Depuis le mois de décembre 2010, nous assistons à une série de soulèvements populaires visant, à défaut de véritables réformes sociopolitiques, à l’instauration de nouveaux régimes à vocation démocratique.
Ce mouvement « panarabe » a des origines plus lointaines et plus profondes qu’on ne le pense, mais il n’est pas dans mon propos d’en étudier la genèse aujourd’hui. Dans un souci de libération et pour prendre le contrôle de leurs propres existences, des peuples se sont soulevés.
D’abord en Tunisie, puis en Egypte, où, dans les deux cas, les dictateurs ont fini par êtres renversés. S’en est suivie des grandes manifestations en Jordanie et au Maroc et de véritables révoltes au Yémen et au Bahreïn. En Syrie, et en Algérie, les manifestations sont empêchées par l’arrestation des meneurs, comme en Algérie, ou même par le meurtre pur et simple des dissidents comme en Syrie. Quant à la Lybie, la révolte populaire s’est malheureusement transformée en véritable guerre civile, opposant les insurgés aux forces loyalistes du colonel psychologiquement dérangé Kadhafi.
Le « Printemps arabe » comme on l’appelle ici en France, est un épisode tout à fait remarquable et incroyablement puissant non seulement dans l’histoire du peuple arabe, mais aussi dans l’histoire universelle. Car la leçon est donnée aux tenanciers de l’idée selon laquelle les Arabes n’auraient le choix qu’entre une dictature laïque ou une théocratie islamiste. Ceux-ci ont répondu, et continuent de répondre par un grand « NON » à ces deux formes de régime liberticide. Ce faisant, les Arabes ont apporté un démenti large et puissant aux partisans des « Choc des civilisations » et qui cataloguaient les Arabes parmi ces peuples foncièrement corrompus par un fatalisme et une idiotie telle qu’il leur est impossible de voir ne serait-ce que la possibilité d’êtres libres et faisant ainsi de l’Occident, le dernier rempart de la liberté et de l’émancipation.
Bien sûr, même si la lutte a porté, même si les dictateurs ont été renversés, cela ne veut pas dire que tout a été fait. Ainsi en Tunisie par exemple, maintenant que la parole est libérée, d’anciens alliés se transforment en adversaires (ce qui ne veut pas dire ennemis…pas encore). Peut-être est-ce dû à la nouveauté de l’expérience, à la jeunesse de la liberté d’expression dans le pays, aux ajustements encore à trouver, mais parfois.
Ainsi de cette tentative d’intimider et de chasser un imam connu pour ses prêches plutôt libéraux d’une antique mosquée, heureusement secouru par ses ouailles. Ou encore, de cette tentative de chasser des travailleurs originaires du nord du pays dans une région du sud, sous prétexte que les postes occupés devaient revenir aux locaux. D’autres discours sont plus dérangeants, comme ceux de personnes qui confondent laïcité et attitude antireligieuse. La liberté d’opinion, dont l’athéisme par exemple, ne se défend pas en insultant les croyants ou les objets même de la croyance. On peut tout à fait défendre l’athéisme de manière respectueuse et argumentée. On peut aussi défendre la laïcité de la même manière. Mais insulter ou se montrer blessant sont des attitudes qui ne visent qu’à humilier, et de tels comportements sont à bannir.
Autre comportement à bannir, est celui de certains religieux qui défendent des idées franchement extrémistes, et qui ne conçoivent même pas que certains ne partagent pas leurs opinions. Les menaces de mort et les tentatives d’intimidation sont tout, sauf islamique. Je n’arrive même pas à comprendre cette démarche. L’islam nous enseigne la tolérance, et la liberté, c’est la voie du juste milieu, et du mérite, chacun aura sa part de bien et de mal en fonction de ses actes. Alors pourquoi menacer, violenter ou contraindre ? Je ne le comprends pas, et jamais je ne l’approuverai. Cela relève de la violation des droits humains les plus élémentaires, ainsi que du péché pur et simple.
C’est sans parler de la bêtise d’identifier la charia à la loi de Dieu. La charia est un droit positif, autrement dit, la charia est un corpus juridique élaboré par des fuqâha’ (jurisconsultes), et autres savants d’une époque lointaine. Or fuqâha’ et savants, sont des êtres humains, ce ne sont pas des anges, ou autre entités métaphysiques. Donc ce droit est un droit qui résulte de spéculations humaines, c’est donc un droit positif. Donc toute attitude servile envers la charia est religieusement injustifiée et à la limite du péché d’idolâtrie. Péché dans lequel nombreux se sont déjà fourvoyés.
Je reste convaincu que les normes, les recommandations que Dieu nous a transmis via la Révélation ne sont pertinentes qu’à partir du moment où chaque croyant décide de se les appliquer à lui-même. Car cela relève du lien unique qui relie chacun d’entre nous à la Révélation et donc à la foi. Chaque croyant vit sa foi à sa manière, pour certains, elle est une source d’espoir pour le futur, pour d’autres, elle apporte un soutien immédiat comme source de réconfort, pour d’autres encore, elle sert de moyen d’atteindre une certaine sérénité et encore est-il possible de trouver bien d’autres formes. Je ne prétends pas connaître tous les liens possibles. Les recommandations révélées ne sont donc pertinentes que dans le cadre de cet échange unique entre le croyant et son mode de croyance. Vouloir généraliser à tous ces recommandations c’est leur porter préjudice. C’est leur faire perdre toute pertinence pour n’en faire que de vils moyens de répressions.
Les révoltes arabes sont justes et puissantes pour ce qu’elles représentent aux yeux des Arabes eux-mêmes mais aussi à l’échelle universelle. Elles sont aussi incroyablement bienvenues, à un moment où les amalgames, les approximations, et les stéréotypes associent dans un même mouvement : intégrisme, terrorisme, arabe, islam, et dictature. Ainsi, les Arabes ont clairement dit aux yeux du monde leur attachement aux valeurs de justice et de liberté. Toutes ces révoltes et révolutions ne sont pas encore abouties, certaines commencent à se traduire concrètement, comme en Tunisie ou en Egypte, certaines sont encore en cours comme au Yémen et au Bahreïn, d’autres sont encore à venir. Mais ce mouvement panarabe, qui concerne presque tous les pays arabes, a fait entendre sa voix et rappeler au monde que le peuple arabe est un peuple d’humains dont l’aspiration à une vie prospère, dans un cadre libre et juste, est une aspiration tout ce qu’il y a de plus humain. Et qu’on arrête d’essentialiser ce peuple avec de vieilles idées d’anciens temps, comme le fatalisme, le fanatisme, la soumission, la nonchalance et que sais-je encore. Les Arabes sont des êtres humains comme les autres, avec leurs défauts, et leurs qualités, mais aussi avec la possibilité de dire NON, de se soulever et d’êtres les acteurs de leurs propres vies et de ce monde.
Les révoltes arabes, ou encore le « Printemps arabe », poussent beaucoup à sortir des stéréotypes, et des visions paternalistes et condescendantes. Ce mouvement a aussi rappelé ce que peut être la puissance d’un peuple qui se met en branle, la capacité qu’a un peuple à intervenir sur la scène politique. Sa capacité à remettre en cause le pouvoir en place et les différents potentats. C’est une sorte de leçon de rappel que certains peuples anciennement révolutionnaires semblent avoir oublié.
D’un point de vue religieux, on ne peut que se réjouir de l’application de cette règle fondamentale qu’est le amr bi l-maʿrûf wa l-nahî ʿan al-munkar (ordre de faire le bien et l’interdiction de faire le mal), soit l’application concrète du cinquième principe du muʿtazilisme. Grâce à ses révoltes et révolutions, nous assistons à une forme de khurûj (sorties). C’est ainsi que l’on qualifiait les révoltes contre un calife (ou un pouvoir quel qu’il soit) jugé inique et injuste dans les milieux khârijites et shîʿites. Pour eux, il s’agissait de « sortir » de l’ombre et rendre leur revendication manifeste. Ces khurûj, auxquelles nous assistons aujourd’hui, sont d’autant plus belles et puissantes qu’elles ne se sont réalisées sous l’ordre ou la demande de personne. Il s’agit d’un mouvement spontané, d’un ras-le-bol face à l’injustice et l’humiliation. On a cessé d’espérer le bien, on l’a exigé !
Dans l’islam, la conception du bien est dynamique, autrement dit, on fait le bien. On ne l’attend pas, on ne l’espère pas, c’est quelque chose qu’on accomplit, qu’on « acte ». Attention, loin de moi l’idée de dire que ce Printemps arabe résulte d’une lecture et de la compréhension du cinquième principe du muʿtazilisme, ce serait malvenu et malhonnête. La plupart ignore ce qu’est réellement le muʿtazilisme. Je dis simplement, et à l’instar des anciens de l’Ecole, que la raison seule, et indépendamment de toute révélation ou d’ordre divin, peut nous conduire à une attitude, à un acte recommandé par ailleurs dans la Révélation.
Ben Ali n’est pas tombé mort en pleine journée, Moubarak n’a pas décrété le changement de régime de manière subite. C’est l’action des peuples qui est responsable de ces changements, autrement dit, c’est leur acte, qui a agi comme la cause qui a eu pour conséquence le renversement de ces présidents. Pas d’intervention divine ici, l’homme est libre de ses choix et de ses actes. Et cela aussi est une leçon du Printemps arabe. Alors réjouissons-nous, mais demeurons vigilants face aux nouveaux changements. La liberté est la condition de possibilité pour une vie politiquement riche et plurielle, socialement harmonieuse, et humainement heureuse.
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