A l’occasion du Mawlid Annabawi al-Shârif (Naissance du noble prophète Muhammad), voici un avant-projet collectif de « Manifeste en faveur du respect de l’Esprit de la shari’a et des droits humains », publié la première fois en 2005.

Je le publie à nouveau aujourd’hui après l’avoir un peu modifié et mis à jour avec l’accord des auteurs initiaux.

Ce Manifeste est appelé à évoluer en fonction de la participation des lecteurs. N’hésitez pas à vous impliquer et à nous contacter via le formulaire de contact.

Présentons-nous

Nombreux sont ceux qui s’expriment « au nom de l’islam » ; les islamistes cherchent à faire croire que leurs points de vues particuliers sur cette religion sont fondés directement sur ses principes universels, et se servent du « nous » comme s’ils parlaient pour l’ensemble des musulmans. Tel n’est pas notre cas, et si les positions que nous soutenons ne prétendent ni à l’originalité ni à la nouveauté mais ont l’ambition d’expliciter un avis partagé par la majorité trop souvent silencieuse de la communauté, nous devons préciser quel « nous » expriment ces positions, présenter le courant auquel nous revendiquons appartenir et lui donner un nom… Dans l’anthropologie musulmane traditionnelle, le qalb (cœur), est le centre de l’être humain qui relie le nafs (l’âme charnelle désirante ou ego) au rûh (l’Esprit ou Souffle créateur), la parcelle de divin en chacun. Tout musulman qui salue quelqu’un, lui souhaite la Paix et engage un échange avec lui, pose sa main droite sur son cœur. Le cœur est l’organe de la relation, du lien affectif comme intellectuel, de la religion comme de l’intelligence au sens étymologique latin de ces deux mots français (religare : relier ; inter legere : lier ensemble), donc de la construction de manières de vivre ensemble. Legere constitue également l’étymologie du verbe « lire » : la lecture relie du point les traits des lettres des mots des phrases d’où prolifère la multiplicité des sens – à l’image de la manifestation de l’Un dans le multiple –, et le premier mot de la Révélation coranique est Iqra’ (« Lis ! »).

C’est pourquoi nous nous présentons comme « musulmans pour l’intelligence du cœur ». Le mot charia, souvent traduit improprement par « Loi islamique » ou plus improprement encore par « Loi divine », signifie étymologiquement en arabe « chemin vers un point d’eau » : c’est une voie qui mène où s’abreuver, une orientation pour la progression vers l’excellence. Nous pourrions donc tout aussi bien nous présenter comme « musulmans de la voie du cœur ». A partir du VIIIe siècle, les mutazilites ont soutenu une doctrine philosophique et religieuse faisant appel à la raison (‘aql) selon laquelle : – les humains sont libres ; – le Coran a été créé par Dieu à l’époque de la prophétie et requiert pour être compris d’être mis en histoire. Pour nous situer parmi les courants de la Tradition, nous pourrions également nous présenter comme « néo-mutazilites ».

« Pas en notre nom »

Dans le charivari médiatique autour de l’islam, il est fréquemment question de contraintes et de sanctions, présentées comme des « applications de la charia » dans des Etats (1) dont la législation se fonde en tout ou en partie sur le droit musulman et dans des mouvances islamistes (2) qui en appellent à cette « application ». Cela va de l’obligation du port du foulard par les femmes à la lapidation des mères célibataires, en passant par l’amputation de la main des voleurs et autres châtiments corporels. Convaincus que l’esprit de la charia est très éloigné de ces pratiques, nous rejoignons celles et ceux qui dénoncent les abus commis au nom de l’islam et nous nous sentons tenus de prendre publiquement position. Si les abus sont visibles et si le respect de l’esprit de la charia ne l’est pas, l’islam s’en trouve déformé, dans et hors la communauté. La présente tentative de restaurer sa pensée et son image si souvent maltraitées représente pour nous une forme de jihad (effort).

D’origines et de tendances diverses, vivant en Occident pour ce qui concerne les initiateurs du présent Manifeste, nous aimons notre religion et cherchons comme des millions d’autres à respecter les exigences et obligations de la charia telle qu’un effort de compréhension amène chacun de nous à la concevoir. En signant ce texte, nous voulons faire entendre ce qui dans cette conception nous est commun et nous démarquer sans ambiguïté des façons de l’interpréter selon lesquelles elle inflige des châtiments cruels et contraires aux droits humains tels que conçus à notre époque. Car si la charia est source inépuisable de bienfaits, nous savons aussi que certains justifient prétendument en son nom ce qui nous paraît injustifiable.

La charia, esprit qui guide la fabrication des mœurs

Les peuples très différents les uns des autres qui au cours des siècles ont embrassé l’islam n’ont jamais rompu avec leurs coutumes et traditions préalables mais les ont transformées en progressant sur « le chemin vers un point d’eau » que constitue la charia. L’islam oblige les croyants de toutes époques et de toutes cultures à un effort d’interprétation – ijtihâd – pour extraire le sens éternel et absolu de ceux (une petite fraction) des versets coraniques qui font des recommandations de type législatif à la jeune communauté musulmane d’Arabie au temps du Prophète Muhammad – prière et salut sur lui –, en vue d’appliquer ce sens à leur propre contexte de vie ; les savant musulmans – les oulémas – font un métier de cette obligation pour tous. Chacun, là où il est et avec ce qu’il est, cherche à orienter sa façon de vivre et ses relations aux autres vers cette source, et, au fil des siècles, l’accumulation de ces efforts conjugués fait souffler l’Esprit de l’islam sur les mœurs. Dans la foisonnante diversité des peuples musulmans, les mœurs et coutumes traditionnelles vivantes sont donc des formes d’« ijtihâd collective incarnée », des constructions de manières de vivre ensemble dans la paix orientées par la shari’a. A la multiplicité des cultures répond la pluralité des formes d’ijtihâd qui ont de par le monde façonné des arts de vivre où règne l’intelligence du cœur. Nous célébrons la miséricorde divine de la charia qui enveloppe depuis quatorze siècles la vie de milliards de personnes et des sociétés très diverses, qui illumine les cœurs et perfectionne les comportements. Cet esprit fait vivre les traditions et inspire joie de vivre, bienveillance, générosité, solidarité, courtoisie, hospitalité, humilité, sollicitude, honnêteté, justice, ouverture du cœur, recherche de l’excellence, respect des différences, suspension du jugement (Dieu seul est juge).

Mais nous récusons les islamistes réformateurs modernistes qui, détournant le prestige des oulémas à leur profit, cherchent à imposer leur conception uniformisée et desséchée de la charia comme « Loi divine » rigoriste et puritaine qui dicte un « redressement » des mœurs et l’éradication des coutumes traditionnelles (qualifiées de bid’a – innovations blâmables), et sèment ce faisant la discorde dans les familles et la division des communautés.

Lectures de la Charia

La charia se fonde sur :

  1. Les versets du Coran à portée législative ;
  2. La sunna, tradition prophétique transmise par les hadiths, récits des actes et paroles de l’Envoyé de Dieu Muhammad – prière et paix sur lui ;
  3. Le fiqh, interprétations juridiques de ces versets et hadith accumulées par les savants et juristes de différentes écoles et constituées en jurisprudence.

Voici comment nous nous accordons pour la comprendre.

Concernant la façon d’interpréter le Saint Coran, nous avançons avec de nombreux oulémas et penseurs musulmans (3) que l’esprit des versets s’adresse directement à la communauté des premiers musulmans issue de la société d’Arabie du début du VIIe siècle, pour transformer en profondeur sans la détruire cette société à partir de ce qu’elle est, dans un esprit de vie, d’amour, de justice, de paix et d’égalité. Or, cette société, à côté de ses qualités, n’en était pas moins ultra-machiste, inégalitaire, injuste, brutale, pillarde, esclavagiste… ce pourquoi on l’appelle Jahiliyya (ignorance préislamique). L’effort d’interprétation (ijtihâd) qu’exige Dieu de tout croyant et des oulémas en particulier consiste à extraire le sens de cette transformation pour l’appliquer à leur propre contexte de vie (socioculturel et historique), individuel et collectif (éthique et politique), avec ce dont chacun dispose comme intelligence, comme cœur et comme savoir, et, pour les dimensions collectives, avec la choura, concertation en assemblée des croyants. Ainsi, le verset qui recommande de couper la main aux voleurs constitue un allègement de leur sort dans une société où ils sont mis à mort ; les versets qui accordent une part d’héritage moitié moindre aux femmes qu’aux hommes (chargés par ailleurs de subvenir aux besoins du ménage) révolutionnent une société où les femmes n’héritent de rien et tendent vers l’égalité des droits ; ceux qui confèrent des obligations envers les esclaves ne signifient pas que l’esclavage est admis par l’islam mais visent au contraire son abolition à terme et l’adoucit dans l’intervalle ; ceux qui réduisent le nombre d’épouses à quatre ne promeuvent pas la polygamie mais la limitent en visant également son abolition ; celui (sur lequel s’appuient les tenants de l’obligation du foulard) qui recommande aux croyantes de « rabattre leur mantille sur leur poitrine » vise à préserver la féminité des agressions, rôle aujourd’hui dévolu à d’autres instances comme l’école, etc. (4)

Nous aimons et respectons immensément l’Envoyé de Dieu Muhammad – prières et paix sur lui –, homme parmi les plus proches de Dieu et de la perfection, et sceau de la prophétie. Refusant de le considérer comme une idole désincarnée, nous acceptons sa nature humaine, c’est-à-dire faillible, et son appartenance à un temps et à une culture particuliers, différents des nôtres – sans que ces différences n’entraînent de hiérarchie entre les uns et les autres. Ni progressistes naïfs (pour lesquels les sociétés d’aujourd’hui sont nécessairement meilleures que celles d’hier) ni « revivalistes » (voulant reconstituer le mode de vie de la première communauté musulmane considéré comme Âge d’Or), ni relativistes culturels (pour lesquels la valeur morale d’un acte ne se mesure qu’à l’aune de la culture dans lequel il est posé), nous pensons qu’à partir de chaque contexte les êtres humains sont libres de tendre ou non vers Dieu dans un esprit de vie, d’amour et de justice : c’est l’orientation, le sens et l’effort de cette tension qui comptent et non son point de départ. Les trésors inépuisables d’enseignement et l’exemple lumineux de bel agir de la Tradition prophétique ne peuvent se contenter d’une imitation irréfléchie : tout ce qui se faisait au temps du Prophète n’est pas de ce fait estampillé du poinçon de la perfection, et tout ce qui ne s’y faisait pas n’est pas bid’a (innovation blâmable). Certains aspects de sa vie – comme d’avoir possédé des esclaves, conquis et partagé des butins, le fait de s’être trompé [Abassa wa Tawala], ou les gestion de la rupture du pacte par les Banû Qaynuqa’ (tribu juive de Yathrib) – relevaient des coutumes de sa société et y étaient considérés comme normaux mais ne le sont pas dans la nôtre ; la simple transposition de son exemple et de celui de ses Compagnons – que Dieu les agrée – au contexte actuel, sans effort pour en saisir l’esprit, conduit à des aberrations. Le vrai respect de la Tradition et le « retour aux sources » exigent plus que l’imitation ; ils requièrent la conjugaison des lumières d’al-qalb (le cœur), et d’al-‘aql (la raison et l’intelligence).

Nous respectons et admirons l’immense travail réalisé par les oulémas depuis quatorze siècles pour adapter les versets législatifs et la Tradition au contexte de leur temps et de leur culture, et nous acceptons leurs décrets pour tout ce qui touche au rituel. Concernant la portée de la loi sur l’organisation de la société et des mœurs – sa dimension « politique », nous sommes favorables au renouvellement de l’ijtihâd (5), avec l’apport indispensable des oulémas mais sans qu’ils n’en aient la prérogative exclusive. Les jurisprudences du fiqh doivent être constamment « remises sur le métier » et réexaminées à la lumière de l’époque et des autres traditions – y compris la tradition d’origine occidentale des Droits de l’Homme, car l’Esprit souffle où Il veut, quand Il veut, sans monopole pour une communauté (6). Le fiqh éclaire l’interprétation mais ne s’y substitue pas ; aucune autorité ne peut être reconnue aux décrets (fatwa) des oulémas qui dispenseraient de l’effort d’interprétation personnel et concerté en assemblée. Doit également être pris en compte l’esprit de l’islam qui inspire la sagesse populaire et les actions vertueuses dans la société (alphabétisation ; initiatives citoyennes, communautaires et associatives ; aide aux orphelins, enfants naturels et enfants des rues, aux malades, aux pauvres, aux mères célibataires, aux victimes d’injustices…). Les savoirs des linguistes, philologues, philosophes, historiens, spécialistes des sciences humaines… issus des universités laïques doivent contribuer au renouvellement de l’herméneutique et revivifier la pensée islamique sclérosée dans le confinement des universités coraniques. Comme le protestantisme, l’islam sunnite ne reconnaît d’autre autorité que celle de Dieu ; se soumettre aux oulémas, c’est se soumettre à des humains et non à Dieu, c’est déraper vers le cléricalisme.

« Lois islamiques » et lois laïques

L’islam est une religion de l’intention, ce qui donne tout son sens au verset coranique « Pas de contrainte en religion ! » (2:256) : comment un acte pourrait-il être animé d’une intention pure et sincère s’il est réalisé sous la contrainte ? Ainsi, il est malvenu d’interroger un croyant sur sa pratique de la prière car la pression sociale viendrait troubler la pureté de son intention. C’est pourquoi nous concevons la charia comme un chemin emprunté librement, qui ne regarde que Dieu et le/la croyant(e). Cela nous conduit à distinguer trois types de systèmes juridiques existants, conférant chacun un sens spécifique au mot charia :

  1. Les systèmes laïcs, de tradition musulmane ou non, sans référence à une Loi divine ;
  2. Les systèmes de tradition musulmane qui s’inspirent d’une conception particulière de la charia sans l’imposer ;
  3. Les systèmes qui prétendent réaliser par la contrainte « le commandement du bien et l’interdiction du mal » et imposent l’application d’une conception particulière de la charia.

Dans certains pays musulmans, la législation relève partiellement du deuxième et partiellement du troisième système. Le droit musulman n’intervient le plus souvent que dans la partie du code civil portant sur le statut personnel, la famille et l’héritage ; des principes séculiers régissent le code pénal.

Dans les systèmes laïcs (comme en Europe), aucune loi ne contraint à transgresser les normes de la charia ni n’interdit de les respecter (7). Le respect de la charia par les musulmans y est donc librement consenti et la pureté de l’intention préservée. Dans les systèmes qui s’inspirent de la charia sans l’imposer (comme dans les pays où « la mosquée voisine avec le bar » – l’alcool est disponible, le foulard n’est ni interdit ni obligatoire…), le respect de la charia est également librement consenti et la pureté de l’intention préservée. Nous saluons au passage l’adoption de la nouvelle Constitution tunisienne qui garantit la liberté de conscience.

Dans les systèmes qui prétendent « appliquer la charia », nous soutenons que la contrainte ôte la liberté de la respecter ou non, et, en suscitant la peur de la répression, prive de la pureté de l’intention corrélative à cette liberté : en imposant la charia, ces Etats y contreviennent. Par respect pour la charia, nous demandons l’abolition de toutes les lois qui cherchent à l’imposer ; sa place n’est pas dans le code pénal.

Des applications de la charia contraires aux droits humains

On peut ranger la contradiction entre droits humains et législations qui imposent une conception particulière de la charia en deux catégories. La première porte sur la pénalisation de comportements ne causant de tort à personne sauf éventuellement à ceux et celles qui l’adoptent, pénalisation qui contrevient à l’article 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme selon lequel « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». C’est le cas de l’usage simple d’alcool et de drogues (8), et de zina, fornication, c’est-à-dire les relations sexuelles entre adultes consentants hors des liens du mariage. Dans la mesure où des précautions sont prises pour éviter la transmission de maladies et que naisse un enfant de ces œuvres sans qu’un père lui soit attribué, ces relations ne font pas de victimes, et leur pénalisation a d’ailleurs disparu depuis longtemps des codes pénaux de la plupart des pays du monde (y compris musulmans).

Entendons-nous : nous ne prétendons pas que la consommation d’alcool ou de drogues et les relations sexuelles hors mariage ne s’écartent pas de la charia, mais soutenons que cette question ne relève pas de l’Etat mais du rapport intime de chacun à l’orientation qu’elle offre, à sa façon de la concevoir et de s’y soumettre, dont il n’a à rendre compte qu’à Dieu. La seconde contradiction porte sur des châtiments « cruels, dégradants et inhumains » disproportionnés eu égard au tort causé, comme la lapidation de femmes ayant conçu un enfant hors mariage (qui sont des victimes) (9), la flagellation ou la bastonnade des coupables d’adultère (« coup de canif » dans le contrat de mariage qui lèse l’époux ou l’épouse trompé-e), ou l’amputation de la main des voleurs. Selon notre lecture de la charia, ces deux catégories de pénalisation devraient être abrogées.

Lapidation

Tenter, comme le font certains, de justifier la lapidation des mères célibataires aujourd’hui est, selon notre lecture, en contradiction complète avec l’esprit de la charia et beaucoup plus loin de la miséricorde divine que la morale suivie par la grande majorité des agnostiques et des athées que cette pratique révulse (la question étant résolue pour les chrétiens, Jésus ayant contrecarré la lapidation d’une femme adultère par cette phrase : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » ; quant aux juifs, ils ont rejeté depuis longtemps les applications littérales des lois bibliques sur les châtiments corporels). Proposer, comme le font d’autres, un moratoire sur ces lapidations le temps d’un débat entre oulémas, c’est s’abstenir de dénoncer d’horribles aberrations du droit musulman sans répondre à la question cruciale de savoir quels oulémas. Ceux des Etats qui prétendent « appliquer la charia» ? Ils ont déjà mené le débat, car les tribunaux islamiques de ces Etats n’auraient pas prononcé de condamnations sans leur aval. Une « Organisation Mondiale des Oulémas » à créer ? Les musulmans s’étant selon le proverbe « mis d’accord pour ne pas se mettre d’accord », qu’ils arrivent à constituer une telle organisation est peu concevable. Une des associations d’oulémas autoproclamant leur qualification et leur autorité ? Elles sont en conflit entre elles… Soutenir un moratoire sans indiquer les conditions concrètes du débat reste une proposition vide qui n’exprime que la volonté de soumettre le droit pénal au monopole législatif des oulémas et de faire de la lapidation une affaire interne à l’islam, dont les non-musulmans n’ont pas à se mêler. Pour notre part, nous refusons que la question de la lapidation et des châtiments corporels soit confisquée par les savants musulmans au reste de l’humanité, et nous nous associons aux appels venus de partout et de toutes convictions pour que ces pratiques cessent (10).

Justice divine et droits humains

Nous récusons toutes les lectures de la charia en porte-à-faux avec les droits humains car, selon notre lecture, elles s’opposent sinon à sa lettre au moins à son esprit de miséricorde. Nous réclamons l’abrogation des législations et pratiques contraires aux droits humains qui se revendiquent de la shari’a et soutenons les organisations, comme Amnesty International, qui œuvrent dans ce sens. Nous invitons chaque musulman en particulier et la communauté dans son ensemble à rejeter ces déviations anciennes ou récentes du droit. Nous demandons aux non-musulmans de prendre acte que la charia n’est pas, selon nous et beaucoup d’autres, ce que les pratiques dans certains pays et les discours de certains prédicateurs peuvent faire croire. Nous participons aux efforts d’interprétation (ijtihâd) personnels et concertés en assemblée (choura) nécessaires pour appliquer l’esprit de justice de la charia à chaque contexte. Nous soutiendrions tout effort réalisé dans les pays musulmans pour tendre vers un droit fécondé par l’esprit de la charia en excluant toute contrainte.

Foulard

Dans la controverse actuellement ouverte en Europe, nous sommes opposés à l’interdiction du foulard pour les élèves car nous voulons ouverte à tous et à toutes – y compris les jeunes filles qui veulent le porter – l’émancipation par l’instruction préconisée par l’islam. Cependant, nous déplorons la place excessive que prend ce morceau de tissu trop souvent arboré comme une bannière de l’appartenance et un défi crispé lancé à la société occidentale, voire utilisé comme arme pour porter l’affrontement jusque dans les écoles ; nous regrettons que certains oulémas et militants islamistes présentent le port du foulard par les femmes comme une obligation coranique, car le type de lecture hors contexte et hors histoire que cela suppose des versets qui recommandent la décence conduit, appliqué à d’autres versets, à justifier l’injustifiable, c’est-à-dire l’horreur de pratiques prétendant se fonder sur la charia… A ceux qui cherchent à faire croire que règne en islam un consensus sur l’obligation du foulard, nous rappelons que de nombreux penseurs et savants musulmans soutiennent le contraire (11). Nous réprouvons ceux qui présentent les femmes ne portant pas le foulard comme « non-pratiquantes » alors même qu’elles respectent les cinq piliers de l’islam. Nous souhaitons que le dialogue entre musulmans et avec les non musulmans s’élève au-dessus de cette question de détail vestimentaire.

Unité et division

Des musulmans justifient leur refus de condamner des pratiques commises au nom de la charia par le souci de ne pas diviser la Oumma. Nous voulons rompre avec cette passivité, car l’unité de la communauté musulmane n’autorise pas à cautionner ce qui ne peut l’être, ne fût-ce que par le silence. Cette communauté est formée d’une multitude de sociétés et cultures aux valeurs morales très différentes, et il ne sert à rien d’en masquer les divisions ; son unité tient à l’orientation commune dans l’invention collective depuis des siècles de manières de vivre ensemble en paix dans la diversité, elle tient à ce que l’ensemble de ses membres se déclarent musulmans, et certainement pas à un consensus sur le sens de la charia. Pour nous, musulmans d’Occident partageant les aspirations et les valeurs de liberté, de démocratie et de droits humains avec la majorité de nos compatriotes non-musulmans (12), porter la controverse et la concertation sur le sens de la shari’a, dénoncer les abominations comme la lapidation commises en son nom, faire connaître la répulsion qu’elles nous inspirent et appeler à y mettre fin, loin d’apporter la fitna (discorde), contribue à construire cette unité. C’est au contraire l’acharnement mis par les islamistes à raboter la diversité de l’ijtihâd et à propager leur conception puritaine de la charia qui est facteur de fitna : en s’attaquant aux façons de vivre traditionnelles et en voulant réformer les mœurs, ils déchirent les familles musulmanes ; ils séparent les sœurs dont le mari de l’une lui interdit de voir les autres ne portant pas le foulard ; ils sèment la discorde entre des cousins et des amis, le rigorisme puritain des uns ne s’accommodant plus de la bonhomie libérale des autres ; ils dressent les enfants contre leurs parents dont la foi traditionnelle millénaire se voit traitée de « confusion entre les coutumes et le vrai islam ».

Apprentissage et émulation contre le « clash des civilisations »

La rigidité des lectures de la charia (déclarée « incomprise » par l’Occident) est provoquée par les crispations consécutives aux revendications de supériorité de telle civilisation sur telle autre. Bien que l’islam ait engendré une civilisation, il est aussi plus que cela. La religion musulmane est plutôt un ferment de transformations et d’échanges entre civilisations, « ni d’Orient ni d’Occident » :

« A Dieu appartiennent l’Orient comme l’Occident, Il guide qui Il veut dans une voie de rectitude. » (2:142)

Le passé colonial comme la faiblesse économique actuelle de la majorité des pays musulmans dans le monde et de la majorité des personnes musulmanes vivant en Occident n’ont pas plus d’origine religieuse que la protection militaire des Etats-Unis aux Saoudiens, l’occupation de l’Iraq ou le conflit israélo-palestinien. C’est par confusion des genres que le « ressentiment des humiliés », de nature nationaliste, est à la source des islamismes et de leurs terrorismes moraux et physiques dans lesquels s’engluent tant de musulmans dans les rapports entre communautés et entre cultures. Pour notre part, au choc des civilisations nous préférons l’apprentissage mutuel :

« Humains, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Si Nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle. Le plus digne au regard de Dieu, c’est celui qui se prémunit davantage. Dieu est Connaissant, Informé. » (49:13)

Nous soutenons un islam du juste milieu, paisible et bienveillant, généreux et raisonnable, d’amour et de joie, en émulation pour le bien et non en guerre avec les autres communautés :

« A chacun une direction vers où se tourner. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. » (2:148)

Synthèse provisoire de quelques positions soutenues dans le présent Manifeste

  • La place de la charia est dans le cœur des croyants, pas dans le code pénal ; il est contraire à son esprit de l’imposer par la contrainte ; chacun n’a à rendre compte qu’à Dieu de sa façon de la comprendre et de la respecter.
  • Les enfreintes aux droits humains commises au nom de la charia tant par des Etats que par des groupes islamistes sont criminels et doivent cesser.
  • L’esprit des versets coraniques à portée législative, une fois sortis des circonstances de leurs révélations, indique une orientation vers la vie, la paix, la justice, l’égalité et l’amour.
  • L’ijtihâd requiert de mettre en histoire et dans leur contexte les versets coraniques à portée législative ; elle exige l’intelligence du cœur ; les herméneutiques littérales, hors contexte et hors histoire donnent lieu à des aberrations.
  • L’ijtihâd est une obligation pour tous les musulmans ; elle ne peut être le monopole des oulémas ; elle requiert l’apport de tous les savoirs disponibles et de toutes les composantes de la société.
  • Dans les communautés musulmanes, les mœurs, coutumes et traditions populaires vivantes, dans toute leur multiplicité culturelle, sont des « ijtihâd collectives incarnées » qui ne peuvent être disqualifiées comme bid’a (innovation) ; l’islam ne se conquiert pas par le rejet des traditions mais une par une auto-transformation collective des traditions.
  • Répandre l’esprit libérateur de l’islam et le mouvement de transformation de la société vers le bien, l’amour et la justice impulsé par le Coran et la Tradition prophétique ne peut se contenter d’imitation irréfléchie, de « revivalisme », de progressisme naïf ou de relativisme culturel, mais requiert la conjugaison du cœur (qalb) et de la raison (‘aql) dans une tension vers Dieu.
  • L’unité de la Oumma se construit dans l’invention collective, orientée par la charia, de manières de vivre en paix ensemble dans la diversité, et non par le silence sur les dissensions internes.
  • L’islam n’est pas une « religion orientale » dont les valeurs de civilisation seraient en choc avec celles de l’Occident ; il s’enrichit de l’apprentissage mutuel avec les autres religions et traditions, en émulation pour le bien et non en guerre avec les non-musulmans.

Notes :

(1) Comme l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats arabes unis, l’Iran, la Malaisie, des Etats du nord du Nigeria, une grande partie du Soudan, le Pakistan… Pour avoir la liste exhaustive, il suffit de consulter les sites d’organisations de défense des droits humains comme Amnesty International.

(2) Dont la mieux implantée en Europe dans la nouvelle classe moyenne d’origine immigrée et son intelligentsia est celle de Frères musulmans.

(3) Nous trouvons des modes de lecture du Coran chez des ‘ulama comme le Professeur à l’Université coranique Al-Azhar Mahmoud Azab et le Mufti de Marseille diplômé de Al-Azhar Soheib Bencheikh, parmi les nouveaux penseurs de l’islam comme Mohammed Arkoun, Nasr Hamid Abu Zayd et d’autres (voir Rachid Benzine, Les Nouveaux Penseurs de l’Islam, Paris, Albin Michel, collection « L’Islam des Lumières », février 2004 ; cf. le site), et chez des auteurs qui soutiennent un islam du cœur et de l’esprit comme Khaled Bentounes, Fatema Mernissi, Faouzi Skali….

(4) Cette progressivité de la transformation est une condition de sa réalisation : une prophétie qui aurait exigé immédiatement l’abolition de la polygamie et de l’esclavage et l’égalité entre les sexes n’aurait eu aucun espoir d’aboutir.

(5) Et nous refusons « la fermeture de la porte de l’ijtihâd », c’est-à-dire la clôture de l’interprétation décrétée sous le califat abbasside au XIIIe siècle.

(6) Toutes les traditions mêlent ombres et lumières, et un tri s’impose. Ainsi, circule encore dans le monde musulman l’exégèse (tafsîr) par Tabarî des versets 7 et 8 de la sourate « al-Fâtiha » – « Guide nous sur le droit chemin, le chemin de ceux que Tu as comblé de bienfaits ; non pas celui de ceux qui encourent Ta colère ni celui des égarés » – selon laquelle « ceux qui encourent Ta colère » seraient les juifs, et les « égarés » seraient les chrétiens. Même si, à côté de tendances ouvertes, cette tendance à monopoliser la rectitude existe également chez les juifs et les chrétiens, il ne faut pas hésiter à se séparer de ce type d’exégèse instillant la haine.

(7) Exception faite, pour les croyantes dont le type de lecture de la shari’a fait du port du foulard une obligation divine, de lois et règlements interdisant le foulard à l’école et/ou au travail. Nous verrons plus loin pourquoi nous ne partageons pas ce type de lecture.

(8) La pénalisation de l’usage simple de drogue, contraire à l’article 3 de la DUDH, est loin d’être un monopole des pays musulmans ; elle existe en France, patrie des Droits de l’Homme.

(9) …mais auquel la lapidation à mort de sa mère cause beaucoup plus de tort que la « faute » de cette dernière auquel il doit la vie. Saluons à ce propos les efforts en cours au Maroc pour préserver les droits de ces enfants qui ne sont pas responsables de la zina commise par leurs parents.

(10) Et nous nous réjouissons que la campagne d’Amnesty International et ses millions de signatures aient (très probablement) contribué à l’acquittement de Amina Lawal par les dernières instances des tribunaux islamiques du Nigeria.

(11) Et nous rappelons qu’en 1961 le Roi du Maroc et Commandeur des Croyants Mohammed V a publiquement dévoilé sa fille pour signifier clairement que pour lui et la majorité des ‘ulama de son pays le port du foulard par les femmes n’est pas une obligation de la shari’a. Voir aussi l’entretien d’Arthur Nouvel avec le Professeur Mahmoud Azab « Le voile n’est pas un principe fondamental de l’islam » sur Oumma.com, 19 avril 2004.

(12) De même par exemple que les musulmans et les juifs marocains sont à de nombreux égards plus proche entre eux que, respectivement, des musulmans et des juifs américains, nous nous sentons plus proches à de nombreux égards des chrétiens, juifs, agnostiques et athées occidentaux que des juges des tribunaux islamiques du nord du Nigeria qui avaient condamné Amina Lawal.

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