Mutazilisme

Association pour la renaissance de l'islam mutazilite (ARIM)

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Billet sur le verset du jour – Verset du jour #1

Je vous propose ici un billet personnel à un rythme pas encore défini, qui consiste à dire quelque chose sur le verset coranique qu’une application religieuse me propose. En effet, chaque jour, cette application me propose « le verset du jour ». Voici celui d’aujourd’hui: 

أُولَئِكَ الَّذِينَ نَتَقَبَّلُ عَنْهُمْ أَحْسَنَ مَا عَمِلُوا وَنَتَجَاوَزُ عَن سَيِّئَاتِهِمْ فِي أَصْحَابِ الْجَنَّةِ وَعْدَ الصِّدْقِ الَّذِي كَانُوا يُوعَدُونَ

الأحقاف، ١٦

« Ceux-là, sera pris en compte le plus beau de leurs actions, il sera passé sur les mauvaises ; ils entreront parmi les compagnons du Jardin, selon la promesse de vérité qui leur est faite » S46v16

La primauté du bel-agir 

Ce verset du jour donné par mon application met en avant un des aspects les plus marquants et les plus connus du mutazilisme, à savoir l’insistance sur la justice divine. En vrai, lorsque je dis mutazilisme, le ou la lecteurice aura compris que je parle d’islam. En réalité, tout un chacun musulman, quand il parle d’islam, en parle en fonction de son point de vue subjectif, en considérant acquis que ses prises de position sur la religion et sur ses débats internes sont entendus et admis par tous. C’est ce qui fait qu’il ou elle dit qu’il ou elle est musulman ou musulmane, sans relever au passage qu’il ou elle est sunnite par exemple. Comme s’il allait de soi que tout islam ne pouvait se concevoir que dans la limite du cadre sunnite. Au moins, ai-je la lucidité de dire que je comprends l’islam à travers les principes et un horizon de lecture mutazilite, ce qui veut dire que c’est l’option que j’adopte parce que je la pense la plus proche et la plus conforme à l’enseignement coranique et prophétique, mais je ne dis pas que c’est la seule ou que les autres voies sont caduques. Je dis simplement que c’est ma façon de comprendre l’islam à ceux et celles qui me lisent pour qu’ils et elles comprennent pourquoi je peux dire des choses différentes de la majorité des personnes qui s’expriment au nom de la religion.

J’en reviens au verset cité plus haut, pour ne pas dire, « mon » verset. Le « ceux-là » en question est assez équivoque, puisqu’il évoque des personnes dont traite le verset précédent (le verset 15). Il s’agit des « humains » (insâne) qui est reconnaissant envers son Seigneur mais aussi envers ses parents en faveur de qui il adresse une supplication. Le « ceux-là » en question, s’adresse à des personnes reconnaissantes des bienfaits qu’elles ont reçues, notamment de leurs mères qui les a portés pendant des mois et des mois et qui ont subi les affres et les souffrances de la naissance, et qui, en plus de cela, ont procédé au sevrage pendant des dizaines de mois de leur enfant. Mais cet individu, cet humain dont il est question, bien qu’il semble indéterminé au début, prend les contours d’une figure un peu plus connue lorsque le verset 15 stipule qu’à l’âge de quarante ans, cet humain adresse sa supplication pleine de reconnaissance à son Seigneur. S’agit-il du prophète Muhammad ? Peut-être…

Dieu de justice

Le verset qui nous intéresse promet donc à ses êtres reconnaissants que leurs actes généreux, beaux et bons seront pris en considération, mais que leurs mauvais gestes, que l’on peut comprendre comme étant des défauts de comportement, des erreurs, peut-être même des péchés, seront « passés » outre (natajâwiz). Car en effet, ce verset semble valoriser le bel agissement, qui prime sur les mauvais. Comme le dit le verset 114 de la sourate (11) Hûd :

 وَأَقِمِ الصَّلَاةَ طَرَفَيِ النَّهَارِ وَزُلَفًا مِّنَ اللَّيْلِ إِنَّ الْحَسَنَاتِ يُذْهِبْنَ السَّيِّئَاتِ ذَلِكَ ذِكْرَى لِلذَّاكِرِينَ

« Accomplis la prière aux deux pointes du jour, et au cours des heures de la nuit (qui leur sont proches). Les actions belles dissipent les mauvaises. Que cela soit rappel à ceux qui pratiquent le Rappel…» Dieu de justice, Dieu de sagesse, Dieu nous incite au bel agir et au bon comportement, car le bel agir est conforme à l’esprit coranique et donc à l’esprit de l’islam. Et c’est vers cela que ce verset nous invite. Wa Allahu a’lam !

Au coeur de l’islam de France

Le 3 juin dernier, vient de paraître une enquête journalistique sous forme de livre, intitulé, Au cœur de l’islam français. Dans ce livre, l’auteur, Étienne Delarcher, journaliste indépendant, s’est donné pour mission de savoir ce qu’un nouveau musulman, lambda, c’est-à-dire banal, sans formation préalable ou aucun background spécifique, pourrait recevoir comme connaissance sur sa nouvelle religion. Ce statut de converti a l’avantage de lui donner la possibilité de poser toute sorte de question sans risque réelle d’être soupçonné de quoique ce soit. Et ce que l’on peut dire, c’est que l’enquête donne des résultats gratinés !

Couverture (photo: D.R.)

La méthode

Pour savoir quelles étaient les discours dans les mosquées de France, Étienne Delarcher va visiter, en trois années, soixante-dix mosquées, essentiellement de la région parisienne mais pas que. Il y a les mosquées de Nanterre, du Kremlin-Bicêtre, de Choisy-le-Roi, ou encore de Paris, évidemment ; mais aussi, des mosquées lyonnaises, marseillaises, lilloises, voire même toulousaine à l’occasion. Pour rationaliser son propos et construire son enquête, le journaliste va analyser trois grandes questions : la place des femmes, le rapport au texte sacré, et le rapport au reste de la société. Le journaliste, dans sa peau de fraîchement converti, se rend dans les mosquées pendant les khutab(prêches) et/ou durûs (leçons), écoute, puis, une fois l’intervention de l’imam ou du mudarris (enseignant) fini, Étienne Delarcher commence par poser une première question a priori anodine, sur la licéité de la musique par exemple, mais qui lui permet de situer le niveau d’engagement de la personne avant même que le journaliste ne lui pose sa « vraie » question.

Les résultats…ça fait peur

Le résultat du travail du journaliste est pour le moins gratiné. Qu’entends-je par ce terme ? En réalité, rien de ce que le journaliste rapporte n’est nouveau pour qui connaît les mosquées, le niveau de formation, mais aussi et surtout, les discours religieux officiels. Disons-le franchement, les femmes sont systématiquement infantilisées et chosifiées. Elles ne savent pas se diriger par leurs têtes mais sont de pauvres victimes de leurs cœurs bien trop tendres, et ne savent pas ce qui est bon pour elles. D’où la nécessité de tuteurs et de mahram (sorte de chaperon) dans leurs activités, si activités il doit y avoir. Le male de la famille est seul à prendre les décisions au mieux pour les femmes de la famille. C’est le discours religieux officiel tenu dans les mosquées. Ici, il faut préciser que le journaliste n’interprète rien, il dit ce que les religieux rapportent et enseignent. Il ne fait pas d’étude sociologique sur la réalité de l’activité des femmes et leur autonomie par rapport aux discours religieux. Son angle de vue est, « je suis nouveau musulman, qu’est-ce qu’on m’enseigne ? ». Évidemment, les femmes musulmanes pratiquantes et qui fréquentent les mosquées sont bien souvent à des années lumières de cette image véhiculée par les religieux eux-mêmes, elles sont souvent celles qui ont les études les plus abouties dans les familles, et occupent des emplois qualifiés et on des situations professionnelles établies. Infantilisées, elles sont aussi chosifiées. Les femmes sont des perles qu’il faut conserver dans leurs écrins, des pierres précieuses qui ont tellement de valeur qu’il faut absolument protéger. Donc, elles sont des objets à forte valeur ajoutées, mais des objets, des choses, quand même. Par charité, je passe sur le discours qui fait des femmes des sexe-toys à disposition des hommes. Nous sommes à des parsecs du message coranique sur la relation de mawadda (amour intense) de rahma (trop vaste pour être facilement traduit) et de walaya (rapport de responsabilité et de protection) entre les époux et à laquelle appelle le Coran (valeur astronomique, un parsec =1pc = 30 900 milliards de km). Voici un passage assez édifiant sur la question pour illustrer le propos de l’auteur : « Le thème du couple en islam est assurément le sujet que j’ai le plus traité. En tout, cela a donné lieu à plus de vingt-cinq discussions avec des responsables religieux, D’où se dégage une tendance de fond, profonde, quasi consensuelle, construite sur deux piliers. D’une part, une justification de la hiérarchie patriarcale : les hommes dominent, décident, travaillent ; de l’autre les femmes sont confinées aux travaux ménagers et à la soumission. En parallèle de ce premier pilier, il y a tout un arsenal religieux pour faire tenir cet ordre patriarcal, passant de la pression psychologique jusqu’à la violence conjugale. Cette base, ce socle va être agrémenté, à chaque discussion, de petites variations qu’elles soient argumentatives ou portant sur le fond. » (p.94)

Sur la partie théologique, deux choses sont saillantes. Le Coran est tellement sacré, qu’on accepte tel quel ce qui y est dit, sans possibilité de l’interroger, ni même d’envisager la possibilité du ta’wîl (interprétation pour se rapporter au sens premier). Le texte est toujours pris de façon littérale, ou toujours compris à travers les lunettes de lecture du littéralisme. Rien de surprenant pour nous, depuis le XIIIe, XIVe siècles, c’est le suivisme et le littéralisme hanbalite qui s’est peu à peu répandu dans tous les milieux sunnites. On voit aujourd’hui que cette maladie, ce cancer exégétique à même gagné les milieux hanafites. Le hanafisme, seule voie issue de l’approche kufienne, a fini par sombrer au XXe et au XXIe siècles. Le déobandisme s’attaquant au maturidisme qui avait succédé au mutazilisme des premiers hanafites. Il faut renouer avec le hanafisme originel, celui d’Abû Hanifa (et non d’Habou Hanifa Monsieur Delarcher de grâce p. 57) lui-même miroir actualisé du mutazilisme. Raison pour laquelle, des ouvrages de littéralistes comme Ibn Kathir, ou Ibn Taymiyya sont aujourd’hui sollicités comme le remarque l’auteur. D’ailleurs, pour en revenir à l’ouvrage du journaliste, outre l’aspect littéraliste qui met à mal autant de religieux avec lesquels le journaliste interagit ; un autre point dans ce livre est digne d’intérêt sur la question théologique, la sacralisation du prophète Muhammad (s). Voyons ce que dit l’auteur après avoir écouté un imam parlé du prophète : « un mélange de superlatifs et de récits hagiographiques, le tout récité sans nuance et sans recul. (…) De l’extérieur, et même s’il est probable que le cheikh s’en défendrait sûrement, tout ceci ressemble étrangement à de l’idolâtrie » (p. 183-184). L’amour de notre prophète n’a jamais consisté en une pure imitation servile, une singerie vile de celui qui est effectivement un guide pour nous. Il ne faut pas le singer, il faut s’en inspirer. Au lieu de vouloir gratter frénétiquement ses dents dans du siwâk (petit bâton de bois qui servait de brosse à dents à l’époque) sous le prétexte que c’était la pratique du prophète, n’est-il pas plus sage, plus juste, plus profond, plus utile, de faire comme lui en respectant sa parole par exemple ? N’est-ce pas plus prophétique de toujours respecter autrui, plutôt que de jeûner les lundis et jeudis sans rien amender à ses vices ? Le prophète doit être source d’inspiration, et nullement objet de singerie aliénante et servile, cela n’a jamais été son enseignement.

Last but no least, le rapport au reste de la société. Dans ce dernier chapitre, l’auteur revient sur le rapport aux femmes et plus précisément sur la possibilité que l’on a ou non de serrer la main à une femme quand on est homme. La question du mariage des enfants, ou encore le régime préconisé en islam. Là encore, les réponses ne se font pas remarquées par une prise en considération du zamân (temps) et du makâne (espace), pourtant si chères au fiqh (droit islamique) classique. Quoique, si l’interdiction de serrer les mains des femmes semblent plutôt bien partagée et même justifiée par les acteurs du culte ; tous ont tendance à nuancer la question du mariage des mineurs. Pour eux, il faut attendre la « puberté », et ils n’hésitent pas à monter jusqu’à seize ou dix-sept ans. Quant au régime politique que les religieux musulmans pensent être islamique, c’est celui de la « choura », voire le califat. Bien que derrière ce vocable, les religieux ne mettent pas tous la même chose. Mais notre auteur sera marqué par le conseil que lui donne un imam francilien « enthousiaste », pour l’aider à comprendre ce que serait, comme le demande le journaliste « le régime politique qui serait le plus préférable. » (p.190) Ce livre s’avère être La politique religieuse de…Ibn Taymiyya. Extraits choisis : « je commande le livre en question. Je m’attendais à un écrit passablement réactionnaire, mais je vais quand même être surpris par les multiples horreurs qu’il contient. (…) très vite, je remarque que le théologien a une obsession, celle du Djihad. Car l’objectif d’Ibn Taymiyya n’est pas de construire un état stable mais d’inventer une chefferie guerrière répandant l’islam à coups de sabre. La guerre sainte et non seulement la finalité de son projet politique, mais aussi le moyen de la survie de celui-ci. » Plus loin : « ce théologien ordonne aux gouvernants d’appliquer la charia, et insiste sur le fait que les sanctions divines doivent être administrées sans délai et sans la moindre indulgence. La froideur du texte est troublante. Aux yeux du religieux, le simple fait d’aller voir le calife pour demander d’épargner un voleur qui va se faire trancher la main est présenté comme un acte gravissime de désobéissance envers Allah. » Le journaliste s’est quand même intéressé à Ibn Taymiyya, il ajoute une note tout à fait juste et pertinente : « À chaque page de cet ouvrage, on découvre de nouvelles horreurs, de nouvelles règles inhumaines. Le théologien Ibn Taymiyya était déjà à son époque, le XIIIe siècle, perçu comme un religieux austère et obtus. Vue du XXIe siècle, cette évidence est encore plus criante. » Mais plus éclairant encore et pour finir, la conclusion de l’auteur sur cette recommandation de lecture que devrait méditer bon nombre de nos religieux : « Comment peut-on penser que c’est une bonne idée de mettre entre les mains d’un converti, en pleine découverte de sa religion, un livre qui prône la création d’un califat Sanglant et expansionniste dont l’objectif serait d’écraser toute contestation de l’islam non seulement dans ses frontières mais aussi en dehors ? Si on lit ce livre et qu’on finit par être convaincu par les principes qu’il promeut, le seul débouché politique existant, c’est de rejoindre Daesh. Je ne saurais dire si c’est de l’inconscience ou un choix délibéré, mais en agissant ainsi l’imam de la mosquée de (cf livre, ndl) m’envoie directement dans les bras de groupes terroristes. » (p. 192/193/194/195)

La partie du livre sur le salafisme est étonnement courte, à peine plus de deux pages. Dans cette partie, Étienne Delarcher, le journaliste, dit bien que « de nombreux responsables religieux vont spontanément [l]e mettre en garde contre ce mouvement fondamentaliste, et les griefs avancés sont souvent les mêmes, qu’il s’agisse de dérive violente, de l’obsession du paraître ou du mépris des autres courants islamiques (…) mais », continue l’auteur, « dans le même temps, cet Islam républicain (celui des responsables religieux, ndl) reste largement poreux face aux intrusions de cet intégrisme venu d’Arabie Saoudite. Dans l’essentiel des mosquées où j’ai enquêté, les bibliothèques portaient la marque de cette influence salafiste, avec de nombreux ouvrages de ce courant mis à la disposition des fidèles. Je vais aussi retrouver de manière encore plus directe ses idées dans des cours de fiqh ou des rappels. Il n’y a pas d’ostracisation des penseurs salafis, très loin de là. Rien ne vient stopper cette poussée intégriste. »

Hors du livre : une enquête nécessaire pour parler de l’islam en France…

L’enquête du journaliste pourrait paraître à charge, comme n’adoptant qu’un point de vue limité, et qui ne rend pas compte de toute la réalité théologique de l’islam de France. Après tout, le soufisme, le shi’isme, d’autres approches même dans le sunnisme sont complètement absentes du livre. De même, l’auteur ne rend pas compte de la réalité concrète des musulmans lambdas, qui ont tendance à faire fi de tous les aspects problématiques qui sont enseignés comme étant l’islam. L’écrasante majorité des musulmans (hommes et femmes) serrent les mains de gens de l’autre sexe, l’écrasante majorité n’irait jamais chercher à faire exécuter un ex-musulman devenu chrétien ou bouddhiste ou que sais-je, etc. Mais justement, tout l’intérêt de la démarche du journaliste, qu’il faut saluer, n’était pas de rendre compte de la réalité des croyances et des pratiques des musulmans (d’ailleurs, juste sur cet aspect-là, bien que l’auteur signale souvent la qualité médiocre des prêches, il souligne très souvent la bonhomie des imams et la chaleur qu’il trouve dans les mosquées). L’intérêt de la démarche d’Étienne Delarcher est de montrer, non pas au public de façon générale, mais à nous, musulmans, « voilà ce que vous réfléchissez de l’islam », réfléchir comme au sens de ce que fait un miroir, il vous renvoie l’image que vous lui donnez. Si vous détestez la couleur rouge mais que vous portez un maillot home des Reds de Liverpool, le miroir ne va pas le transformer en maillot blanc pour vous faire plaisir, il vous dira simplement « regarde ce que tu portes, eh oui, c’est rouge ! ». Énervez-vous comme vous le voudrez, criez, rejetez, niez, le fait est que vous portez du rouge.

J’arrête là la métaphore. Ce livre est plus que précieux, parce qu’il met un miroir face aux responsables religieux musulmans. Ces gens savent que toutes ces croyances problématiques, sur l’inégalité entre les sexes, le rejet de l’autre, l’islamisme, soft ou hard, etc. tous ces aspects sont dans les faits…abrogés par la pratique des musulmans. Mais le discours officiel, celui des religieux n’a pas évolué depuis des siècles parce qu’il ne peut plus évoluer. Depuis des siècles, c’est l’école du hadith, l’école du naql ou de l’imitation qui s’est imposée en milieux sunnites. Or l’écrasante majorité de nos mosquées en France sont sunnites. Le discours religieux officiel en France a du mal à regarder ce qui se passe ailleurs, dans les pays à majorité musulmane et où des auteurs ont conceptualisé des avancées théologiques plus ou moins timides, mais où ils avancent, quitte à faire bouger les lignes doucement (comme en Tunisie ou au Maroc mais pas seulement). Les responsables religieux musulmans en France sont en vérité, pris au piège d’une double tension : Occident/Orient d’une part, mais plus problématique encore islam/France. Je ne dis pas islam/laïcité, parce que c’est un faux débat. La loi 1905 est parfaite, elle encadre l’action de l’État afin de permettre la liberté de conscience, de croyance et de culte aux usagers (citoyens), garantissant ainsi la parfaite liberté religieuse de tous.

…un islam plus complexe qu’il n’y paraît

Et pourtant, il y a des religieux français qui ont réussi à dépasser cette tension. Je dirai même que ce discours, sans être majoritaire, commence à être plutôt connu par un certain nombre de fidèles. On voit que l’enquête d’Étienne Delarcher épingle le plus souvent les propos d’imams « remplaçants », ou d’enseignants, disons, non-titulaires, même et surtout, dans, les grandes mosquées. Pourquoi l’auteur n’épingle-t-il pas les propos de personnalités religieuses plus établies telles que, au hasard, Tareq Oubrou à Bordeaux, Azzedine Gaci à Villeurbanne ou encore Kamel Kabtane à Lyon ? Je ne sais si’ l’auteur a pu les écouter, mais je pense que ces personnes, avec d’autres imams, ont réussi à faire le lien entre une connaissance fine de la religion, notamment dans sa théologie pratique (fiqh), avec la réalité du terrain et la fameuse abrogation de fait, celle des croyants, d’une partie du fiqh classique, notamment celui portant sur les châtiments corporels. Comprenons-nous bien. Le fiqh classique dit bien que « l’apostat » devrait être exécuté et qu’un fornicateur (et même une fornicatrice), doit être lapidé. Mais dans les faits, à part quelques psychopathes ou sociopathes, cela arrive peu. Sur un total de plusieurs millions de musulmans en France (entre quatre et six ou sept), les sociologues estiment que 25% des enfants issus de familles musulmanes ne le sont pas. Soit ils deviennent athées, agnostiques ou se convertissent à d’autres religions. On ne voit pas (sauf dans les fantasmes des islamophobes) autant de gens être tués tous les jours. En outre, les affaires d’adultères (sur la fornication), finissent plus en divorce qu’autre chose. Il y aura toujours un ou deux contre-exemples à montrer, mais ils n’iront jamais contre ce mouvement de fond.

Les religieux dont je parle, connaissent le fiqh classique, dis-je, mais aussi, la réalité empirique de leur terrain (la société française, et pas seulement, parce que eux sont attentifs aux débats hors de France dont je parlais plus haut). Eux ont admis une première donnée que les initiés savent : le fiqh est une activité humaine. Les textes ne changent pas, notre compréhension du texte, elle, bouge. Beaucoup refusent de l’admettre, y compris et peut-être même surtout, chez les religieux mal, ou peu formés. Mais les bons savent. De ce fait, ils admettent et acceptent que des pans entiers du fiqh, bien que toujours enseignés dans les grandes universités islamiques, soient dans les faits, mis de côté dans leurs enseignements. Cela ne veut pas dire qu’il y a double discours, au contraire. Il y a un choix de faire place à une abrogation de facto, mais qui est parfois difficile à assumer officiellement et clairement. Elle l’est sur la question de l’esclavage par exemple, parce que cette abrogation de fait de ce pan entier du fiqh a été admise consensuellement par les musulmans. Il n’y a donc pas de difficulté à dire que cette partie du fiqh est dépassée, bien que le fait qu’elle soit toujours enseignée pose question (comme la bien montre Omero Marongiu-Perria dans son lumineux Rouvrir les portes de l’islam). Le problème pour nos religieux éclairés, est qu’ils savent qu’ils évoluent dans un contexte hostile (chez les non-musulmans) qui nourrit les franges les plus réactionnaires chez nombre de musulmans, notamment les plus jeunes. Pas étonnant que notre journaliste faux-converti raconte comment un jeune musulman est venu le voir pour lui recommander un site religieux portant les avis d’imams saoudiens considérés porteurs du vrai islam, contrairement aux « imams français ». Le défaut de nos religieux éclairés, pour certains d’entre eux, est que souvent, ils ne disent pas clairement les choses.

Comme un air de révocation de l’Édit de Nantes

La Révocation de l’édit de Nantes 1685 (photo: D.R)

Mais voilà, en France, il y a un rejet de la reconnaissance de l’islam comme « religion française » par les politiques. Ce rejet, et ce jeu sur l’islam par les politiques, s’appuie sur l’histoire d’une part, mais aussi et surtout, sur l’actualité (attentats, discours etc). Les politiques utilisent l’islam comme variable d’ajustement pour faire monter des peurs et jouer avec le vote des extrêmes. Depuis le début des années 2000, on a donné raison aux extrêmes droites, et on leur a permis de répandre leurs idées, comment ? En se les appropriant. Le premier à avoir fait ça de façon assumée, avec sa fameuse « droite décomplexée », c’est Nicolas Sarkozy. Et en 2004, on a violé la loi 1905 pour transférer la neutralité qui devait être celle de l’État dans le secondaire, aux usagers, usagères en l’occurrence, des services publics. On a fait ce qu’on fait dans les pays totalitaires, on a dit aux gens ce qu’ils pouvaient porter ou non. Aujourd’hui, avec les nouvelles directives, les agents de l’État vont pouvoir définir le port d’un habit religieux ostentatoire « par destination. » Ainsi, si on sait qu’un groupe religieux quelconque adopte le port d’un t-shirt orange d’une certaines marque sportive comme signe de reconnaissance, c’est un agent de l’État qui pourra décréter que tel élève porte un maillot des Pays-Bas innocemment, pour faire du sport, ou parce que sa blondeur serait signe d’une origine batave ; alors que ce brun à la barbe naissante, ne peut porter ce maillot que parce que c’est un signe religieux ostentatoire. Depuis 2004, on vit dans une islamophobie d’atmosphère, comme la formule existe déjà (merci Monsieur Kepel) qui n’est pas sans évoquer un air d’édit de Fontainebleau de 1685. Certains ne comprendront pas ce rapprochement, pourtant, rien qu’à titre personnel, dans ma famille et chez mes amis musulmans, la question de quitter la France se pose depuis au moins, une décennie. A l’heure où je pose une dernière main sur cet article, le RN vient de remporter les élections européennes, avec 32% des voix. Le président vient de dissoudre l’assemblée nationale, à quelques semaines des prochaines élections législatives anticipées (prévues les 30 juin et le 7 juillet), l’avenir paraît encore plus incertain que jamais.

Tout cela est beau et bien, mais quel rapport avec le livre d’Étienne Delarcher et du discours des responsables religieux musulmans en France ? C’est simple, si vous vous lancez dans une entreprise de relecture critique, et que cette relecture aille dans le sens d’une plus grande harmonie et d’un accord avec la déclaration des droits de l’Homme, et surtout la loi française, ce qui serait vécu comme une avancée et un triomphe pour la Place Beauvau et notre ministre des cultes ; cela pourra être vécu comme une trahison, un acte de soumission et de renoncement à soi dans une ambiance où on a l’impression que de plus en plus de monde attend le son du tocsin le soir du 24 août. Des partis politiques se sont créés et leurs fondateurs multicondamnés pour appel à la haine, mais ils sont toujours là. Et nous (musulmans), devons accepter cela. Je suis moi-même engagé parmi les réformistes, ceux qui appellent à un aggiornamento de la théologie islamique, des pratiques, discours et enseignements. Mais j’avoue qu’en ce moment, je ne suis pas enthousiaste. Non que je crois avoir tort, je crois que Dieu nous a donné la raison pour qu’on l’utilise, mais je crois aussi que pour nombre de partisans des Guises modernes, que je sois réformateur ou salafiste, ou soufi ou philatéliste…je suis avant tout musulman, et donc, je pose problème.

D’aucuns naissent posthumes

Dans ce contexte, le changement ne sera ni évident, ni spectaculaire, ni rapide. Il prendra beaucoup de temps, j’ai parfaitement conscience de travailler (moi et mes alliés en vérité) pour les oreilles de demain, comme disait Nietzsche, « d’aucuns naissent posthumes » ajoutait-il. Le temps est notre seul allié, il est puissant, mais encore faut-il qu’il puisse s’installer sans qu’on le précipite comme on a pu le faire dans une nuit noire d’été 1572. Sans aller jusqu’à ses proportions, disons, d’aller dans cette logique. Beaucoup se contenteraient d’une expulsion massive. Que tous ceux, de bonne volonté, ou de moyenne bonne volonté, qui réfléchissent à la question de l’islam en, de, France, musulmans ou non (surtout « ou non »), prennent en considérations ces données dans leurs réflexions.

Ramadan Kerim !!!

Photo : D.R.

A l’occasion de ce premier jour du mois de ramadan, nous vous souhaitons, à toutes et à tous, un joyeux mois de ramadan fait de jeûne, de prières, de méditations et de rappels. Qu’il soit l’occasion de vivre aussi le manque, et de comprendre l’importance du partage, de la solidarité et de l’agir en vue du meilleur.

Que Dieu agréé notre jeûne et nos dévotions, qu’Il facilite à tous les nécessiteux et à tous ceux et celles qui souffrent. Toutes nos pensées et nos prières vont pour le peuple de Gaza, Que Dieu leur apporte confort, patience et justice, même si pour que cela soit fait, il ne faudra compter que sur l’action des hommes. Que Dieu nous aide et apporte aide et soutien aux Gazaouis, Amin !

 

Le mutazilisme et l’importance des actes du culte (ibâdât)

A l’approche du mois de ramadan, Sidi Romdhane, il m’a semblé approprié de faire ce petit rappel à propos du mutazilisme quant à son rapport aux actes du culte islamique. 

Le mutazilisme est un mouvement théologique qui met en avant l’importance de la raison, certes. Mais aussi et surtout; il souligne l’importance de la liberté humaine qui est un corollaire à cette raison. Notre liberté est liée à notre raison, penser sans être libre, ce n’est plus penser, c’est être programmé. Et être libre, sans avoir la possibilité de penser, c’est imaginer l’Homme comme s’il était un poulet sans tête. En somme, liberté et raison vont de pair. Afin d’éviter que cet attelage ne se transforme en une monture sauvage, nous devons travailler sur nous-mêmes. Les actes du culte nous donnent justement la possibilité de le faire.

L’islam, c’est la pensée, la parole et l’acte justes

Si nombre de chercheurs occidentaux s’amusent parfois à penser les mutazilites comme étant des gens trop raffinés et intellectuels pour considérer avec sérieux toute considération relative à la pratique de la religion. Eh bien ils se trompent. Au contraire même, les mutazilites ont toujours souligné l’importance de la pratique cultuelle. Car la religion ne saurait se cantonner à n’être qu’un simple ensemble de croyances et d’idées auxquelles nous tenons. La religion (dîne en arabe), embrasse tout à la fois la croyance, mais aussi le comportement, la manière d’être au monde, et donc de faire, qu’implique la croyance. Ainsi, la religion c’est l’habitude d’action des individus qui adhèrent à un socle de croyances et d’aspirations, socle qui entraine leurs actions dans le monde. La religion n’est donc pas une sorte de disposition d’esprit morale éthérée et qui, finalement, n’engage pas à grand chose.

L’islam est une « adhésion du coeur, parole proférée par la langue, et action des membres » comme le disait l’Imam Ali (as/kaw). C’est ce que nous enseigne le Coran à travers toute sa lecture, mais dont on peut donner une quintessence dans le fameux verset dit du ‘birr’, traduit par « bien suprême », que dans ce passage, Jacques Berque traduit par « piété », le verset 177 de la sourate II.

« La piété ne consiste pas à tourner votre tête du levant au couchant. Mais la piété consiste à croire en Dieu, au Jour dernier, aux anges, à l’Ecrit, aux prophètes, à donner de son bien, pour attaché qu’on y soit, aux proches, aux orphelins, aux miséreux, aux enfants du chemin, aux mendiants, et pour [l’affranchissement] des nuques [esclaves], à accomplir la prière, à acquitter la purification, à remplir les pactes une fois conclu, à prendre patience dans la souffrance et l’adversité au moment du malheur : ceux-là sont les véridiques, ce sont eux qui se prémunissent ».

Dans ce verset, la piété, ou le bien suprême en termes de religion, comprend trois choses essentielles, la croyance (aqîda, de iqd, « neoud », qui lie le ou la croyante à Dieu, aux autres et au monde) ; l’action dans le monde auprès de ceux et celles qui en ont besoin (qui relève des mu’âmalât, actions sociales) et les actes du culte (îbâdât). or ces trois éléments sont liés. On ne peut les séparer. La croyance sans actes, c’est du vide, des vacances morales et une posture vide de sens et de toute réalité. La foi véritable s’accompagne de sa traduction dans le monde. De l’action des croyants et des croyantes. Les actes du culte ont pour fonction, entre autres, de garder la foi en acte, et l’action du croyant ou de la croyante plus facile à réaliser. Ainsi le Coran rappelle que la salât, la prière « réfrène l’infâme et le blâmable » comme il est dit par exemple dans la sourate XXIX, 45.

Les actes du culte –al îbâdât

Tous les actes du culte sont importants, que ce soit la salât, qui renvoie au moment du lien, ou de la liaison (sila) à Dieu. La salât permet aussi de nous rapprocher de Dieu. Chaque prière s’accomplit en deux, trois, ou quatre cycles de prières (rak’at). Elles sont pour nous les ailes qui nous permettent de nous rapprocher de Dieu, comme les anges, dont on dit qu’ils ont deux, trois, ou quatre ailes. la salât est une pratique que nous nous imposons à nous-mêmes pour rendre le lien au divin réel, un moment consacré. Par « consacré », la salât nous permet, cinq fois par jour, de consacrer un temps (le moment de la prière), un espace (là où on accomplit la prière), et de la matière, notre corps que nous purifions avant de prier grâce aux ablutions (wudhu). La salât nous permet donc, cinq fois par jour, de nous lier à Dieu, rappeler que nous ne sommes pas qu’un agrégat de matière, nous sommes de la matière, mais pas uniquement. Nous prenons ces temps qui ressourcent notre esprit et nous revivifie.

La zakâtqui ne veut pas dire « aumône » mais « purification ». Il s’agit ici de se purifier de l’illusion que plus avoir est un bien suprême. Ce ne peut être un bien que dans la mesure que je puisse m’en détacher pour que je puisse moi profiter de ce bien, mais aussi en faire profiter ceux qui n’en disposent pas. Il s’agit de se purifier de l’attachement égoïste et superflu. La foi doit se traduire comme étant une bénédiction pour tous. Or sans détachement des choses matérielles, il ne saurait y avoir de foi véritable. Le bien utile est une bonne chose, avoir une maison, des conditions de vie acceptables. Mais avoir trop de biens sans que personne n’en profite vraiment, pas même ceux qui possèdent, c’est de la démesure (hubris).

 Le jeûne du mois de ramadan al-sawmnous permet de vivre dans notre chair la privation de ce qui est essentiel à tout être humain, à savoir, se nourrir, se sustenter, régénérer ses forces et reprendre assez de force pour faire face au nouveau jour. Cet aspect a souvent été dévalorisé comme étant une sorte de sentiment dépassé. Mais parler de la faim d’une personne extérieure, et vivre la faim soi-même, ce sont deux choses différentes. Avoir une connaissance abstraite est une chose, vivre la chose, en est une autre. Toujours dans l’idée que la religion c’est toujours aussi du concret, la religion nous permet aussi de prendre conscience de ce que vivent les plus démunis. Mais ce que le jeûneur ou la jeûneuse vit n’est en réalité, qu’une infime partie de ceux que vivent les plus démunis. Mais avoir cet aperçu, reste plus louable et bénéfique que de ne parler que d’une posture morale abstraite toujours commode.

Enfin, le Hajj, pèlerinage est l’aspect qui renvoie à deux aspects a priori opposés mais en réalité complémentaires. Le pèlerinage est quelque chose qui touche à la pratique la plus individuelle d’une part, puisque ne l’accomplit que celui ou celle qui en a les moyens (matériels, mais aussi la santé), c’est donc une pratique particulièrement individualisée. Mais d’autre part, le pèlerinage a lieu à un moment précis pendant le mois consacré de Dhu-l-Hijja. C’est donc aussi un moment où les musulmans et musulmanes de partout dans le monde se retrouvent. Ils peuvent se connaître, se reconnaître et socialiser, et c’est là un aspect non négligeable de ce rite. C’est donc un aspect particulièrement collectif qui est mis en avant ici.

Le mutazilisme est un mouvement théologique, mais plus largement, c’est une manière de comprendre la religion qui marie la croyance, la pensée et les actes que nous espérons toujours justes, en les traduisant dans une voie. Le mutazilisme, c’est, en même temps, force et énergie de la foi ; pensée apaisée et rigoureuse qui permettent l’illumination spirituelle, et actes concrets résultants de la force de la foi, et de cette sérénité illuminative de la pensée. Les actes sont donc aussi importants que la théologie spéculative.  Ce serait folie que de les séparer. Et que Dieu nous apporte à tous et toutes son soutien inchallah.

Après le 7 octobre : l’ère de l’abject

Bombardement à Gaza octobre 2023 (Photo: D. R.)

Le 7 octobre dernier, l’organisation islamiste palestinienne Hamas, a lancé une attaque violente contre des territoires israéliens limitrophes de sa base dans la bande de Gaza. Cette attaque ne s’est malheureusement pas limitée à des objectifs militaires, puisque les combattants du Hamas s’en sont pris à des civils, hommes et femmes désarmés, mais aussi et surtout, enfants et même personnes âgées. Ce qui aurait pu être une opération militaire attendue dans un cadre de lutte contre l’occupation, s’est transformée en crimes de guerre, et en une boucherie immonde. Bilan : 1.400 morts et plus de 230 personnes, de toutes conditions, sexe et âge, kidnappées. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Quelques jours plus tard, comme cela était prévisible, Israël s’est mis a bombardé massivement et sans distinction, la bande de Gaza, non sans avoir commis un premier crime de guerre au préalable : couper l’eau, l’électricité, et le carburant de la bande de Gaza. Dans un territoire de de 365 m3, comprenant plus de deux millions d’individus, soit l’une des régions les plus densément peuplées du monde, les bombardements aveugles des israéliens se transforment en une succession de massacres successifs des populations civiles palestiniennes. A l’heure où j’écris ces lignes, le bilan des personnes tuées (sans compter les blessés), se situerait entre 7.000 et 8.000 morts.

Après ces bilans de l’horreur, nous voici arrivés au constat des abjections. La réaction des pays occidentaux, des pays dits « libres et démocratiques », en soutien total et aveugle aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité d’Israël. En France, cela a même donné lieu à des engagements et des propos immondes de la part de personnalités politiques et médiatiques, par ailleurs plutôt sympathiques. L’engagement des pays d’Occident envers Israël a tellement été aveugle, que face à la multiplication des horreurs de l’État hébreu, certains en Occident, commencent (enfin) à se poser des questions. La deuxième abjection à laquelle nous avons à faire face, c’est la multiplication des actions antisémites en France et ailleurs. Depuis le 7 octobre, on dénombre 857 actes antisémites, soit le double des actes de même nature pour toute l’année 2022 (chiffres Statista.com). Ces actes qui s’attaquent aux juifs sans distinction sont horribles et doivent être condamnés. Leurs auteurs, quels qu’ils soient, poursuivis par la justice. La troisième abjection, c’est la libération de la parole de racistes anti-arabes et islamophobes qui ont voix au chapitre, et que l’on entend dans les médias français. Dans le même registre, les journalistes français ne se rendent pas compte de leurs préjugés, et montrent à quel point ils considèrent tout ce qui relève de l’arabité et de l’islamité comme étrangers, comme alien, et comme, in fine, dispensables.

L’abjection du 7 octobre

Affiches des kidnappés en Israël (Photo: D.R)

Le 7 octobre dernier, les crimes commis par le Hamas ont déclenché beaucoup de choses. D’abord, mon soutien indéfectible, total, sans réserve à la cause palestinienne et aux palestiniens, ne m’empêche pas d’être critique envers les actions entreprises au nom de cette cause. Or l’attaque contre des civils désarmés est inacceptable, horrible et inadmissible. Outre les raisons d’avilissement morales que cela représente, c’est aussi parce que genre de traitements et d’habitude l’apanage des troupes d’occupation israéliennes. Depuis 1948, les Palestiniens ont à subir exclusion, emprisonnement sans procès, exécutions sommaires, traitements dégradants, femmes enceintes bloquées dans les checkpoints jusqu’à ce que mort s’en suive etc. Être victimes de montres, ne doit pas nous transformer en monstres. Mais c’est facile à dire depuis Paris. Que dirais-je si je vivais dans cette « prison à ciel ouvert » qu’est la bande de Gaza depuis 2005 et l’évacuation de Tsahal et des colons nationalistes ? Si j’avais eu à subir ce qu’ils ont subi, j’aime à croire que cela n’aurait rien changé. Comment passer sous silence le fait que le traitement inhumain des Palestiniens de Gaza est voulu par la droite (et l’extrême-droite) israélienne depuis plus de vingt ans. Renforcer les extrémistes du Hamas pour affaiblir le Fatah, seul interlocuteur de paix palestinien, dans le but de prévenir l’instauration d’un État palestinien. Cela a un coût. Le Hamas aurait marqué un grand coup militaire et politique en ne s’attaquant qu’à des troupes militaires et armées, et non à des civils. En s’attaquant aux civils, ils ont avili leurs propres conditions d’êtres humains, mais ont, en même temps, fourni un prétexte à Israël pour se déchainer contre les populations civiles palestiniennes.

L’abjection antisémite

Des étoiles de David baguées sur des murs parisiens (Photo: D.R.)

Cela peut-il justifier les actions antisémites que l’on voit perpétrées en France et ailleurs depuis le 7 octobre dernier ? Jamais et en aucun cas. D’abord et avant tout, parce qu’il est criminel et immonde de s’en prendre à une personne parce qu’elle est…née. On peut s’opposer à un projet politique, philosophique, même religieux, mais par la confrontation d’idées, et le respect de la dignité de chacun. Mais identifier les juifs dans leur ensemble à l’État d’Israël, c’est comme identifier tous les musulmans aux actions de l’Arabie saoudite ou à celles de l’Iran. Cela n’a pas de sens. L’Arabie saoudite ou l’Iran sont à des années lumières de représenter les musulmans dans leur ensemble. Même chose pour Israël. Israël n’est ni le judaïsme, ni les juifs dans leur ensemble. Combien de juifs, en Israël et ailleurs, condamnent et luttent pour le droit des Palestiniens. Combien en ont même parfois payer un prix fort. Les juifs qui sont conscients des réalités et qui ont à cœur le droit des palestiniens doivent être leurs premiers alliés. Ce qui s’est passé dans la Caucase russe au Daghestan est atroce. S’attaquer à des personnes qui débarquent d’un avion en provenance de Tel Aviv sous prétexte qu’ils seraient coupables de complicité, à minima, des crimes commis à Gaza es stupide, faux, et juste un prétexte pour exister. D’autant plus qu’ils ont commis leurs forfaits sous la fausse excuse de la défense de l’islam. Crime horrible, crime doublé par l’association calomnieuse de leurs actes ignobles avec notre religion. Religion qui ne saurait être associée à un quelconque acte de haine. L’islam a trop eu à subir des associations avec toutes sortes de crimes ignobles commis par des « défenseurs de la foi » aussi immondes que Daesh, al Qaida, ou maintenant tous ces criminels antisémites.

L’abjection islamophobe…

Pascal Perri, concepteur de « l’antisémitisme couscous » (Photo: D.R.)

Les événements du 7 octobre plus les actions antisémites commis ces derniers jours ont libéré la parole à bien du monde. Politique, hommes et femmes médiatiques, artistes parfois, beaucoup se sont laissé aller à dire ce qu’ils pensaient. Nous avons eu le droit à des expressions comme « antisémitisme couscous » d’un éditorialiste de LCI, ou encore des propos pus problématiques d’Arno Klarsfeld, avocat franco-israélien, qui, sur le plateau de Cnews (voir ici) laisse entendre qu’en cas de « mot d’ordre », des musulmans qui ont accès à des chantiers, et donc à « des explosifs et des armes à feu » (sic) pourrait s’attaquer aux juifs. Comme si les musulmans constituaient une cinquième colonne prête à agir en France contre des gens parce que juifs. Évidemment, personne n’a réagi sur le plateau, en tout cas pas tout de suite. L’engagement total de la présidente de notre Sénat national dans son soutien à un pays étranger qui commet un crime de guerre selon l’ONU et les ONG comme Human right Watch ou Amnesty international, ne cesse de questionner. Madame Yaël Braun-Pivet dit que « rien ne doit empêcher Israël de se défendre. Il y a, comme dans tous les conflits, un attaquant et des attaqués », sous-entendu ici que c’est Israël qui est attaqué. Comme si, avant le 7 octobre, tout allait bien. Qu’il n’y avait aucune violation des droits de l’Homme dans la bande à Gaza et que les Palestiniens vivaient heureux et comblés… Comment peut-on tenir des propos aussi hors-sol ? Comment peut-on se montrer aussi insensible aux souffrances des populations civiles sous prétextes qu’elles serviraient de « boucliers humains à Hamas ». A considérer que cela soit vrai, cela justifie-t-il de tuer des civils innocents ? Non, jamais. Cela étant dit, on peut s’opposer aux propos de Madame Braun-Pivet, mais là encore, s’attaquer à elle, à sa judaïté réelle ou supposée, la menacer de mort ou autre atteinte à sa dignité est intolérable et inacceptable.

Yaël Braun-Pivet, au centre du groupe derrière le soldat de tête, avec à sa droite Meyer Habib (grand défenseur du Likoud à l’AN) et Éric Ciotti à sa gauche (président des LR) -Photo: D.R-.

Quand on se veut meilleurs, plus justes moralement ou éthiquement, on prêche par l’exemple, non par la véhémence et les propos haineux. Les gens qui luttent pour que la souffrance des Gazaouis soit prise en compte n’ont pas besoin de perdre du crédit à cause d’insultes et de menaces déplacées vis-à-vis de personnes avec qui on diverge. Tout le terrain médiatique a montré à plusieurs reprises à quel point nous avons fort à faire à devoir inscrire la réalité des souffrances gazaouis comme étant simplement des souffrances humaines et non statistiques.

…et impensée

Les médias ont été particulièrement révélateurs de ce traitement différencié entre souffrances humaines des victimes israéliennes du 7 octobre, avec des reportages donnant des noms aux victimes, faisant parler leurs proches, diffusant des images-vidéos amateurs d’anniversaires ou d’événements familiaux et amicaux. En même temps, quand on parle des victimes de Gaza, on parle de manque de moyens de subsistance, il y a des chiffres, nombre d’habitants, nombre de blessés, éventuellement, nombre de morts, toujours en précisant que ce sont « les chiffres du Hamas », comme si, tout cela restait quand même discutable. Mais qu’est-ce que ce « tout cela » ? Ce « tout cela », c’est la réalité des pertes et de la souffrance de la population civile à Gaza. Des familles entières sont décimées sous nos yeux, mais personne en Occident ne dit rien. L’administration américaine pense qu’une trêve bénéficierait au Hamas, elle n’a pas dit qu’elle ne bénéficiera pas à la population civile. Mais pour les Américains, il vaut mieux exterminer le Hamas en exterminant au passage tout ou partie de la population gazaouie que sauver des vies. Cette insensibilité américaine, on l’a aussi vu sur les plateaux de France 5 quand une journaliste franco-américaine s’est presque effondrée en direct sous l’émotion du sort des victimes israéliennes du 7 octobre (chose compréhensible), mais est restée quasiment de marbre devant les informations des pertes de populations civiles à Gaza. Heureusement, il y a aussi des Américains, juifs, qui ont fait entendre leurs voix en s’opposant à la politique israélienne, et qui sont parfaitement conscients de la souffrance des femmes, des hommes, et surtout des enfants de Gaza. On estime que le tiers des tués dans cette prison à ciel ouvert est constitué d’enfants. Le Jewish Voice for Peace de New York City, l’organisation juive pour la paix américaine à rappeler cette vérité aux consciences US (lire ici).

Jewish Voice for Peace à New York le 27 octobre dernier dans une action de protestation contre les bombardements israéliens (Photo: D.R.)

Rony Brauman

Chose que Rony Brauman a dû faire avec David Pujadas, qui après avoir dit que Israël, « certes, tue des civils mais ne les vise pas », contrairement au Hamas qui semblait viser « délibérément » les civils. Rony Brauman, très pédagogiquement rendit la vue à Monsieur Pujadas : « On a vu des quartiers entiers aplatis sous des milliers de tonnes de bombes (…) on ne vise pas une population là ? » avant de poursuivre, « le président Herzog (président d’Israël, ndr) qui était avec sa réputation de sage, en recul, nous explique que, “à Gaza, il n’y a que des complices des terroristes, il n’y a pas d’innocents“, je le cite. Alors là, c’est le feu vert à tous les massacres. Puis il conclut : « le colonel Rafowicz, porte-parole de l’armée israélienne, disait hier qu’ils s’engagent dans une guerre totale. Là aussi, on ne fait pas de quartier. Donc qu’on ne me dise pas que d’un côté on vise délibérément des civils, et que de l’autre on s’excuse de faire quelques dégâts au passage, mais qu’on vise seulement des méchants. Ça n’est pas la guerre de la lumière contre les ténèbres, la guerre du bien contre le mal, contrairement à ce qui est dit si souvent. »

Les émotions sont encore à fleur de peau. La réflexion, c’est-à-dire, la capacité de  remettre en question ses propres pensées et actions, n’est pas encore chose facile. Mais il va bien falloir tempérer les émotions par la raison. Sans pour autant anesthésier notre coeur, qui est, selon les enseignements coraniques, aussi la source de cette même raison. Ainsi, comme le disait l’imam Ali (as), premier transmetteur après le prophète Muhammad (sawas) -qui en est le point de départ- de notre foi: « La générosité d’âme (al-hayâ) est une grande couverture/ et la raison (al-aql), une épée tranchante. Couvre les petits défauts de ton âme avec ta générosité/ et tranche les impulsions [dangereuses] de ton âme avec ta raison. » 

الحياء غطاء ساتر، و العقل حسام قاطع

فأستر خلل خلقك بحياك، و قاتل هواك بعقلك

Luther et Mahomet

Le 4 juin 2022, nous avons eu le plaisir d’accueillir Pierre-Olivier Léchot, dans notre Cercle de l’ARIM (rencontre), auteur du livre Luther et Mahomet, le protestantisme d’Europe occidentale devant l’islam XVIe-XVIIIe siècle. Après une présentation très intéressante de son ouvrage, nous avons eu un très agréable moment d’échanges avec les personnes présentes. Nous remercions encore Monsieur Léchot pour ce moment très bénéfique et très enrichissant. Voici un article qui rend compte de l’ouvrage en lui-même en espérant qu’il vous donnera envie de vous y plonger.

 

L’histoire du rapport entre différentes religions est quelque chose de très importante, quelque soient les confessions en question. Car cela met en relief à la fois le rapport entre les individus historiques qui sont porteurs de ces religions, mais aussi les influences possibles, voulues ou non, entre religions… Or, s’il y a bien deux religions présentant des profils souvent rapprochés, on pense au protestantisme et à l’islam.

L’intérêt des protestants pour l’islam commence avec…Luther

Pierre-Olivier Léchot, docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut protestant de théologie de Paris (IPT), s’est penché sur la question du rapport entre le protestantisme et l’islam, entre le XVIe et le XVIIIe s. L’ouvrage est très instructif et très bien documenté. Il nous permet de commencer à comprendre pourquoi islam et protestantisme ont été associés assez vite dans l’histoire.

Martin Luther, le moine allemand initiateur de la Réformation protestante cloua ses 95 thèses sur les portes de l’église de Wittenberg en 1517. Or, neuf ans plus tard, le sultan Ottoman, Soliman le magnifique, remporte une grande victoire à Mohacs en Hongrie, contre une alliance chrétienne de prestige (regroupant le roi de Hongrie, Louis II, mort pendant la bataille, mais aussi les royaumes de Croatie, de Bohème, de Pologne, le Saint-Empire romain germanique, le duché de Bavière, et les États pontificaux). Ainsi, le XVIe s. apparaît comme étant le siècle de l’apparition d’une puissante armée d’envahisseurs infidèles (musulmans Ottomans) venue de l’extérieur de la Chrétienté ; et l’émergence, à l’intérieure de cette même Chrétienté, d’une sédition interne (protestante). Beaucoup ont associé les deux événements, et faits du protestantisme un pendant intérieur de l’attaque extérieure venant des musulmans turcs. Renvoyant ainsi protestants et musulmans dos-à-dos comme deux faces d’une même médaille.

Une vraie proximité théologique ?

Il est vrai que certains aspects théologiques montrent une certaine proximité : l’idée de la prédestination, l’importance accordée aux Écritures, le rejet du culte marial, l’iconoclasme…sans oublier pour certains, une christologie différente. Plus encore, ce sont les propos ambigus de Luther sur l’islam, entre condamnation et lecture plutôt « positive » de la puissance Ottomane, perçue comme le bras armé de la punition divine contre les puissances chrétiennes en vérité dévoyées. Luther, avec d’autres figures de la réforme, notamment le pasteur Bibliander, sera impliqué dans l’une des premières tentatives de traduction et d’impression du Coran en Europe. Non pas dans un but apologétique, évidemment, mais pour mieux comprendre l’islam afin de mieux le combattre, sur le terrain théologique.

L’un des fils rouges du livre sera d’ailleurs de montrer une ligne de tension qui traverse la pensée protestante : quelle est la nature de la différence entre protestantisme et Islam ? Entre crainte d’être identifié à l’autre et confondu avec lui, mais aussi volonté d’affirmer une identité propre, originale et chrétienne. Question d’autant plus importante qu’après la controverse de Genève, opposant le réformateur française Jean Calvin au réformateur espagnol Michel Servet, la frontière entre protestantisme et islam risquait d’être d’autant plus troublée. Le réformateur espagnol étant un antitrinitaire, ou unitarien, niant la Trinité. Principe devenu pierre de touche du christianisme. C’est ce qui vaudra à Servet de finir brûlé dans un bûché calviniste, lui qui avait fui les bûchers catholiques de son Espagne natale. Car au final, plus que de la liberté théologique, n’est-ce pas la proximité de l’idée unitarienne avec l’islam que Calvin rejeta plus que tout ? est suspect d’une forme de proximité, voire d’une façon cachée d’être « turc » (musulman).

Face à une guerre sainte, de Sylviane Agacinski

Couverture Face à une guerre sainte (photo: D.R.)

Face à une guerre sainte de Sylviane Agacinski, est un ouvrage qui traite du rapport entre religieux (islamique essentiellement) et politique. Il relève de l’esprit du temps, marqué par une forme d’inquiétude vis-à-vis de l’islam et de son inscription dans la société européenne en générale, et française en particulier.

Un parti pris gênant

Que l’on ne s’y trompe pas, Sylviane Agacinski s’est renseignée sur l’islam, mais sa connaissance reste parcellaire et le plus souvent orientée. Raison pour laquelle elle est tombée dans un certain nombre de biais de raisonnement un peu gênants, comme le fait de de ne voir que ce qui arrange son anxiété. Ainsi par exemple, lorsqu’elle dénonce le financement de mosquées en Europe par la Ligue islamique mondiale (LIM), organisation saoudienne et principal organe de diffusion du salafisme dans le monde jusque-là ; jusqu’au retournement brutal de Mohamed Ben Salmane, le prince héritier et futur roi saoudien, qui souhaite moderniser son royaume à coup de marche forcée. Bien que nous soyons ravis de ce retournement de fortune qui touche le centre névralgique du salafisme, nous restons méfiants vu comment cela se fait, et par qui.

Sylviane Agacinski en 2008 (photo: wikimedia commons)

L’autrice donc, Sylviane Agacinski, donne des chiffres sur les financements de la LIM, mais jusqu’en 2016 uniquement. Pourtant, elle ignore (vraiment ou feint de le faire ?) que la LIM a cessé de financer les organisations religieuses depuis le début de l’année 2020 sous l’impulsion du prince héritier dont nous venons de parler. Donc, contrairement à ce qu’elle laisse penser, cette politique a cessé. L’autrice se montre proche des thèses dites « laïcardes. » Ainsi, elle disqualifie l’idée d’islamophobie, terme accusé d’être un concept islamiste permettant d’attaquer tout discours critique de l’islam (et peu importe si sa théorisation date de 1910 par des sociologues coloniaux). Elle fait non seulement du voile un marqueur islamiste, mais aussi la marque de la soumission des femmes, la preuve ? Elle ne la tire pas du Coran ou des propos prophétiques, dont elle reconnaît l’ambivalence, mais de chez …Saint Paul. Car pour elle, le voilement, qui est la marque de l’infériorisation des femmes, existait avant l’islam et ne lui est donc pas propre (ce qui est juste).

L’islam, représentant du patriarcat

Mais pour elle, cela montre que la théologie islamique a emboité le pas de la théologie chrétienne, puisque toutes deux sont marquées par la patriarcat. Elle montre que pour Paul, le voile était bien la marque de la soumission des femmes aux hommes, elle le cite: « Non, un homme n’est pas tenu de se couvrir la tête, étant image et gloire de Dieu, mais la femme est la gloire de l’homme. L’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme à cause de l’homme. La femme est donc tenue de porter sur la tête un signe d’autorité… » (Paul, 1 Corinthiens 11, 7-10, p. 114-115 du livre de Sylviane Agacinski). En même temps, l’autrice ne laisse jamais entendre la voix de celles qu’elle incrimine, ce qui est très dommage, mais montre aussi son parti pris.

Cependant, le livre de Sylviane Agacinski reste intéressant, parce que l’on sent une véritable interrogation, et parfois, des réflexions nuancées et pertinentes, mais qui ne l’emportent pas sur l’anxiété qu’elle éprouve devant le risque de perte d’identité de la civilisation européenne. Comme si l’islam ne pourra jamais être considéré comme un fait social européen. Ce qu’il est déjà, à condition de regarder ailleurs en Europe, dans les pays des Balkans notamment, où l’islam est présent depuis des siècles, et parfois même majoritaire ou a grandes minorités (comme en Bosnie, en Albanie, au Kosovo, en Macédoine, en Bulgarie etc.)

Les nouveaux Nomades de Félix Marquardt

Félix Marquardt, Les nouveaux nomades, la revanche d’Abel, Éditions Le Passeur, 336 p.

Partir, rester, migrer, revenir ? Si notre activité humaine est marquée par le mouvement, cette problématique prend une importance particulière dans notre époque, celle des changements continus. Félix Marquardt, lui-même parfaitement représentant de ce dynamisme, s’est attaqué à cette question dans son livre: Les nouveaux nomades, la revanche d’Abel.

Un mouvement spatial…
Dans ce livre, l’auteur porte son regard sur la figure des « nouveaux nomades ». À savoir ce type de personne originaire d’une région du monde et qui se retrouve, pour des raisons professionnelles ou personnelles, à vivre et à faire, loin de chez lui. Ainsi de la figure d’ Abderrahmane « Abdi » Diabaté, originaire du Mali et qui se retrouve à travailler dans une grande ferme de Redneck dans le fin fond du Montana aux États-Unis. Ainsi aussi de Natsuno Shinagawa, originaire de la région de Tochiji au Japon, passionnée par le continent africain, elle se retrouve à travailler à l’ambassade du Japon à Dakar au Sénégal. Ou encore de Jamie d’Australie, qui quitte son île continentale natale pour Londres afin de vivre sa vie en conciliant sa foi musulmane et son homosexualité de façon harmonieuse. Si le livre regorge d’exemples de personnes originaires de tous les continents et allant dans d’autres continents, parfois dans le sens Sud-Nord, mais aussi, Nord-Sud, voir Sud-Sud ; l’enjeu et l’intérêt de l’ouvrage de Félix Marquardt n’est pas dans les récits, pourtant toujours très instructifs et vivants, mais plutôt dans la grande leçon que l’on peut tirer de tous ces mouvements: les rencontres, les échanges, parfois entre des personnes a priori incompatibles. Et qui pourtant, s’avèrent très fertiles.

Ainsi de Abdi le Malien, qui se trouve accueilli dans le ranch de Cooper Sieben. Pris en main par Aaron, chef mécanicien du ranch, homme amoureux de la musique country et de Donald Trump. Abdi va pourtant se rapprocher de cet homme et avec qui il se liera d’amitié. Comme il le fera avec Jeff Soely en charge du cheptel de 1500 tête de bétail, aussi conservateur que Aaron, et amoureux de Trump comme lui. Et pourtant, là encore, la rencontre de Abdi le Malien avec ces Rednecks n’empêchera ni l’échange, ni le rapprochement, ni même l’amitié sans que l’un ne renonce à ce qu’il était auparavant.

…reflet d’un mouvement de la conscience

Et c’est sans doute là l’enjeu du livre de Félix Marquardt ainsi que sa « plus-value ». L’auteur nous montre que le mouvement est divers dans sa nature et qu’il n’est en réalité, pas uniquement géographique. En effet, non seulement Abdi (par exemple), quitte son pays et son continent, mais il sort ainsi de son monde, du confort que la connaissance des codes de sa société, de ses coutumes, langues etc. lui octroyait pour entrer dans un nouveau. Le déplacement n’a pas été que spatial, c’est aussi un effort de mouvement hors de soi. De même, Aaron et Jeff, nos deux Rednecks américains, ont du « sortir » de certaines de leurs appréhensions, faire des efforts pour faire une place à un nouveau venu d’un monde radicalement différent. Eux aussi ont du faire un effort pour aller au-delà de soi. Et c’est cet effort partagé, des uns et des autres qui s’avéra, in fine, fructueux.

Félix Marquardt @Feleaks Twitter (Photo: D.R.)

par conséquent, la plus grande rencontre que cet ouvrage décrit est celle qui mène à nous-mêmes en passant par l’effort d’ouverture véritable à l’autre, non pas l’autre moi (alter ego), celui avec qui je partage déjà les valeurs, la vision du monde, le point de vue etc. mais l’autre véritable, qui voit les choses autrement, pense autrement, vit autrement. Or cette découverte de l’autre, ne se trouve pas forcément à des milliers de kilomètres de chez soi, mais parfois juste en face. Félix Marquardt pousse les lecteurs à Franchir les différentes barrières (géographique, culturelles, politiques, et religieuses…) qui peuvent les séparer pour rencontrer l’autre et se rendre compte à quel point toutes les réalités sont liés.

Nous vivons sur une seule et même planète que nous partageons et dont les événements finissent par se répercuter les uns sur les autres. C’est pourquoi l’auteur ne perd jamais de vue les enjeux écologiques, culturels, et même géopolitiques de tous les mouvements dont il traite.

Au-delà des différences, Les nouveaux nomades est un livre qui montre à quel point nous vivons dans une interdépendance et que parfois, pour être nomade, il n’est pas nécessaire de quitter son chez soi physique, mais plutôt le confort souvent trompeur de ses propres représentations.

La conspiration du Caire

 

La conspiration du Caire (titre original : Walad min al-Jenna ‘un garçon du paradis’), film de Tarik Saleh

C’est l’histoire d’un jeune fils de pêcheur égyptien pauvre, qui décroche une bourse pour aller étudier dans la prestigieuse université religieuse (sunnite) de la capitale de son pays, Al Azhar. Toutefois, une fois sur place, Adam (joué par l’impressionnant Tawfeek Barhom), le jeune boursier, se trouve pris dans les intrigues qui suivent la mort du cheikh, grand imam de la grande institution.

Le jeune Adam (Tawfeek Barhom) photo: D.R.

Le film pointe les projecteurs sur un domaine peu connu du grand public, y compris musulman. Le Jeune Adam, contre son gré, se trouve pris au piège de la lutte entre factions qui convoitent le contrôle d’Al Azhar : faction pro-gouvernementale, islamiste, mais aussi, indépendante. Entre les mâchoires des différents protagonistes, le jeune Adam est avalé, digéré et recraché à plusieurs reprises. À chacune de ses sorties de digestion, le jeune étudiant se trouve transformé, moins innocent, plus conscient du monde dans lequel il évolue, et certainement, moins innocent.

Le colonel Ibrahim (Fares Fares) briefant le jaune Adam (tawfeek Barhom) (photo : D.R.)

Il faut noter que, outre le héros du film, certains personnages méritent d’être mentionnés tout spécialement. Ainsi de la figure ambiguë du colonel Ibrahim (joué par le célèbre Fares Fares apparu dans Sécurité rapprochée ou encore Rogue One : a Star War story) de la Sûreté d’État. Manipulateur, manipulé, sympathique et menaçant tout à la fois, il montre le visage d’un fonctionnaire tourmenté entre fidélité au régime, et pris de conscience, surtout après ses échanges avec l’un des religieux d’Al Azhar, le cheikh Nejm (Makram Khoury), cheikh aveugle représentant de la faction indépendante et populaire des religieux d’al-Azhar. De même que le camarade de chambre d’Adam, le jeune « branché » Raed (très bien joué par Ahmed Lassiaoui), fumeur de cigarettes, au T-shirts rock, abhorré par les élèves les plus conservateurs, mais récitateur du Coran hors-pair. Le film dresse une galerie de portraits complexes et nuancés.

Le jeune Raed, condisciple d’Adam (Ahmed Lassiaoui) (photo : D.R.)

En outre, le film montre tout à la fois la tartuferie de certains hiérarques, le poids de la lutte politique qui s’insinue dans tous les milieux, y compris religieux. Mais le film, peut-on vraiment le lui reprocher, ne condamne pas explicitement le régime militaire égyptien, mais en laisse deviner la cruauté et la criminalité dans certaines images subtiles, surtout celles montrant des flaques de sang sortirent de dessous les portes des cellules de la Sûreté. Et c’est peut-être là que le film apporte une plus-value particulière, à savoir la réalité avec laquelle doivent composer les Égyptiens, mais aussi tous ceux qui vivent dans ce type de régime, au détriment de tout type d’idéalisme, soit-il religieux, comme finiront par l’apprendre plusieurs personnages du film, Adam non des moindres. Un film passionnant.


Mutazilisme, violence et guerre

 

En ces temps incertains où la guerre fait rage à nos portes (en Ukraine), et où la menace d’un troisième conflit mondial n’est pas écartée. Il m’a semblé pertinent, pour notre cercle de discussion d’aujourd’hui, d’évoquer la question du rapport entre le mutazilisme, la violence et la guerre. Non seulement parce que l’actualité nous donne l’opportunité d’interroger cette notion, mais aussi et surtout, parce que l’une des choses les plus connues sur le mutazilisme, est l’imposition d’un examen de conscience (mihna), une épreuve potentiellement violente, contre les clercs qui n’admettraient pas que le Coran était créé. De là, il n’est pas rare d’entendre que les mutazilites ont voulu imposer leur croyance par la force non seulement à ces fameux clercs, mais aussi, au peuple dans son ensemble, attribuant ainsi une réputation sulfureuse qui consiste à faire du mutazilisme un courant rigoriste et exclusiviste. Et pourtant, est-ce que cette accusation est fondée ? Que dire de cette mihna, mais aussi du rapport entre le mutazilisme et les autres communautés religieuses islamiques ou non. Nous verrons que l’origine du mutazilisme profondément marquée par une sensibilité intra-islamique jouera un grand rôle sur la manière que les mutazilites penseront leur rapport avec autrui. De même, nous verrons que la mihna n’a pas été menée contre un groupe religieux précis, mais pour l’établissement d’un terrain commun d’entente public. Enfin, nous verrons comment le mutazilisme par son ouverture d’esprit n’a jamais fermé la porte à aucun groupes religieux et qu’il a toujours aspiré à l’unité des musulmans, voire davantage sans vouloir imposer quoi que ce soit.

L’origine politique

(image D.R.)

Reconstitution de la ville de Bagdad telle que conçue à son origine en 762

Et pourtant, beaucoup d’éléments dans l’histoire du mutazilisme tendent à prouver, qu’à l’inverse de sa réputation, le mutazilisme a été l’un des courants les plus ouverts de l’islam. Sans que cela veuille dire pour autant, qu’il n’y a jamais eu d’accrocs, d’excès, voire même de violence. Mais qu’il y ait eu possibilité d’épisodes excessifs, ce n’est pas la même chose que de dire qu’en lui-même, le mutazilisme est porteur d’exclusivisme et de détestation de l’autre. L’une des raisons possibles à cela peut être retracée dans l’origine possible du mouvement lui-même. Ainsi, rappelons que mu’tazilaest le participe du verbe i’tazala, qui veut dire, s’isoler, se séparer, se tenir à distance. La première mention de ce nom dans les chroniques, le fait apparaître à l’occasion du premier conflit armé entre musulmans lors de la bataille dite du Chameau, entre Ali d’une part et Aïcha et deux compagnons du prophète (Talha b. Ubeyd Allah et al-Zubayr b. al-Awâm, et qui y trouveront la mort) de l’autre. Des chroniques évoquent alors l’attitude de certains des Compagnons du prophète de son cercle proche, comme Sa’d b. Abî Waqqâs, Abdullah b. Omar, Al Ahnaf b. Qays et d’autres ; qui refusèrent de prendre parti. C’est eux les premiers qui furent appelés « mu’tazila ». Ainsi, la première mention du nom de ce groupe ne fait pas référence à une théologie quelconque, mais bien à une attitude politique. Comme cela sera le cas plus tard, au moins à l’origine, pour toutes les autre écoles et obédiences musulmanes. Et cette politique consiste en une attitude de neutralité dans les conflits internes aux musulmans même s’ils reconnaissaient qu’un des partis avait sans doute tort, ils affirmèrent que cela ne devait pas permettre pour autant de faire couler le sang d’autres musulmans.

Classiquement, on attribue au théologien Wâssil b. Atâ (699-748) la paternité du mutazilisme. Or, selon les travaux de l’arabisant et spécialiste de la théologie musulmane, l’allemand Josef Van Ess, à l’époque de Wâssil, la dénomination mutazilite était déjà bien connue et établie. En gros, pendant la période probable de sa pleine activité, soit entre 720 et sa mort en 748/9, soit la toute fin de l’époque Omeyyade, les mu’tazila étaient déjà connus. Et Wâssil, plutôt que l’initiateur, a été le maître de l’école durant cette période. Il a été le premier à rédiger un travail sur les usûl al-fiqh (fondements de la théologie pratique), sans doute a-t-il été aussi le premier à formaliser les principes, même si à son époque, on parle de quatre principes, et pas encore cinq. Mais Wassil a surtout été le premier, apparemment, à organiser un système de da’wa, de missions, en envoyant des représentants de l’école aux quatre coins du monde musulman. Parmi ces missionnaires, mentionnons le nom de Abdullah b. al-Hârith qui fut envoyé au Maghreb, et Othmân al-Tawîl, envoyé en Arménie où on dit qu’il réussit à convertir 3000 personnes. Pour toutes ces raisons, Van Ess dira que Wâssil est le véritable fondateur de l’École, en ce sens, qu’il aura joué un rôle fondamental dans sa structuration et dans sa transformation en véritable pôle théologique avec une structuration, une pensée formalisée et organisée et une action militante efficace. Avant Wâssil, le mutazilisme est une sorte de mouvement connu, mais qui semble surtout qualifié une attitude de retrait dans les conflits intra-islamiques, sans autre forme de spécification. Ce n’est qu’avec Wâssil, que le mutazilisme s’enrichit d’une pensée active et d’une structure véritable. Pour les historiens mutazilites, Wâssil a été le disciple de Hassan al-Basri, mais aussi et surtout d’Abû Hashim b. Muhammad b. al-Hanafiyya. Abû Hâshim a été le disciple de son père (Muhammad b. al-Hanafiyya donc), lui-même disciple de son père, l’imam Ali b. Abî Tâleb (as/kaw), cousin, gendre et premier pupille et disciple de notre bien aimé prophète Muhammad (sawas). Soit à partir de l’imam Ali qui est la première génération (puisque tout part du prophète sawas) ; Muhammad b. al-Hanafiyya à la deuxième ; Abû Hâshim à la troisième ; et donc Wâssil à la quatrième génération de mutazilites. Il en est même à la tête.

La question de la mihna (l’Épreuve)

Représentation de l’épée légendaire al-Samsâmah (Fendeuse) du calife al-Wâthiq (illustration : D.R.)

Wâssil meurt en 748, juste avant la prise de pouvoir des Abbassides. Toutefois, il aura eu le temps d’assister à la prise de quelques califes Omeyyades partisans de l’Unicité et de la justice de Dieu. Le premier, vécut avant Wâssil, il s’agit de Mu’awiyya II qui ne régna qu’une quarantaine de jours en 683 ou 684. S’il règne aussi peu, c’est parce qu’il s’était engagé à mettre fin à la guerre entre Omeyyades et Abdallah b. Zubayr, un compagnon qui s’était proclamé calife en Arabie occidentale (La Mecque et Médine notamment). Face à son échec, Mu’awiyya II abdiquera alors qu’il n’est pas âgé de vingt-cinq ans. Le deuxième, est Umar b. Abdelazîz qui ne garde le pouvoir qu’un an et demi. Figure emblématique de la sagesse religieuse, l’une de ses réalisations les plus durables, jusqu’à nos jours, est le fait d’avoir interdit la malédiction adressée en chaire tous les vendredis dans les mosquées contre l’imam Ali et sa famille. Il demandera que l’on remplace ces malédictions, mises en place au temps des premiers califes Omeyyades, par un verset coranique. Là encore, comme avec Mu’awiyya II, la volonté de rapprochement avec les autres musulmans. Les chiites, ennemis acharnés des Omeyyades ne s’y tromperont pas en voyant en Umar II, un des rares Omeyyades qu’ils respectent. Voulant réduire le train de vie de sa propre famille et de l’aristocratie, il mourra empoisonné moins de deux ans après avoir pris le pouvoir. Notons au passage, qu’il nommera avant sa mort une personne pour récupérer les fonds publics détournés par sa famille (les Omeyyades) en confisquant des biens et en les vendant. Le clan Omeyyade s’empressera d’exécuter le pauvre « commissaire-priseur » de sinistre manière après la mort de Umar II. Cet homme nommé par le calife, n’était autre que Ghaylân al-Dimashqî, ancien élève de Hassan al-Basri mais aussi de Hassan b. Muhammad b. al-Hanafiyya (tiens, tiens ! voire plus haut). Le dernier calife Omeyyade mutazilite a lui aussi très peu régné, il s’agit de Yazîd III, dit le Réducteur, à cause de l’abaissement du traitement de l’armée qu’il a fait passer, mais meurt six mois après le début de son règne en 744. A ce moment-là, l’empire Omeyyade était déjà sur le déclin, et les révoltes dans ses périphéries nombreuses.

C’est d’ailleurs l’une de ces révoltes qui s’est transformée en révolution. En 750, une véritable révolution suivie de l’élimination de la dynastie régnante, installera au pouvoir une nouvelle Maison, de la famille du prophète, et de son oncle al-Abbâs pour être précis. C’est en effet cette année-là qu’arrive au pouvoir la dynastie Abbasside. Certains historiens mutazilites prêtent une adhésion au mutazilisme des premiers califes de cette dynastie. Selon ces derniers, nous pouvons distinguer deux périodes mutazilites : la première avec les trois premiers califes, à savoir al-Saffâh (m.754), al-Mansûr (m. 775) et al-Mahdi (m. 785), après un intermède de trois califes non-mutazilites (al-Hâdi, Harûn al-Rashîd, et al-Amîne) ; vient au pouvoir une deuxième période de califes mutazilites, al-Ma’mûn (m. 833), al-Mu’tassim (m. 842) et al-Wâthiq (m. 847). Les particularités de ces deux périodes, est que la première a consisté en une phase de mise en place et une consolidation du pouvoir abbasside, ainsi que la mise en place d’une véritable politique culturelle ambitieuse avec l’instauration de la Maison de la sagesse (bayt al-hikma). Puis, dans une deuxième phase, qui sera particulièrement l’œuvre d’al-Ma’mûn, une accélération dans le volet culturel, et surtout, une tentative de dégager le domaine légal et juridique de l’emprise des religieux pour le placer sous le contrôle de l’État. Comment al-Ma’mûn s’y est-il pris ? Il a voulu faire reconnaître par toute la classe religieuse, qui était aussi celle des juristes et des représentants de la loi et donc de l’État, que le Coran était créé. Ce point de doctrine religieuse est loin d’être la spécificité du mutazilisme, puisque les chiites, et les ibadites le reconnaissent aussi. Mais en faisant cela, le calife demandait aux hommes de loi de reconnaître que le Coran, produit au milieu des hommes avec prise en compte du contexte, des moyens de l’époque etc. n’était pas la perfection que semble vouloir insinuer l’idée du Coran incréé. Si le Coran est incréé, cela voudrait dire qu’il serait une sorte d’incarnation du divin sur terre, soit une matérialisation de Dieu parmi nous. Ce qui pose toute une série de difficultés facilement identifiables. C’est la raison pour laquelle les théologiens protestants dénomment cette pratique « l’inscripturation » (incarnare et scriptura). Mais dire que le Coran est créé, c’est impliqué qu’il doit être parfait. Mais par quoi ? Par la raison humaine. Le calife al-Ma’mûn a voulu faire en sorte que ce soit le calife qui tranche sur les questions légales et juridiques. Et non les religieux, puisqu’en disant que Seul Dieu devait gouverner à travers les sources du droit, ils étaient les seuls à pouvoir décider de ce que Dieu disait. Or, à travers, la diversité des écoles, la diversité des approches, des connaissances et des représentations, la loi était en vérité diverse. En centralisant la source du droit dans l’institution califale, al-Ma’mûn a voulu rapatrier le droit sous l’égide de l’État et le retirer des religieux. Pour ce faire, il a soumis tous les maîtres, enseignants et juges (qudât, sing. qâdi) à la question du Coran créé. Permettant à ceux qui le reconnaissaient de continuer leurs enseignements (et donc la formation des futurs juristes). Il faut reconnaître qu’à cette occasion, des personnages plus ou moins importants, plus ou moins connus, purent être battus, emprisonnés, ou le plus souvent, retirés de leurs charges d’enseignement. Comme cela a été le cas avec le traditionniste Ahmed b. Hanbal (m. 855), qui a été interrogé par le calife al-Mu’tassim, pourtant pas le plus enthousiaste à maintenir cette politique de la mihna (l’épreuve). Donc, contrairement à ce qui peut se dire jusqu’aujourd’hui, les califes n’ont jamais voulu imposer le mutazilisme aux gens, et certainement pas à l’ensemble du peuple. Mais ils ont voulu faire reconnaître un point de doctrine aux gens de pouvoir pour faire reconnaître la centralité de l’État. C’est sans doute la raison pour laquelle l’arabisant et spécialiste du monde musulman André Miquel voit dans la politique d’al-Ma’mûn la première tentative de laïcisation de l’histoire. Mais en aucune manière, il n’a été question d’une inquisition à l’instar de ce que connaîtra l’Espagne ou le Portugal des siècles plus tard. Évidemment, il y eut des épisodes malheureux, comme sous al-Wâthiq, calife très zélé, qui n’a pas hésité à faire preuve d’une certaine rigueur. Ainsi, les chroniques rapportent qu’il aurait exigé des prisonniers musulmans échangés contre les prisonniers chrétiens byzantins, que les musulmans crient sur le pont de l’échange (une sorte de Checkpoint Charlie avant l’heure) que le Coran était créé, sans quoi ils devaient rester prisonniers des byzantins. Plus grave, et malgré les efforts du juge suprême (qâdi al-qudât), le mutazilite Ahmed b. abî Du’âd (m. 854), al-Wâthiq condamnera à mort un traditionniste célèbre de l’époque, al-Khuzâ’i, et il exécutera lui-même la sentence avec son épée légendaire des Arabes, al-Samsâmah (Fendeuse). Mais cette période n’a pas empêché les autres religions de continuer d’évoluer normalement dans l’empire, et tous furent respectés comme d’habitude. Seule la classe des détenteurs d’autorités musulmans, ont été interrogés.

Un mouvement transversal

(Photo: wikimedia commonsGrande mosquée de Kairouan en Tunisie, dont la structure actuelle remonte à l’époque Aghlabide

Sous les Aghlabides en Ifriqyya (Tunisie actuelle plus quelques pans de l’Algérie et de la Libye) ; les émirs de la dynastie, mutazilites et de rite hanafites, ont alternés les qâdi al-Qayrawân, juge de Kairouan, équivalent du qâdi al-qudât dans l’Orient. Nommant tantôt un juge sunnite malikite, puis un juge mutazilite hanafite et ainsi de suite. Parfois, ils nommèrent deux juges en même temps, un de chaque tendance. Notons que le seul cadi de Kairouan qui se montra « obscurantiste » était le seul encore connu de nos jours, l’imam Sahnûn (m. 854). Dès qu’il prit la place de grand cadi, il fit arrêter son prédécesseur mutazilite, Ibn abî al-Jawâd et le fit systématiquement torturer jusqu’à ce que mort s’en suive. Sahnûn avait été nommé par le seul émir aghlabide sunnite malikite, Abû-l-Abbâs Muhammad I (m. 856). La région était alors partagée par plusieurs obédiences musulmanes : à côté des sunnites malikites et des mutazilites hanafites, il y avait des sunnites hanafites, mais aussi des kharijites de plusieurs tendances, notamment des suffrites et des ibadites. Des chiites zaydites dans le Maroc actuel ; c’est à cette époque qu’apparurent les premiers groupes chiites ismaéliens. C’est parmi l’un de ces groupes ismaéliens, la tribu berbère des Kutamas que les Aghlabides seront vaincus et remplacés par la dynastie Fâtimide.

Au final, que ce soit les Abbassides en Orient (Machrek) ou les Aghlabides en Occident (Maghreb) ; il n’y a aucune trace de tentative d’écrasement des autres groupes religieux ou d’imposition du mutazilisme. Bien au contraire, les maqâmât (cercles de discussions) semblent avoir été la règle. D’ailleurs, les débats n’ont manqué ni à Bagdad ni à Kairouan. Débats avec les traditionnistes (sunnites), mais aussi avec les chiites de tout type et les kharijites. Fidèles à la tradition mutazilite de neutralité, allez, osons l’anachronisme, à une forme d’œcuménisme islamique. Au Maghreb, les mutazilites ont souvent été associés aux kharijites, là-bas, ils étaient appelés « wassilites ». Ils favorisèrent l’installation d’un rescapé alide autour de Volubilis où celui-ci, Idris Ier, de confession zaydite (donc très proche du mutazilisme) eut le soutien du chef mutazilite de la tribu berbère des Awriba, Abû Layla Ishâq b. Muhammad b. Abdelhamîd (m. 808), pour fonder sa ville de Fès. Ils permirent à d’autres d’exercer la plus haute fonction religieuse comme nous l’avons déjà dit. En orient, le calife al-Ma’mûn avait nommé le chef de la Maison alide, et maître spirituel des chiites de son temps, l’imam Ali al-Ridâ comme successeur. Mais ce dernier a sans doute été tué avant (bien qu’il ait été plus vieux que le calife). Al-Ma’mûn avait même adopté la couleur verte des Alides pour mettre fin à l’opposition chiite-sunnite.

 

Même en dehors de l’islam, les mutazilites ont beaucoup débattus et récusés des croyances et des visions, notamment chrétiennes, de Dieu. Sans que cela ne se transforme jamais en persécution des minorités. Le cadi Abdeljabbar al-Hamadhani (m. 1025), cadi célèbre sur une grande région de l’Iran actuel regroupant des cités comme Rayy (environs de Téhéran actuel), Ahwâz, Romhurmuz jusqu’à la limite de l’Irak dans le Khûzistân actuel, n’a cessé de débattre avec les chrétiens nestoriens et jacobites notamment. Mais le mutazilisme jouera un rôle important dans l’histoire de la pensée juive, puisqu’il influencera de façon décisif un groupe qui à l’époque médiéval constituait jusque-là moitié des juifs de l’époque, à savoir le karaïsme. En effet, des penseurs karaïtes auront de grandes controverses avec les rabbanites (orthodoxes) et ces débats influenceront ces derniers comme Saadia Gaon (m. 942), grand opposant aux karaïtes, et l’une des sources majeures d’influence du grand rabbin Moïse Maïmonide (m. 1204). Tous deux de culture arabe et de religion juive. L’influence de Saadia Gaon aura même un rôle un peu plus distant sur une figure importante comme Rachi (m. 1105) mais dans une mesure moindre puisque ce dernier est ashkénaze et non de culture arabe. Dans les chroniques, le karaïsme est souvent désigné par le nom de « mutazilisme juif ».

Est-ce un hasard si c’est grâce à des groupes religieux minoritaires, ou disons, non-sunnites, que nous retrouvons parfois des manuscrits mutazilites, que la tradition historique considérait perdus ? Évidemment, non. Ainsi, des manuscrits de livres mutazilites ont été découverts dans une genizah (partie d’archivage des manuscrits trop usés pour être encore lus) d’une synagogue karaïte du Caire au XIXe siècle. Ou encore, d’autres manuscrits découverts dans le plafond d’une mosquée zaydite à San’a au Yémen au milieu du XXe siècle. D’autres découvertes ont été faites notamment en Iran. Le chiisme a fait bon accueil à la pensée mutazilite, comme le sunnisme, qui en a pris de grandes parts, mais qui a procédé à une forme de damnatio memoriae (effacement des mémoires) du mutazilisme dans son ensemble, qui est resté pourtant enseigné, comme en négatif (ce qu’il ne faut pas penser), jusque de nos jours. Comme le soufisme, le mutazilisme est peut-être la seule appartenance transversale de l’islam. Ainsi, vous pouvez être sunnite, chiite ou ibadite et soufi. De même, vous pouvez être mutazilite et sunnite (comme al-Jâhiz, ou al-Nazzâm par exemple), ibâdite (comme al-Assam ou Hishâm al-Fuwati, certains y ajoutent même Wâssil) ou chiite (comme Bishr b. al-Mu’tamar, ou encore Sharîf al-Murtadha).

Si nous n’avons pas évoqué la question de la guerre, c’est parce que les mutazilites n’ont pas innové de ce côté. Faisant la guerre quand il le fallait, suivant les usages de l’époque. Et à part une révolte, celle de Muhammad al-nafs al-Zakyya, Muhammad l’âme pure (m. 763) descendant du prophète, contre un calife considéré par certains comme lui-même mutazilite, il n’y a pas eu d’action politique particulière du groupe mutazilite. Non en raison d’une absence de doctrine politique élaborée (comme j’ai pu l’écrire auparavant), mais bien parce que le mu’tazilisme ait émergé, dans une matrice conceptuelle apolitique. Selon les auteurs de l’école eux-mêmes, c’est du rejet des oppositions politiques, que le mouvement s’est développé. N’oublions pas que le nom lui-même de « mu’tazila » veut dire, « se séparer », « se retirer ». C’est du rejet des querelles politiques que le mutazilisme semble puiser sa source. C’est sans doute la raison pour laquelle, la lecture mutazilite (hormis la branche shiite de l’école) de la politique qui finira par se constituer, semble avoir été proche de celle des kharijites, notamment des Najadât, pour qui, n’importe qui de vertueux peut devenir calife, à considérer que le califat soit nécessaire. Ce qui l’était pour des raisons politiques, mais non pas religieuses. Le califat n’est pas un devoir religieux, c’était une nécessité historique et politique. Mais en cas de régime vertueux, pas besoin de califat. Ainsi, nous sommes très loin du portrait à charge d’obscurantistes, que certains dans le sunnisme, aiment à dresser contre le mutazilisme dans son ensemble.

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