Le Maghreb (Occident arabo-musulman) présente actuellement un paysage religieux assez original par rapport au Machrek (Orient arabo-musulman). En effet, l’Orient, bien que majoritairement musulman sunnite, compte beaucoup de variétés, internes et externes. Par externes, j’entends les autres religions, christianisme, judaïsme voire d’autres. Mais mon intérêt dans cet article concerne la diversité interne. Par interne, j’entends la diversité dans l’islam.

Toutes les écoles juridico-rituelles (madhâhib / singulier madhhab) sont représentées avec des majorités variables entre les régions (entre hanafites, chafi’ites, malikites et hanbalites notamment via leur excroissance actuelle, qu’est le salafisme). Mais le Maghreb présente une incroyable homogénéité, en raison de la domination quasi exclusive du sunnisme malikite.

Cour centrale de la mosquée de Kairouan, Sidi Oqba, avec vue sur son minaret, dont la base carrée est considérée comme étant le modèle architectural des mosquées maghrébines.

Certes, de très petites minorités se sont maintenues, comme les Ibadites du M’zab algérien, de l’île de Djerba en Tunisie, et du Jabal Néfoussa en Libye. Dans le sunnisme, des traces hanafites existent dans les provinces anciennement ottomanes (Algérie et Tunisie notamment), mais l’écrasante majorité actuelle relève de l’islam sunnite de rite malikite. Cela est connu et revendiqué, jusqu’au roi du Maroc, qui se réclame amir al-mu’minîn, prince des croyants, et qui fait du malikisme la doctrine officielle de l’État. Pourtant, peu de gens savent qu’Idris Ier, fondateur de Fès, et du premier État islamique de la région, n’était pas malikite. Il n’était même pas sunnite, mais chi’ite zaydite ; tandis que ceux qui ont mis en place le premier État musulman indépendant en Ifriqiya furent les Aghlabides mutazilites.

Cet article a pour but de révéler à ceux qui ne le savaient pas que le Maghreb n’a pas toujours présenté ce visage monochrome. Mais outre l’intérêt historique que cette petite étude représente, il s’agit de montrer que l’islam n’a pu réellement pénétrer les consciences que parce que cet héritage était divers et qu’il apportait toutes sortes de réponses aux différentes aspirations de l’époque.

C’est cela que l’on doit retrouver : une flexibilité qui mêle centralité du message et variété des apports. C’est pour contribuer à atteindre cet objectif, aussi modestement que possible, que j’ai rédigé cet article. L’histoire n’est pas une science morte, mais une source dans laquelle on s’abreuve pour connaître et s’enrichir des expériences passées, bonnes ou mauvaises. Lorsque des expériences sont bénéfiques, on doit les analyser de près et en tirer avantage. Et pas les enterrer dans des trous mémoriels. Ceci nous obligerait à vivre dans l’aveuglement des ignorances et à ne jamais sortir des troubles et des bégaiements de l’histoire. Prenons le bon, laissons le mauvais.

L’Ifriqiya des Aghlabides

Quand les Arabes arrivèrent dans l’ancienne province romaine d’Africa (une bonne partie de la Tunisie actuelle, mordant sur l’est algérien et l’ouest libyen), ils arabisèrent le nom qui devint Ifriqiya. C’est de cette région que démarra l’histoire de l’Islam au Maghreb qui finit par inclure le Maroc et les trois quarts de l’Espagne actuelle.

L’islam est arrivé dans la région dans la seconde moitié du VIIe siècle, porté par les Arabes sous la férule de la dynastie omeyyade. Arrivés sur place, ils y fondèrent la ville de Kairouan en 670. La guerre qui les opposa aux Berbères fut dure et longue, ils perdirent Kairouan et la reprirent plusieurs fois. Mais le grand tournant dans l’histoire de l’Afrique du Nord médiévale fut l’instauration de la première principauté musulmane établie en Ifriqiya qui resta au service des califes abbassides tout en gardant  une grande indépendance : l’émirat des Aghlabides (800-909). Leur capitale Kairouan porte encore les marques visibles de leurs travaux (réfection de la mosquée de Kairouan, construction des fameux bassins des Aghlabides), de même que la ville de Sousse et ailleurs (écriture coufique, etc.).

En Tunisie, les Aghlabides ont profondément marqué l’histoire du pays en tant que première dynastie musulmane locale. Arabes d’origine, appartenant à la tribu des Tamîm. Al-Aghlab qui laissa son nom à la dynastie est le premier personnage qui apparaît dans les chroniques. Il s’illustra lors de la révolte des Abbassides dans le Khorassan iranien. Cette révolte aboutit à la révolution abbasside de 750 qui mit fin à la dynastie des Omeyyades de Damas (661-750). Envoyé plus tard au Maghreb (Occident du monde musulman), il s’installa à Tobna (Batna actuellement) et en devint le gouverneur. C’est de là que son fils, Ibrâhîm b. al-Aghlab (m. 812), prit les rênes de l’Ifriqiya à partir de 800.

Mais le fait quasiment inconnu du public tunisien et plus largement du public tout court est que les Aghlabides étaient mutazilites en théologie et hanafites pour le rite. Ils le restèrent jusqu’à la fin de leur règne (à l’exception de la parenthèse de l’émir Muhammad Ier).

En effet, les émirs aghlabides nommèrent des mutazilites à la charge de cadi (juge) de Kairouan (qadi al-Qayrawan), mais aussi des malikites et des hanafites sunnites. Le hanafisme était tellement jumelé au mutazilisme qu’il était parfois difficile de les distinguer. A cette époque, les hanafites se divisaient en deux catégories : ceux considérés sunnites (à l’instar d’Assad Ibn al-Furât), et ceux qualifiés de mutazilites.

Lorsqu’il arriva au pouvoir Ibrâhîm b. al-Aghlab, le fondateur de la dynastie, trouva au poste de cadi de Kairouan, Ibn Ghânim, un malikite. Mais à la mort de ce dernier en 806, il nomma à sa place un mutazilite, Abû Muhriz al-Kilâbî (Kinânî selon d’autres sources) al-Hanafî (m. 828-9). Abû Muhriz occupa ce poste sous les trois premiers émirs de la dynastie : Ibrâhîm Ier, ‘Abdallâh Ier et Ziyâdat Allâh Ier (m. 838).

Ce dernier nomma un co-cadi à Abû Muhriz en 819 : le fameux Assad b. al-Furât (m. 828-9), revendiqué tant par les Malikites (dits « Médinois ») que par les Hanafites (dits « Irakiens »). Ibn al-Furât a été un disciple de Mâlik b. Anas (m. 795-6) mais aussi l’un des disciples directs d’Abû Hanîfa (m. 767). Il était donc connaisseur des deux écoles, mais à Kairouan, il était le leader des Hanafites. Quoiqu’il en soit, Assad mourut en 828-9 en Sicile pendant la conquête de l’île ; la même année qu’Abû Muhriz.

A la mort de ce dernier, son fils, Ahmad, prit sa place en 829 pendant deux ans. Rien n’indique qu’Ahmad était d’une obédience différente de celle de son père, il était donc très probablement, lui aussi, mutazilite hanafite. En 831, l’émir Ziyâdat Allâh Ier nomma Ibn Abî l-Jawad comme nouveau cadi de Kairouan. Lui aussi mutazilite, il resta en poste jusqu’en 848-9.

Cette même année le nouvel émir, Muhammad Ier, seul prince malikite de la dynastie, nomma le fameux imam Sahnûn (m. 854), auteur de la Mudawanna al-kubra, œuvre de fiqh malikite et à qui l’on attribue la diffusion du malikisme au Maghreb. L’un de ses premiers actes fut de faire arrêter son prédécesseur, Ibn Abî l-Jawad, et de lui infliger des séances de tortures jusqu’à ce que ce dernier trépasse des suites des sévices subis, en raison de l’obédience mutazilite d’Ibn Abî l-Jawad. Les tentatives désespérées d’Asma bint Assad b. al-Furât pour faire libérer son mari ne menèrent nulle part. Sans doute poursuivi par une crise de conscience des suites de l’ignominie de son acte, Sahnûn aurait dit la chose suivante :

« Ma anâ qataltahu, al-haqq qatalahu » / « Je ne l’ai pas tué, c’est la vérité qui l’a tué ».

A suivre mercredi 3 janvier 2018 : Partie 2. La restauration sunnite…

N.B. Des cartes et une bibliographie seront ajoutées dans le troisième article de cette série 🙂