C’est cette thèse qui provoqua la rupture entre Wâsil b. ʿAtâ’ et son maître Hasan al-Basrî. Ce désaccord concernait la manière de percevoir la notion de « péché ». 

En effet, c’est Wâsil b. ʿAtâ’ qui a initié cette théologie sur la demeure intermédiaire, même si l’idée aurait été annoncée avant dans un dit attribué à l’ascète basrien Yazîd al-Raqâshî (m. 729-38). Mais l’attribution de cette part de la doctrine mutazilite reste encore à affiner (cf. J. van Ess, « al-Manzila bayn al-Manzilatayn », dans l’Encyclopédie de l’Islam). Ce concept théologique demeure cependant le plus ancien témoignage sur la position des mutazilites.

Explication

Selon la conception mutazilite, la situation du « pécheur » est distincte à la fois de celle du musulman et de celle du non-musulman d’où la notion de « demeure intermédiaire » (manzila bayn manzilatayn). Les mutazilites distinguent comme les autres courants de l’islam les fautes légères (saghâ’ir) et les fautes graves (kabâ’ir). Les premières n’entraînent pas l’exclusion du cercle des croyants, si le pécheur ne récidive pas. Les deuxièmes se divisent en deux sortes : l’infidélité (kufr) et les autres. Ces fautes graves excluent le musulman de la communauté, sans qu’il ait à être pour autant considéré comme kâfir (infidèle au sens absolu). Le pécheur ne peut être considéré ni comme croyant, ni comme non-croyant.

Se séparer des khârijites

Ce principe détache ainsi les mutazilites des khârijites qui qualifiaient de mécréant (kâfir) tous ceux qui commettaient une faute et se permettaient ainsi de juger autrui (fait qui est toujours d’actualité à travers les idéologies fondamentalistes takfiristes). Pour contrer cette position, al-Ash’arî traite les mutazilites de « khârijites efféminés » parce que, comme les khârijites, ils vouaient le pécheur à l’Enfer perpétuel, sans oser cependant, comme eux, le qualifier de kâfir (mécréant) (cf. D. Gimaret, « Muʿtazila », Encyclopédie de l’Islam).

Un débat ancien et dépassé ?

Comme cela a déjà été précisé sur ce site, le but n’est pas de trancher des anciens débats théologiques, qui naquirent dans des contexte bien précis, et aussi à cause de querelles de personnes. En revanche, on peut en tirer quelques enseignements.

Tout croyant coupable d’un grand péché s’est détourné sciemment du Coran. Mais l’être humain a été créé « faible », comme nous le rappelle le Coran, c’est sans doute pour cela que chaque sourate du Coran commence par cette formulation : « Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux ». L’Homme est faible, mais Dieu n’est pas une sorte de père Fouettard attendant la première occasion pour nous punir ici et dans l’au-delà. Dieu est Le Sachant, Le Compatissant, et Le Tout-Miséricorde. Il accepte le repentir et pardonne facilement, c’est ce que nous enseigne la Révélation. A ce titre, un croyant coupable d’un grand péché ne saurait être exclu d’emblée de la communauté des croyants, mais il ne saurait non plus être considéré comme croyant véritable. Pour cela, il doit se repentir. Alors, l’Homme réintègre sa condition de croyant.

Nous sommes humains, et à ce titre, nous sommes soumis aux tentations et nous nous trompons parfois. L’erreur n’est pas un pêché. La faute en est un. La faute se caractérise par une intention délibérée d’aller à l’encontre de ce qui est juste. Mais même ainsi, le repentir que Dieu nous octroie nous libère et nous réconcilie à Lui. Après le péché et avant le repentir, nous tenons une position spirituelle compliquée, celle de « l’entre-deux« . Il est ainsi autant exclu de qualifier le pécheur de mu’mîn (croyant) que de kâfir (mécréant).

Personne n’est en droit de juger autrui sur son cheminement spirituel. Cette question de l’entre-deux est intéressante et enrichissante. Elle montre que vivre un islam de raison revient à vivre un islam mesuré, qui sait appréhender la complexité du lien avec l’autre, qui ne se contente pas de choisir l’un ou l’autre côté d’un problème. C’est cet équilibre sans cesse recherché, à la figure d’un funambule, qu’il faut utiliser aujourd’hui dans le renouvellement de l’islam.