Nous proposons ici un extrait de l’ouvrage de Nyogen Senzaki (On Zen Meditation, 1936). Il s’agit de la la traduction d’un article (de l’anglais au français), lui-même traduit (du japonais à l’anglais) par l’auteur même du texte. Cet exposé est très intéressant, notamment sur le rapprochement des hommes, différents, grâce à l’intelligence de la raison et du cœur.
Quand Inayat Khan, la maître soufi, vint aux Etats-Unis il y a de cela vingt ans ; je l’ai rencontré à San Francisco et écrit un compte-rendu de notre entrevue pour un journal japonais de cette ville.
Inayat Khan réussit à introduire le soufisme dans le monde occidental. Bien qu’il soit maintenant décédé depuis quelques temps, ses livres sur le soufisme ainsi que sur d’autres sujets sont bien reçus aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Par conséquent, Le mouvement soufi est un élément important des courants de pensées liées aux religions du cœur.
L’autre jour, j’ai trouvé la coupure du journal contenant l’article que j’avais rédigé pour la publication japano-américaine en date du 23/11/1923. Ayant été informé par un des disciples d’Inayat Khan que certains de ses amis soufis en Europe tentaient de compiler une biographie de leur maître disparu, et que ma contribution, étant désirée, je vais envoyer une traduction de l’article à ces amis soufis par l’intermédiaire de Beth Rowland, une étudiante et admiratrice d’Inayat Khan. Ce qui suit en est la traduction.
Mahométisme Zen & Soufisme en Amérique
Le zen n’est pas confiné au bouddhisme. Il y a dans le christianisme des éléments de zen. Ces éléments de zen apparaissent aussi dans le taoïsme et le confucianisme, bien que ces éléments soient influencés par ces différentes écoles de pensées.
Le mahométisme est supposé être monothéiste, mais sa « progéniture » appelée « soufisme » encourage l’introspection parmi ses disciples afin qu’ils réalisent qu’Allah, ou Dieu, est à l’intérieur du soi-même. Si les pensées de Saint-Bernard ou de Maître Eckhart peuvent êtres appelées « zen », alors les idées de Jalâl al-Dîn al-Rûmî de Perse, ou du poète indien Kabîr, peuvent aussi être considérées comme « mahométanes zen ».
Il m’a été dit qu’il n’y a qu’un maître soufi en Amérique, une femme résidant à San Francisco, bien qu’il y ait plusieurs maîtres soufis des deux sexes en Europe, particulièrement en Angleterre. Les enseignements soufis ont aussi une certaine influence en Inde. Le maître à San Francisco est Madame Martin, une enseignante d’hébreu, que ses élèves appellent Murshida, le féminin persan de murshid, qui veut dire enseignant.
Inayat Khan est connu par ses disciples sous le nom de « Pir-O-Murshid », et ils le considèrent comme le plus grand enseignant de cet âge. Depuis fin mars, il a été au temple soufi, 153 Kearny Street, à San Francisco, où il procédait à des séances de lectures et où il guidait ses étudiants.
Le Murshid est né à Baroda, en Inde. Il est descendant d’une famille qui compte parmi ses membres , le très connu Maula Bakhsh, souvent dénommé le « Beethoven d’Inde », et aussi le saint, Jumma Shah, qui jusqu’à aujourd’hui est vénéré par des hindous.
Inayat Khan est maintenant âgé de 41 ans. Il a l’âme d’un chef, étant grand et vaillant, portant de longs cheveux et une longue barbe. Ses yeux brillants prêtent un air de dignité à son visage bien bronzé. Il est l’auteur de plus de dix livres, qui touchent à plusieurs domaines, comme l’art, la philosophie ou encore la poésie. C’est aussi un poète et un musicien en addition de ses autres réalisations. En ce moment, il donne des cours de soufisme sous les bons auspices de Paul Elder, le négociant de livres, pendant que le groupe d’intellectuels de San Francisco s’agglutine autour de lui.
Madame Martin m’invita chez elle afin de rencontrer son enseignant, et comme j’ai pu bénéficier de l’usage de sa bibliothèque sur une période de plusieurs années, je n’ai pas hésité à accepter sa sympathique invitation. En me rendant chez elle, j’ai rencontré le docteur Hayes, mon vieil ami psychologue.
« Où allez-vous ? Me demande-t-il »
« Je vais rencontrer Inayat Khan », lui répondis-je.
« Oh, le maître soufi ? dit-il, avant de poursuivre : j’ai assisté à son cours de ce matin au temple soufi. C’était une cérémonie fatigante, les lumières des bougies, beaucoup de salutations et tout ça. Le cours était parsemé des notions de « Dieu » et « amour ». Il n’y avait rien de nouveau là-dedans, et en plus j’ai eu à payer un dollar pour l’entrée. Je crois que je vais aller avec vous pour le rencontrer. »
« Si vous ne vous sentez pas l’envie d’y aller, dis-je, ne vous sentez pas obligé de m’accompagner. Après tout, je ne vous demande pas de venir avec moi. »
« Eh bien, me dit-il, ils ne m’obligeront sans doute pas à payer quoi que ce soit pour une interview. J’irais avec vous. »
Ainsi, c’est ensemble que nous nous sommes rendus au domicile de Madame Martin, la seule Murshida d’Amérique. Quand nous sommes arrivés, nous avons été dirigés vers la salle de méditation. Celle-ci était à peine éclairée par une lampe couverte d’habits de soie verte, tandis que de l’encens de Perse emplissait l’atmosphère. Après que Madame Martin a fait les présentations, et après avoir serré la main à la façon américaine avec le Murshid, nous sommes assis autour d’une table carrée, Madame Martin faisant face à Monsieur Hayes, tandis que le maître soufi me faisait face.
Mon ami psychologue commença à parler au maître soufi s’il aimait l’Amérique et son peuple tout en cherchant dans sa poche un cigare, qu’il hésita néanmoins à allumer pendant une telle rencontre. Inayat Khan sourit et me demanda :
« Monsieur Senzaki, pourriez-vous me dire que signifie le Zen ? »
Je restai silencieux pendant un moment, puis je lui souris. Il sourit à nouveau en me regardant. Notre dialogue était clos.
Le psychologue, n’ayant pas compris ce qui venait de se produire, dit :
« Voyez-vous Monsieur Khan, Zen est un mot japanisé du sanskrit. Le sens originel est dhyana, qui veut dire « méditation » et… »
A ce moment là, Inayat Khan fit un grand geste gracieux de la main droite, et arrêta le monologue du psychologue. Madame Martin s’interposa alors :
« Je vais chercher un livre qui décrit très bien le zen. C’est une traduction anglaise d’un livre japonais, Les douze sectes du Bouddhisme. Je vous l’apporte. »
Mais avant qu’elle n’ait pu se lever de son siège, Inayat Khan fit à nouveau un grand geste gracieux de sa main gauche cette fois pour arrêter la Murshida, puis il me regarda.
Ses yeux étaient gonflés de larmes, non pas les larmes du monde, mais l’eau du Grand Océan calme et transparent. Je récitai alors un vieux poème zen, pas avec ma bouche, pas en pensée, mais en clignant des yeux, comme en un flash. Ce poème disait :
« Il n’y a pas d’âme qui vive qui s’approche près de l’eau. Une vaste plaque d’eau aussi bleu que l’indigo. L’abysse a un fond de dix milles pieds. Quand tout est calme et silencieux à minuit, Seule la lumière de la lune pénètre au travers des vagues, Atteignant le fond facilement et librement. »
« Murshid » dis-je, « Je vois du Zen en vous. »
« Monsieur Senzaki, je vois du soufisme en vous », répondit-il.
Alors, nous nous avons échangé un sourire. Madame Martin s’interposa à nouveau :
« Monsieur Senzaki, vous devriez pratiquer votre anglais. Pourquoi ne parleriez-vous pas davantage du Zen ? »
Le Murshid et moi-même nous mirent à rire fortement, rejoints par la Murshida et le psychologue, bien qu’ils n’aient pas compris pourquoi. La joyeuse rencontre était finie. J’aurais du rentrer chez moi à ce moment-là, mais le psychologue semblait vouloir parler encore plus au Murshid, et protesta de ses « pourquoi » et ses « parce que », pendant que la Murshida, notre enseignante d’hébreu, se mit à nous montrer sa collection de livres et de documents divers. Ainsi, nous sommes restés là un long après-midi en discutant de la vie, de la mort, du l’humanité et de l’univers. J’ai noté que le Murshid utilisait le système Nyaya de logique posant ainsi des affirmations, et ceci me fit sentir comme chez moi auprès de lui, car nous bouddhistes, utilisons le même système.
Le Murshid nous parla de son idéal d’universalité fraternelle qu’il croyait pour demain, et qui, pensa-t-il, transcenderait toute considération raciale, et qui harmoniserait toutes les religions en ce sens qu’elles travailleraient toutes ensembles en harmonie pour l’élévation de l’humanité, et pour l’avancement du monde spirituel.
Je suis sûr que le soufisme peut communier harmonieusement avec le Bahai et le Vedanta, mais la question reste posée de savoir s’il peut s’associer harmonieusement avec la chrétienté et le bouddhisme, toutes deux fortes de leurs propre patrimoine historique. Les Unitariens, les scientistes chrétiens, et les gens à la pensée moderne pourraient comprendre le soufisme facilement, mais tous les autres adeptes (des autres foi), resteront étrangers au soufisme pour les années à venir. Quant aux bouddhistes, ceux du Japon seul, ne peuvent pas travailler ensemble harmonieusement, même à l’intérieur des mêmes groupes, alors comment penser que le Japon verra l’aube d’une unification, je ne sais pas. Il est vrai que le Japon détient les vrais enseignements du Bouddha caché en plein cœur des écritures, mais la vieux système cléricale empêchera l’ouverture de ces trésors, même si c’est pour le bénéfice du reste du monde. Pourtant, l’Allemagne possède une nouvelle forme de bouddhisme qui se rattache à celui pratiqué à Ceylan et à Burma (Birmanie). Là, je peux voir quelques lumières d’espoirs.
Aujourd’hui, Inayat Khan a des disciples à Londres, Paris et Genève. Espérons sincèrement que sa fraternité s’agrandisse et devienne plus forte, d’année en année.
Un jour, Inayat Khan exprima le souhait d’assister à un concert de musique japonaise. Toutefois, je ne suis pas parvenu à trouver un concert prévu à ce moment-là. Donc, je suis allé voir Madame Nakamura, qui enseigne le Koto (instrument de musique à corde) chez elle, et lui demanda d’inviter Monsieur Khan pour qu’il l’entende jouer. Elle accepta joyeusement. Je me rendis au temple soufi pour prévenir Monsieur Khan de l’arrangement qui venait d’être fait. Il était près de quatorze heures, et le Murshid me demanda de méditer avec lui dans une pièce à l’écart où ses pupilles recevaient des cours de guidance. Nous nous sommes assis pour méditer ensemble, mais avant qu’un seul bâton d’encens soit consumé, nous sommes probablement entrés en état de samadhi (état de concentration intense, sorte d’éveil), car Madame Martin nous appela soudainement, précisant que la nuit était tombée, il était temps pour chacun d’entre nous de rentrer chez nous afin que nous dînions. L’encens était complètement consumé, il ne restait pas la moindre trace de son odeur dans la salle. Après tout, soufisme et zen, sont tous deux devenus le rêve d’hier.
C’était le soir du 4 mai 1923 que Inayat Khan, moi-même et Madame Martin, nous sommes rendus au studio de Madame Nakamura. Les manières simples de Inayat Khan, et sa conduite sur le trajet me rappelèrent la fois où un haut prêtre japonais vint en Amérique, accompagné par un troupeau de prêtres assistants avec grandes pompes et cérémonies, il ne pouvait même pas bouger une main sans l’assistance de deux chefs intendants (chefs et sous-chefs). Ce haut prêtre était l’abbé d’une secte japonaise, mais avec toute sa pompe et sa gloire, son influence aux Etats-Unis ne dépassa jamais d’un pouce le cercle des immigrés japonais dans le pays. Et sa présence dans ce pays passa complètement inaperçue par les Américains.
De l’autre côté, l’influence d’Inayat Khan s’était largement répandue parmi les groupes d’intellectuels tant en Europe qu’en Amérique. Il aurait pu se mettre en « spectacle » tout seul s’il l’avait voulu, mais il n’était pas ce genre d’enseignant. Arborant un couvre-chef turc et un long manteau noir, et tenant une canne, le Murshid prenait le tramway, en lieu et place de nouées d’automobiles « klaxonantes ».
Le concert chez Madame Nakamura fut un succès. La première partie de son programme, était Chidori (pluviers), jouée avec le koto par elle-même et accompagnée de deux de ses élèves, une autre joueuse de koto et un de shakuhachi (flûte). La suite et fin du programme était Les Trois Intimes (le pin, le bambou, et l’arbre de prune) que Madame Nakamura conduisit avec son koto, toujours accompagné par le même joueur de Shakuhachi mais avec une nouvelle joueuse de koto, elle aussi faisait partie de ses élèves.
Le soir, tous les musiciens étaient habillés à la façon américaine, puisque c’était un récital informel, mais ils s’assirent au sol à la façon japonaise pour accomplir leur performance.
L’air défini et aimable, très attentif et appréciant en silence la performance musicale, Inayat Khan félicita chaleureusement Madame Nakamura, lui disant qu’elle était elle même musique, pas seulement en jouant de son koto, mais juste en buvant son thé, ou en marchant dans la pièce. Madame Nakamura apprécia la gratitude de Monsieur Khan, car les compliments venaient de la part d’un Murshid, poète et musicien, peu accoutumé à la flatterie.
Après avoir été servi avec du thé et des gâteaux, et après avoir regardé des photos des différentes performances de Madame Nakamura présentée par elle-même. Inayat Khan quitta le studio disant qu’il allait dire aux musiciens européens la profonde empreinte que la musique qu’il venait d’entendre avait laissée en lui.
A l’angle de la rue où j’allais saluer le Murshid au moment de notre séparation, j’ai remarqué : « tous les sons reviennent à un seul, mais où va ce son là ? » Inayat Khan arrêta de marcher, et me serrant la main, il répondit « Bonne nuit Monsieur Senzaki.»
Voilà, maintenant, Boddhisattvas, j’ai traduit ma vieille coupure d’article. Que pensez-vous d’Inayat Khan ? Si vous voulez le rencontrer aujourd’hui, il suffit d’ouvrir votre porte et de faire face au superbe buisson en face du hall des méditations.
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