Le Tawhîd en arabe désigne l’Unité divine. Les mutazilites n’ont pas inventé ce concept mais ils diffèrent avec les autres courants de l’islam dans les explications qu’ils en donnent et les conséquences sur la conception du divin et la pratique de l’islam.

Conception mutazilite du Tawhîd

Dans Maqâlât al-Islâmîyî, al-Ash’arî expose la manière dont les mutazilites conçoivent l’Unité divine (cité par Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 161) :

« Dieu est unique, nul n’est semblable à lui ; il n’est ni corps, ni individu, ni substance, ni accident. Il est au-delà du temps. Il ne peut habiter dans un lieu ou dans un être ; il n’est l’objet d’aucun des attributs ou des qualifications créaturelles. Il n’est ni conditionné ni déterminé, ni engendrant ni engendré. Il est au-delà de la perception des sens. Les yeux ne le voient pas, le regard ne l’atteint pas, les imaginations ne le comprennent pas. Il est une chose, mais non comme les autres choses ; il est omniscient, tout-puissant, mais son omniscience et sa toute-puissance ne sont comparables à rien de créé. Il a créé le monde sans un archétype préétabli et sans auxiliaire. »

Cette conception du Tawhîd a pour conséquence :

  • la négation des attributs divins,
  • l’affirmation du Coran créé,
  • la négation de toute possibilité de la vision de Dieu dans l’au-delà.

La négation des attributs divins

Les mutazilites considèrent les attributs comme des modes ou des catégories de l’esprit que nous nous sommes créés dans le but de nous faire une meilleure idée de ce qu’est Dieu. Ainsi, Dieu n’est pas Voyant grâce à Sa vue (qui est un attribut), ni Sage grâce à Sa sagesse, ni Fort grâce à Sa force ; mais Il est Voyant, Sage, et Fort uniquement grâce à son essence.

Reconnaître l’existence d’attributs distincts de l’essence, c’est implicitement reconnaître une co-éternité : s’il est distinct de Dieu, l’attribut de la Vue serait, par exemple, aussi infini que Dieu lui-même. Ce qui ne se peut pas quand on défend le monothéisme absolu tel qu’il est défini ci-dessous dans le texte d’al-Ash’arî. Seul Dieu est Éternel, à nul autre pareil, Coran ou attribut.

L’affirmation du Coran créé

L’affirmation selon laquelle le Coran serait un livre créé est ce qui scandalise le plus les tenants d’une théologie traditionnelle. Pourtant il découle de manière logique de la conception du Tawhîd. Si l’on estime que rien n’existe en dehors de Dieu (comme le dit la profession de foi de l’islam : « Il n’y a pas de dieu (ou réalité) sauf Dieu. » – lâ illaha illa-llâh), comment considérer alors que le Coran serait éternel au même titre que Dieu ? Cela reviendrait à le placer « à côté de » cette Unité divine, ce qui nierait et altérerait alors cette même Unité. Affirmer une nature éternelle au Coran, c’est donc affirmer l’existence d’une autre éternité que celle de Dieu. Dire que le Coran est incréé, c’est lui donner une caractéristique propre à Dieu, celle de l’éternité. Or, seul Dieu est éternel.

Pourtant, tous les musulmans comprennent et font la différence sur la question de savoir qui il faut adorer : Dieu. Or, si tous comprennent que Dieu est supérieur aux Anges et aux prophètes, beaucoup ne comprennent-ils pas qu’Il est tout aussi supérieur aux Livres de la Révélation, dont le Coran fait partie ?

D’une part, c’est la lettre du Coran qui est créée : non seulement le corpus coranique a été fixé après la mort du Prophète, à partir de volontés politiques califales et sur le long terme, mais en outre, de nombreux versets normatifs ont été révélés à une société donnée, dans un contexte particulier : aux Arabes du VIIe siècle.

D’autre part, c’est aussi l’Esprit du Coran qui est créé : le Coran est créé puisqu’il a un début (Révélation au Prophète) et aura une fin (après le Jugement dernier). Le message coranique est limité à l’existence de l’Homme sur terre. Or ce qui a un commencement, a nécessairement une fin. Dire que le Coran est incréé et éternel, cela voudrait dire que le message coranique serait éternellement valide, même après le Jugement dernier. Or, si le Coran est toujours valide après le Jugement dernier, alors il faudrait un autre Jugement après le Jugement et ainsi de suite, ce qui serait un non-sens.

Si le Coran est limité dans le temps, il est donc créé et peut ainsi être soumis à la raison, la réflexion, et la méditation. Ainsi, on peut le lire et ne pas avoir peur de l’étudier en le soumettant à la raison et aux disciplines des sciences humaines, comme l’histoire, l’anthropologie, la sociologie ou encore la linguistique. Il est tout à fait permis de le décortiquer ou encore le déconstruire pour en déceler ses plus précieux bijoux, pour révéler ses innombrables logiques internes qu’elles soient linguistiques ou philosophiques. Cette approche historico-critique des textes de l’islam, comme le Coran ou encore les hadiths, est fondamentale dans le mutazilisme.

Concilier foi et esprit critique

Cela ne revient pas à nier le texte. Il est tout à fait compatible d’avoir la foi et d’avoir une approche critique des textes sacrés. Suivre cette méthode permet de dissocier et distinguer ce qui relève du champ de l’histoire et des actions humaines (la lettre), et ce qui reste ensuite du texte (l’Esprit) pour comprendre et connaître Dieu. Ce cheminement permet donc d’avoir une approche responsable, avertie et éclairée du texte, et ainsi lui rendre toute sa richesse et sa beauté. Dire que le Coran est créé ne veut aucunement dire qu’il ne vient pas de Dieu, ou qu’il n’a pas de valeur. Le Coran a été créé par Dieu qui l’a fait descendre aux Hommes pour les guider. Il l’a créé comme Il a créé les étoiles, les hommes et l’univers.

Plusieurs versets coraniques soulignent d’ailleurs le fait que le Coran a une portée limitée, et qu’il est donc créé. Ainsi, sur le fait que le Coran est contingent, non nécessaire et donc créé : le Coran est assimilé à un dhikrun muhadithun c’est-à-dire à un rappel renouvelé (21:2). Le terme muhadith veut dire renouvelé, mais aussi causé et contingent.

Mais les versets les plus décisifs sont ceux les deux suivants :

« Si la mer se faisait d’encre pour (écrire le langage de mon Seigneur, elle s’y épuiserait, même si Nous en doublions l’étendue, avant que ne s’épuisât le langage. » (18:109)

« Quand bien même tous les arbres de la terre seraient des plumes pour écrire, quand bien même la mer serait un océan d’encre où conflueraient sept autres mers, les paroles de Dieu ne s’épuiseraient point pour autant. En vérité, Dieu est Puissant et Sage. » (31:27)

Autrement dit, le Coran n’est pas incréé, donc éternel et infini, car il n’est pas Dieu. Il a été créé par la volonté divine. Par conséquent, nous pouvons dire, ou utiliser l’expression « parole divine » pour désigner le Coran, en un sens métaphorique seulement.

Cela signifie que la pensée de Dieu est tellement infinie qu’elle ne peut être exprimée dans quelque chose de finie, enfermée dans des mots, des signes humains, par définition finis. On pourrait même ajouter que c’est parce qu’il a été rendu accessible et compréhensible aux êtres humains finis qu’il ne peut être incréé.

Le Coran est un moyen, un outil que Dieu nous fournit, mais n’est pas Dieu Lui-même comme tend à le considérer une grande partie de musulmans. Sacraliser le Coran, nous empêche de le comprendre réellement et nous oblige à avoir une compréhension superficielle et plate. Cela nous cache et nous prive du message que Dieu nous a envoyé.

Le Coran est parfait pour ce qu’il nous apporte comme réponses à titre individuel, et pour ce qu’il nous enseigne sur Dieu, et sur notre nature d’êtres humains. C’est un Livre saint (comme le sont les Anges), et nous pouvons, et devons, y puiser de la force, du courage, de la sagesse et de la sérénité entre autres choses. Mais il ne saurait être reconnu équivalent de Dieu.

Il doit pouvoir être lu, étudié, analysé et interprété, en fonction de règles rationnelles et donc logiques. Car sa destination, c’est nous, les Hommes, doués de la faculté intellectuelle par Dieu. Si nous refusons de l’utiliser pour comprendre Sa Révélation, c’est comme si un unijambiste refusait d’utiliser des béquilles. Ce serait stupidité et presque folie.

Dieu se révèle à nous grâce à la Révélation, et nous laisse un guide dans le Coran. L’ange Gabriel livra à Muhammad le sens, mais charge à ce dernier, sous l’inspiration, de le mettre en mots. Le Coran a donc été passé au crible du Prophète.

Ainsi, le Coran est interprétable et doit toujours être remis dans le contexte de sa révélation pour que nous puissions en tirer une meilleure sagesse. Toutefois, il s’adresse aussi à chaque être particulier riche d’un vécu, d’expériences de vie, de peines, de douleurs, mais aussi d’espoirs, de joies et d’attentes. Ainsi, certains versets, des sourates, voire le livre en entier, peuvent être compris de plusieurs manières différentes en fonction du lecteur. Et ceci constitue un trésor sans limites.