Depuis qu’il est devenu incontestable que les nations, qui pourraient être décrites comme « musulmanes », vivent un retard sur de nombreux plans (politique, sociétal, technologique…) et que, dans le même temps, le fait islamique soit survenu en contexte occidental, une même question revient inlassablement, mettant dos à dos islam et modernité. L’islam serait vu comme incompatible avec un ensemble de qualificatifs inséparables de la modernité : la laïcité, le droit des femmes, la démocratie…
Prenons le peu de hauteur nécessaire lorsqu’il s’agit de manipuler une association aussi valise que « islam et modernité ». En effet, dans les consciences, ce couple est souvent vu comme l’association d’éléments aussi contraires que le jour et la nuit. Souvent, du point de vue musulman apparait un mélange de culpabilité, d’énervement et de fascination à l’égard de la modernité. A l’inverse, il est courant de constater du point de vue occidental une crainte, une incompréhension voire un rejet vis-à-vis de l’élément islamique.
Il faut commencer par chercher en soi les causes des comportements d’autrui sur soi. C’est dans le rapport qu’entretiennent les musulmans avec eux-mêmes que se situe un élément de réponse à la problématique. Il apparait que bon nombre de musulmans ressentent le problème mais, systématiquement, ils établissent les causes de celui-ci dans la grille d’analyse validée par l’orthodoxie dominante : le retard du monde musulman proviendrait du fait qu’il n’y a pas assez d’islam en ses terres. Le monde musulman, agonisant, se dresserait à l’égal des avancées occidentales s’il était encore plus musulman. Faire un tel constat serait une faute professionnelle.
Non ! Le monde musulman ne se relèvera que lorsqu’il acceptera de se poser les bonnes questions et d’y apporter les bonnes réponses.
Plus besoin de chercher dans les traités théologiques islamiques la cause de ce retard. Le vers est profondément enfoui dans le fruit mais certains musulmans refusent le questionnement. Ils ont fermé les portes de leur citadelle et ils interdisent les habitants de chercher les clefs. Ceux qui se poseraient trop de questions se verraient immédiatement taxés de mécréance et de trahison. Dans l’esprit de trop de musulmans, le raisonnement est motif d’incroyance. D’emblée, cette attitude est en contradiction avec sept assertions du saint Coran, enjoignant directement de faire usage de la raison pour appréhender sa création ou encore ses signes (ayât) (Coran, II, 73 ; II, 242 ; XII, 2, ; XXXVI, 62 ; XL, 67 ; XLIII, 3 ; LVII, 17).
Mais alors comment comprendre ce refus de la part de l’individu ? L’analyse de la relation entre le fait théologique et l’organisation politique dans les mondes musulmans dégage un élément de réponse.
« Les musulmans eux-mêmes, leur doctrinaire et les instances de pouvoir qui commandaient d’une même main depuis l’islam institutionnel jusqu’à nos jours le théologique et le politique, ont leur part de responsabilité dans l’incapacité de l’islam historique à convaincre de l’universalité de sa vision du monde et de son aptitude à voisiner dans la paix et l’échange fécondateur d’autres visions du monde. » (Youssef Seddik, L’Arrivant du soir, Paris, L’Aube, 2011, p. 24)
Les difficultés des musulmans ne sont alors pas purement théologiques mais aussi, et peut-être d’abord, politiques. Les organisations politiques successives ayant réussi à distiller dans l’inconscient collectif que la contestation à leur encontre consistait plus ou moins à une directe contestation du divin. Par l’autorité, supplée par la légitimité de l’usage de la force, la clôture politique a pu ouvrir la voie à la clôture dogmatique. De manière simpliste, le résultat est un système ressemblant à un magma de contraintes théologiques, politiques et sociétales qui s’alimentent les unes les autres. Il en ressort un système fermé duquel il est évidemment difficile d’établir des diagnostics correctement opérants.
Mais ce temps touche à sa fin, nous le souhaitons. Nous, les musulmans, sommes désormais prêts à cesser de regarder en arrière, vers un passé qui a pu être glorieux et après lequel nous ne devrions que nous rapporter. Nous sommes les héritiers de ceux qui nous ont précédés et nous sommes les aînés de ceux qui viendront. Nous sommes capables d’agir en vue d’un futur équilibré autant du point de vue de la théologie que de celui de la laïcité.
Nous sommes prêts à ne pas confondre la question identitaire avec celle de la spiritualité. Si notre relation à l’islam change, nous ne cesserons jamais d’être qui nous sommes. Ce qui nous définit ne cessera pas de nous définir. Ce qui nous anime continuera de le faire car nous aurons réussi à nous déterminer, chacun d’entre nous, dans un rapport propre et non dogmatique à l’islam.
« L’islam historique a en effet surdéterminé l’attachement au rituel aux dépens d’une élévation spirituelle très présente dans un texte révélé, le Coran, masqué par une forte talmudisation qui donne au geste cérémonial une prépondérance indue sur l’acte intime et silencieux de la foi. » (Youssef Seddik, L’Arrivant du soir, Paris, L’Aube, 2011, p. 24)
La modernité n’est pas la propriété d’une région du monde. Elle n’est ni d’Orient ni d’Occident. Elle est un idéal et non une fin en soi. Les nations d’islam et les musulmans peuvent s’orienter vers cet idéal sans renier l’essence de leur foi. Il est temps que le rapport au monde puisse être correctement questionné par les musulmans. Tant le monde musulman que non musulman. L’immobilisme n’a jamais rien produit de remarquable et depuis des siècles le corps musulman est remarquablement immobile.
Une nécessaire décrispation sur les affaires du ciel, et de leur prétendu lien avec les affaires d’ici-bas, est l’étape première à une possible remise en marche de l’islam. Nous constatons bien que le religieux en tant que système n’a pas réussi à suivre la marche du temps. Certainement que trop de fois les occasions ont été manquées. Déjà Averroès le déplorait dans cette parole qui lui est attribuée :
« Si tu veux contrôler un ignorant, enveloppe chaque calomnie d’un manteau religieux et elle apparaitra comme une vérité. »
Les élites comme les musulmans ordinaires doivent accepter l’idée que les affaires des hommes ne relèvent d’abord que des hommes. Et en cela, les musulmans doivent se montrer responsables et digne de leur religion.
« Le Traité décisif (Averroès) surprend le croyant de l’islam en lui enjoignant en effet, si la contradiction est manifeste entre le prophétique et le rationnel, de suivre le rationnel, tant qu’il est impossible à présent et après la clôture de l’âge des prophéties à nous, simples humains d’en juger. Seule une divine révélation explicite aurait pu persuader d’une « validité » certaine d’un propos non conforme à la raison. Nous sommes désormais et pour toujours définitivement dépourvus du secours du Ciel, non pas que le divin nous abandonne, mais il parachève en notre âme la part de Sa lumière et nos performances à pouvoir en user à chaque occasion » (Youssef Seddik, L’Arrivant du soir, Paris, L’Aube, 2011, p. 97)
Finalement ce n’est pas tant la relation à la modernité qui est problématique pour l’islam historique, c’est sa relation vis-à-vis de lui-même. Il doit et peut se reconstruire dans une fidélité d’esprit avec son passé et un engagement sincère et volontaire.
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