (776-854). Il s’attaqua aussi aux Banû Humayd, aristocrates malikites proches conseillers des émirs aghlabides.

Timbre postal tunisien représentant le juriste malikite Sahnûn (m. 854)

Revenu au pouvoir, Muhammad Ier nomma l’imam Sahnûn comme cadi de Kairouan. Plus que cela, Muhammad Ier devint lui-même un dévot malikite. Sahnûn n’accepta pas tout de suite ce nouveau rôle (contrairement à une légende courante, les hanafites se montrèrent plutôt hostiles à ce projet, il a fallu tout ce temps pour les convaincre, Sahnûn refusant le poste s’il n’était pas approuvé par les hanafites), sa nomination fut effective à partir du 1er avril 849. A partir de cette date, les religieux malikites prirent de plus en plus de poids dans la politique de l’État aghlabide. Rappelons que la première mesure que prit le nouveau cadi, fut de torturer son prédécesseur, le mutazilite Ibn Abî l-Jawad, comme nous l’avons vu dans la première partie.

Les religieux mâlikites finirent même par soumettre complètement le prince et en vinrent jusqu’à l’admonester durement en public sans qu’il ne réagisse. L’historien tunisien Mohamed Talbi précise que :

« La politique de rapprochement avec les sunnites apporta donc à Muhammad Ier des fruits surtout amers, et ne fit qu’encourager, non seulement le franc-parler et la censure des actes du gouvernement mais aussi l’irrespect. »

Agacé, désabusé, quoiqu’il en soit, en 854, Muhammad Ier n’y tint plus, et il nomma un co-cadi à Sahnûn, un certain Al-Tubnî, un mutazilite hanafite (de mauvaise réputation, mais tous les mutazilites furent suspectés d’incompétence étant considérés comme hérétiques par la plupart des sources). Al-Tubnî resta en place six mois. Le but ayant été d’affaiblir Sahnûn, dont le poids devenait bien trop pesant.

A l’époque de Ziyâdat Allah Ier, Ibn al-Furât fut nommé co-cadi avec Abû Muhriz en raison de son prestige. Ils tinrent la judicature ensemble et plutôt harmonieusement pendant une dizaine d’années. Mais ici, Muhammad Ier avait voulu affaiblir la puissance de son encombrant cadi mâlikite en lui enjoignant quelqu’un dont les positions étaient aux antipodes des siennes et dont il pouvait infléchir les positions par des décisions plus accommodantes. Mais Muhammad Ier représenta un tournant, en ce sens que les princes aghlabides tentèrent alors de se rapprocher du peuple, majoritairement sunnite, et dont le cœur penchait un peu plus vers le mâlikisme que le hanafisme.

Mais la famille d’al-Aghlab, resta fidèle à ses convictions. Pendant 18 ans, c’est la figure d’Ibn ‘Imrân, un cadi hanafite (mais aussi bon connaisseur du mâlikisme, ce qui semble avoir été un trait commun à l’époque), qui domina la judicature officielle. Il arriva en poste en 854 sous Muhammad Ier après la mort de Sahnûn, et traversa les règnes d’Abû Ibrâhîm Ahmad (856-863), Ziyâdat Allâh II (863-864), et une partie de celui de Muhammad II, qui le remplaça par une autre personnalité très importante, le mâlikite Ibn Tâlib en 867, avant de rappeler Ibn ‘Imrân en 869. Ibn ‘Imrân resta en poste jusqu’à la mort du prince en 875.

A partir de ce moment là, la propagande ismaélienne (qui porta au pouvoir les Fâtimides) commença à émerger. Les princes aghlabides tentèrent de se concilier le peuple, et le nombre de cadis mâlikites nommés à la judicature augmenta malgré parfois des inimitiés très fortes, comme celle qui opposa Ibrâhîm II, arrivé au pouvoir en 875, à son cadi, Ibn Tâlib, jusqu’en 888. A la mort d’Ibn Tâlib, Ibrâhîm II nomma le mutazilite Ibn ‘Abdûn qui resta en fonction jusqu’en 891. Puis le hanafite Ibn Hârûn pendant un an ; puis l’influent mâlikite ‘Issâ b. Miskîn en 892 qui resta en place jusqu’en 902.

Vers la fin de sa vie, Ibrâhîm II nomma de nouveau un mutazilite comme cadi de Kairouan, al-Saydânî (de la tribu berbère des Saydân). Le nouvel émir, ‘Abd Allâh II, ascète mutazilite, fut le dernier vrai émir digne de ce nom. Il confirma al-Saydânî à son poste, mais fut assassiné un an plus tard par son fils Ziyâdat Allâh III (903-909), qui massacra une bonne partie de sa famille (Mohamed Talbi parle de « suicide des Aghlabides »), et qui nomma à la judicature le mâlikite Ibn Khashâb (de 903 à 905), puis le hanafite Ibn Jamâl (ou Jimal 905-906) et à nouveau Ibn Khashâb de 907 à 909. L’émir fuit le pays qu’il a été incapable de défendre face aux Fâtimides. Une légende dit de lui, qu’une fois arrivé en Orient, il mourut seul et abandonné, il aurait été enterré dans une fosse sceptique aux alentours de Jérusalem ou de Ramala. Cette légende nous instruit sur le souvenir qu’a laissé ce personnage.

Ainsi, Muhammad Ier est le seul des émirs aghlabides dont nous savons de manière certaine qu’il était sunnite mâlikite. Mais sa famille est restée fidèle au mutazilisme ce qui voulait dire qu’elle était aussi restée hanafite. C’est ce qui explique que même lui (Muhammad Ier), a nommé, deux cadis hanafites (l’un avant, l’autre après la mort de Sahnûn), dont au moins un (al-Tubnî), était mutazilite. Des années plus tard, Ibrâhîm II nomma un nouveau mutazilite, Ibn ‘Abdûn ; et encore plus tard, c’est un mutazilite convaincu et zélé que l’on trouve dans le personnage l’émir ‘Abd Allâh II, qui confirma al-Saydânî, lui aussi mutazilite, au poste de cadi de Kairouan. Autrement dit, le mutazilisme est resté un élément structurant de l’identité aghlabide, mais les princes de cette dynastie n’ont jamais cherché à imposé leur credo personnel au peuple. Bien au contraire, puisqu’ils tentèrent de se le concilier en nommant à la judicature suprême des religieux soutenus par le peuple, bien qu’ils étaient d’une autre obédience (hanafites sunnites et mâlikites).

A suivre mercredi 10 janvier 2018, dernier épisode : Partie 3. D’Ifriqiya à al-Andalus