Essayer de retracer l’histoire du mutazilisme n’est pas une chose aisée. Nous la présentons ici tout en sachant qu’il est très difficile d’avoir une version neutre. En effet, les sources viennent soit des détracteurs des mutazilites, soit des mutazilites eux-mêmes. Ainsi s’entremêlent dans ces récits des aspects légendaires et des faits réels. De nombreuses recherches ont été menées pour distinguer l’histoire de la légende. Vous retrouverez la plupart d’entre elles en bibliographie.

La rédaction des articles biographiques n’a aucune vocation panégyriste. Le but n’est pas de faire de ces figures des objets d’adoration, mais de donner aux lecteurs éclairage plus complet sur l’histoire du mutazilisme. Il s’agit aussi de présenter ce que la tradition a retenu de ces personnages affiliés à cette école tout en restant conscient que ces témoignages ne représentent qu’une partie de la réalité.

Il convient aussi dans cette section historique de présenter le mutazilisme non pas comme une entité isolée de son contexte mais comme une partie d’un système de fractures religieuses et politiques des débuts de l’Islam (VIIe-Xe siècle).

Mythe de l’Âge d’Or & « Utopie à reculons »

Il est très complexe de faire l’histoire des fractures religieuses de l’islam. En effet, le chercheur est confronté à une historiographie passée qui a eu tendance depuis les années 1970 à problématiser la question uniquement du point de vue des « schismes », des « sectes », qui est essentiellement une vision « sunnite », telle qu’elle fut élaborée à partir du IXe siècle. Ainsi, on s’évertua pendant longtemps à multiplier les sous-groupes, innombrables, et aussi à trouver des fondateurs à tout prix. Or, certains groupes n’eurent pas de fondateur, comme les qadarites par exemple.

Il ne faut pas oublier que tous les groupes ont construit leur discours de légitimation à partir de la communauté primitive de l’islam (salaf). Pour Hasan al-Basrî (partisan du qadarisme), la conception des tenants de la prédestination était une innovation blâmable (bidʿa) par rapport aux prédécesseurs. Évidemment, la partie adverse se présentait à son tour comme gardienne de la doctrine des « pieux anciens » (salaf).

Chaque orientation théologique et politique a depuis pris l’habitude de construire sa propre interprétation des débuts de l’histoire musulmane. Ainsi, on a souvent tendance à penser que c’est l’islam moderne et contemporain qui se nourrit d’une « utopie à reculons » (comme les salafistes actuels par exemple, voulant retrouver l’Âge d’Or du premier siècle de l’islam) aussi bien du côté des réformistes que du côté des intégristes. Or, on peut constater que cette mythification des « pieux anciens » a toujours été un réflexe depuis les débuts de l’historiographie, de la théologie et de la théorie politique en islam.

(BIANQUIS T. et alii (dir.), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, PUF, 2012, p. 137-139)

Vers une autre perception du temps

Tirons donc les leçons de l’histoire pour renouveler correctement l’islam aujourd’hui et ainsi éviter de tomber dans les mêmes erreurs. La méditation sur l’histoire de l’islam nous permet de repenser les notions de temps et de fidélité. Pour en savoir plus sur cette philosophie du mouvement à laquelle nous nous référons, nous vous conseillons le chapitre éponyme écrit par Souleymane Bachir Diagne (Comment philosopher en Islam ?, Paris, 2008) que le texte suivant tente de résumer.

Alors que les fondamentalistes prétendent que la fidélité consiste à répéter une tradition, il s’agit au contraire de libérer la raison des chaînes de l’imitation aveugle et totalement mécanique des traditions. La fidélité se trouve selon nous ailleurs : non pas dans la répétition d’un passé mythifié mais dans la recherche de l’esprit de l’islam et des intentions les plus profondes qu’il convient de prolonger et continuer.

Il est vain de vouloir reproduire le VIIe siècle et les origines, et de se crisper sur cette époque de « l’Âge d’Or ». Ce modèle des prédécesseurs a été fabriqué a posteriori, à l’époque abbasside surtout, notamment lorsque les grands recueils de traditions prophétiques ont été compilés. Nous ne savons finalement que peu de choses sur la manière de vivre et de croire des premiers musulmans. Ainsi, même ceux qui prétendent les imiter pour leur rester fidèles ne font qu’inventer un nouveau passé. Pourtant, la peur de l’innovation blâmable (bidʿa) s’est véritablement institutionnalisée au cours de l’histoire de l’islam.

Les fondamentalistes ont une perception particulière du temps : ils le dénigrent, et ne voient l’enchaînement des années et des siècles que comme une perte qualitative qui nous séparerait de l’original prophétique. Or, le réformisme prône une tout autre vision du temps. Le temps coule sans cesse, il est Dieu qui recrée continuellement la vie. Une tradition prophétique dit par ailleurs ceci :

« Ne dénigrez pas le temps, car le temps est Dieu. »

Ainsi, comme Dieu reproduit sans cesse son acte créateur, nous sommes aussi appelés à un mouvement perpétuel et à sortir de l’enfermement de la tradition de nos ancêtres et des interprétations figées du passé. La méditation sur le passé nous permet d’y lire un esprit d’innovation pour fabriquer l’avenir de l’islam : les Prophètes n’ont-ils pas toujours eu vocation à créer de nouvelles sociétés, de nouvelles manières de penser ? Ceci est pour nous un mouvement originel à prolonger et non à stopper.

Vers une réforme de l’islam ?

Réformer l’islam revient pour nous à créer une nouvelle façon de vivre l’islam en vue de l’avenir et non comme un retour dans le passé à une pureté des premiers temps de l’islam. L’intention est de chercher l’esprit originel et non l’original historique. Il est ainsi nécessaire de s’éloigner de deux erreurs récurrentes : d’une part, vouloir regarder dans le passé et se rattacher à un temps révolu mythifié et flamboyant, celui des « pieux prédécesseurs » ; d’autre part, conserver un islam normatif même sous un aspect moderne, car il est temps de sortir de ces carcans juridiques et sociaux pour faire naître toute la richesse de l’islam comme spiritualité.

Nous aimons utiliser le terme néo-mutazilisme parce qu’il ne faut pas, à notre tour, tomber dans le piège de nous enfermer dans une ancienne école théologique, et reproduire ainsi de vieux débats. Le but n’est pas de rêver du retour d’un Âge d’Or mutazilite, où les partisans du kalâm étaient au pouvoir et dominaient, mais de créer quelque chose de nouveau qui s’inspire de l’esprit du mutazilisme.

L’objectif primordial est donc de stopper toute instrumentalisation de l’histoire pour des enjeux mémoriels et de légitimation théologique et politique.

Ainsi, nous voyons la réforme de l’islam comme un renouvellement (tabdîl et tajdîd) au sens de recréation jamais achevée. Le tabdîl implique l’idée de remplacement : nous entendons par là remplacer une ancienne pratique (consistant à toujours revenir vers le passé et à s’affilier de manière figée à des communautés révolues) par une nouvelle (regarder vers le futur, vers le néos, le « nouveau »). Le tajdîd inclut le fait de renouveler, de recréer. Le but est ici de reproduire la cosmologie coranique qui nous inspire que la création est continue et que nous avons reçu, nous êtres humains, la responsabilité de nous en charger :

« Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes la responsabilité (de porter les charges de faire le bien et d’éviter le mal). Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; car il est très injuste (envers lui-même) et très ignorant. » (Coran, 33 : 72)

Ce mouvement de recréation permanente vers l’avenir est l’un des aspects fondamental de l’esprit de l’islam. Ainsi, l’être humain, le monde et notre histoire ne sont jamais achevés, c’est à nous de les prolonger pour les faire revivre et renaître continuellement et non pas de faire mourir la création dans un passé révolu. C’est bien ce que signifient ces vers de Mohammed Iqbal (« Dialogue entre Dieu et l’Homme », Message de l’Orient, 1923, cit. et trad. Luce-Claude Maître, Mohammad Iqbal, Paris, P. Seghers, 1964, p. 67-68) :

« Dieu :
J’ai fait le monde d’eau et d’argile,
Tu as fait l’Iran, la Tartarie et l’Ethiopie ;
J’ai placé dans le sol le minerai de fer,
Tu as fait l’épée, la flèche et le fusil,
Tu as fait la hache pour l’arbre de la prairie,
Tu as fait la cage pour l’oiseau chanteur !

L’Homme :
Tu as créé la nuit et j’ai fait la lampe,
Tu as créé l’argile et j’ai fait la tasse,
Tu as créé les déserts, les montagnes et les forêts,
J’ai fait les vergers, les jardins et les bosquets ;
C’est moi qui transforme la pierre en un miroir,
C’est moi qui transforme le poison en antidote !
(…) Dieu a fait le monde, l’homme l’a fait plus beau encore. »

Nous présenterons donc dans les pages suivantes l’histoire du mutazilisme du VIIIe au XIe siècle dont les éléments sont à méditer dans ce même esprit. Nous vous proposons plusieurs chapitres :

  1. Un contexte initial, le qadarisme (VIIIe siècle).
  2. L’incubation du mutazilisme (VIIIe siècle).
  3. La période du succès (ca. 815-850) ?.
  4. La phase scolastique (après 850).

Nous passerons plus de temps sur deux points qui nécessitent des développements à part pour mieux comprendre :

  1. Al-Ma’mûn (813-833) et la Mihna.
  2. L’émergence du sunnisme et de l’acharisme.