Ce second principe est tout aussi fondamental que le premier. Dieu est Juste, donc il ne punit que celui qui le mérite et ne récompense que celui qui le mérite. Ceci conformément aux enseignements du Coran. Par conséquent, l’Homme est libre, il agit comme il le souhaite, et sera l’unique responsable devant Dieu.
Liberté humaine et toute-puissance divine, une contradiction ?
Les mutazilites signifient que le principe de la justice divine implique la liberté et la responsabilité de l’Homme, voire que sa liberté et sa responsabilité découlent du principe même de justice divine. Auquel cas l’idée de récompense ou de châtiment dans l’au-delà serait vidée de son sens.
Mais comment résoudre la contradiction face à des passages coraniques qui disent l’inverse au sujet de la prédestination des actes humains ? La mashî’a divine (volonté divine) a été conçue par les premiers mutazilites comme englobant le dessein éternel et le génie créateur de Dieu et non ses actes de volition (irâda) et de commandement (amr). Lorsque nous retrouvons parfois dans le Coran l’affirmation selon laquelle « toute chose est inscrite dans un registre céleste », cela exprime métaphysiquement la connaissance divine elle-même : la mashî’a divine ne s’oppose donc pas à la liberté humaine qui est une liberté en actes. La mashî’a divine porte sur l’être divin.
Les mutazilites revendiquent que l’idée de liberté humaine est en accord avec le Coran lorsqu’il affirme à de nombreuses reprises que l’Homme devra rendre des comptes lors du Jugement dernier, qu’il fait le bien pour lui-même et fait le mal contre soi-même. Quel serait l’intérêt d’une prédestination et d’une absence de liberté tout en prescrivant aux Hommes des obligations culturelles, morales, cultuelles et sociales ?
« Comment concevoir l’idée d’obligation sans admettre que l’homme est libre, maître de ses actes ? » (Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, p. 163).
La responsabilité de l’Homme
Bien qu’il soit légitime de penser qu’il y ait des signes divins qui jalonnent nos existences tout au long de la vie, on ne peut pas dire que Dieu y intervienne comme une sorte de gardien protecteur. Car nous sommes responsables de nos destins. Concevoir la croyance en un Dieu intervenant à tout bout de champ, empêchant les guerres ou nourrissant les nécessiteux reviendrait à ne voir la foi que comme une sorte de lâcheté, d’irresponsabilité, de passivité et d’inconstance.
Tout attendre de Dieu est une vanité infantile. Quelle valeur donner à la vie, si nous ne sommes pas libres d’agir ? Quelle valeur une poupée pourrait-elle apporter à sa vie, si elle ne décidait de rien ? Détruire une poupée, c’est la libérer d’un joug, pas la martyriser.
C’est parce qu’Il est Sage et Juste que Dieu nous a donné la liberté. Car le jugement implique d’être libre. On ne juge pas un automate programmé d’avance, cela n’aurait aucun intérêt. Le Jugement dernier, si présent dans le Coran et dans tous les monothéismes, n’aurait aucune valeur si nous n’étions pas libres et responsables. De même, nous jugeons celui qui lance la pierre, pas la pierre elle-même. Nous ne jugeons pas Dieu, donc, par analogie, l’Homme n’est pas la pierre, mais le lanceur. Car c’est lui la cause du mouvement. C’est pourquoi le mutazilisme insiste sur la Justice divine, comme ne cesse de le rappeler le Coran :
« Ce jour-là, les hommes se présenteront par groupes pour voir leurs œuvres ; / celui qui aura fait le poids d’un atome de bien le verra / et celui qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra. » (99:6-8)
La liberté humaine
Du scandale d’un Dieu arbitraire
Mais alors, comment donc le Sage, le Juste à qui nul autre pareil, pourrait-il se montrer si arbitraire, si mauvais en punissant le bon et en récompensant le méchant ? Nous ne pouvons le concevoir. Cela n’est pas juste une déduction de l’esprit. Que nous dit le Coran ? Dieu ne nous rappelle-t-il pas à de nombreuses reprises que personne ne portera la responsabilité d’actes d’autres personnes ? Chacun devra rendre compte à Dieu lors du Jugement dernier, non pour les actes qu’un autre aura décrit pour lui, mais parce qu’il aura choisit de les faire.
Les versets et sourates sont nombreux en ce sens. Que dire en outre de cette parole de l’imam ʿAlî (Nahj al-Balâgha – La Voie de la rectitude, recueil de paroles de ʿAlî) :
« Dieu, louanges à Lui, ordonne à Ses êtres [humains] pour le bien, et leur interdit pour les prévenir, Il a responsabilisé [les Hommes] avec facilité, et ne les a pas responsabilisés dans la difficulté, et Il ne doit pas être obéi dans la contrainte ; [en outre], les prophètes n’ont pas été envoyés par jeu, et la Révélation n’a pas été descendue par vice, et Il n’a pas créé les cieux et la Terre en vain ».
La fitra
Ainsi, dire que Dieu pourrait punir le bon et récompenser le coupable sous prétexte qu’il est tout-puissant, c’est dire une énormité, non-conforme à la Révélation qui introduirait l’iniquité et l’injustice dans la nature de Dieu. Ce serait en outre contre la logique de justice, et donc de sagesse, et enfin contre notre intuition fondamentale, qui est tournée vers Dieu, le bien, le juste et le beau.
Cette attitude s’appelle la fitra. Dans la théologie courante et classique, la fitra est cette nature primordiale, naturelle qui consiste à dire que chaque être humain naît naturellement muslim à Dieu. Autrement dit, chaque être humain serait naturellement tourné vers Dieu, vers l’Unique, le vrai, la justice, la protection des faibles, en somme, le bien.
Ainsi, l’islam serait une forme de religion naturelle pour les théologiens classiques. D’ailleurs, nombre de convertis anglophones préfèrent dire revert to islam (revenir à l’islam), plutôt que convert to islam (se convertir à l’islam). Seule l’éducation des parents, ferait que l’enfant finit par être juif, chrétien, mazdéen ou autre. Il semble que nous devrions comprendre le terme de fitra de manière un peu différente et plus profonde, de manière plus souple, originelle et universelle.
Fitra ne veut pas dire islam. Ce terme désigne notre assentiment naturel. Notre disposition d’esprit primitive, naturellement tournée vers le bon, le juste et le bien. Ce qui veut dire que d’instinct, nous sommes enclins vers ces valeurs. Ensuite, la culture, l’apprentissage, nos vécus, nos milieux et beaucoup d’autres phénomènes viennent s’accumuler à ce fond commun, et chacun s’individualise et développe sa propre personnalité. Ainsi, la croyance en l’arbitraire divin nous heurte au plus profond de notre être (dans notre fitra même).
Comment résoudre le paradoxe ? Le recours à la miséricorde divine
Même si Dieu est l’Omnipotent (il peut tout accomplir), Il est aussi le Sage. Donc, ce n’est pas parce qu’Il peut, qu’Il doit. A partir des enseignements coranique et prophétique, nous savons que Dieu, Omnipotent, Tout-Puissant, est aussi le Compatissant, et le Tout-Juste. Même si Dieu possède le pouvoir de tout faire, car rien ne saurait entravé son action, Il ne le fait pas, car Dieu est Justice et Sagesse. Or, la sagesse n’agit pas arbitrairement, ou aveuglément. Elle agit conformément à ce qui doit être, ou à ce qui ne doit pas être.
Bien sûr que Dieu peut punir qui Il veut et récompenser qui Il veut, bon ou méchant. Mais Dieu nous le rappelle sans cesse dans le Coran, et dans Ses autres révélations, Il l’a « imprimé » dans notre fitra : Dieu n’a certes aucune restriction à Son pouvoir, mais Il nous le dit au début de chaque sourate coranique dans la basmala, c’est par Sa miséricorde et Sa compassion qu’Il nous réserve et nous appelle à avoir confiance en Lui ; tout comme Lui nous fait confiance malgré nos faiblesses. Dieu ne trahit pas Sa parole, ni ne ment. Il peut tout faire, mais c’est par miséricorde et compassion qu’Il nous jugera équitablement et justement. Ceux qui ont une confiance absolue en Dieu et dans la Révélation sauront s’en remettre à Lui et à Sa justice. Dieu est Juste. Et même s’Il est Omnipotent, Il n’est pas arbitraire.
La foi (imân) ne revient pas à craindre Dieu mais à faire confiance, la racine a-ma-na inclue au fond d’elle-même cette idée de sécurité. Ceux qui ont peur plus qu’ils n’ont confiance, qui ont la crainte de ce qui les dépasse plutôt qu’ils ne s’en remettent à Lui, ceux qui doutent de la sagesse divine ; ceux-là préfèrent vivre la peur au cœur et la fébrilité au ventre, puisqu’ils pensent que Dieu peut punir le bon comme récompenser le mauvais.
La question du libre-arbitre revient à cette distinction de base : ceux qui croient au libre-arbitre ont confiance dans la sagesse et la justice divine, bien qu’ils croient aussi en l’omnipotence de Dieu. Les autres ne croient qu’en la Toute-Puissance divine. Ils ne voient rien d’autre. La crainte et la peur superstitieuse leur brouillent les yeux.
Dieu connaît à l’avance nos choix, non parce qu’Il les aurait choisi pour nous, mais parce qu’Il sait à l’avance ce que nous déciderons de faire. Pour donner un exemple parlant, c’est comme l’éditeur qui a déjà lu le livre avant qu’il ne sorte, mais il n’en est pas l’auteur. Ce n’est pas une image exceptionnelle, mais elle explique bien la situation. C’est ce qu’on appelle la « connaissance préalable ».
La liberté humaine et la justice de Dieu sont garanties par Sa miséricorde, Sa compassion, et donc, en toute logique, par Son amour. Amour dont nous n’arrivons pas à réaliser l’importance.