Mutazilisme

Association pour la renaissance de l'islam mutazilite (ARIM)

Ce que Dieu a légué à l’Homme

Le Coran accorde une place très importante à l’Homme, nous invitant à méditer sur notre rôle dans la Création. En effet, plusieurs versets nous indiquent la manière dont Dieu créa l’Homme. Il ne le créa pas en un jour, cela se fit sur plusieurs étapes et sur une longue durée.

Dieu donna à l’Homme un enseignement, une sorte de formation pour qu’Adam s’améliore et se perfectionne.

Ainsi, après l’avoir créé, Dieu a instruit Adam (2:31-33) :

« Il apprit (ʽalama) à Adam les noms de toutes les choses et de tous les êtres, puis, Il les présenta aux anges en disant : « Faîtes-Moi connaître les noms de ceux-ci, si vous êtes véridiques. »

Ils dirent : « Gloire à Toi ! Nous ne possédons d’autre science que ce que celle que Tu as bien voulu nous enseigner, car, en vérité, Tu es l’Omniscient (al-ʽAlîm), le Sage. »

« Ô Adam ! dit l’Enseigneur (rabb), fais-leur connaître tous les noms des êtres des choses. » Puis, quand Adam en eut informé les anges, l’Enseigneur dit : « Ne vous ai-Je pas dit que Je connais le Mystère des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez ce que vous tenez secret ? »

Les mots surlignés viennent de la racine verbale arabe ʽa-la-ma signifiant le fait de savoir quelque chose, de posséder la science des choses et d’apprendre mais aussi d’enseigner. Le terme est ici utilisé dans ces versets pour montrer l’acte d’enseigner et aussi celui d’apprendre, tous les deux complémentaires. Ainsi, au départ, Dieu enseigne le nom des êtres à Adam. C’est un privilège pour ce dernier puisque même les anges, qui sont pourtant des êtres parfaits, ne les connaissent pas. Un des noms de Dieu est d’ailleurs al-ʽAlîm (le Savant) : Dieu donne (sans perdre de sa science) son savoir à Adam. Puis il demanda à Adam de devenir lui-même un formateur pour enseigner aux anges le nom de ces êtres, à la manière d’un « maître-élève ». Ainsi, Dieu serait tout sauf un maître orgueilleux qui aimerait soumettre et punir l’Homme. Il a su se retirer pour lui laisser sa place d’enseignant une fois son disciple formé.

Outre la science, Dieu a donné une chose encore plus importante à Adam : son Esprit (rûh), ou son Essence. La principale caractéristique de l’Essence de Dieu est qu’il est capable de créer à l’infini les choses. Ainsi, il donna à Adam cette capacité de re-création (15:29) :

« Lorsque Je l’aurai harmonieusement formé (sawaytuhu) et que J’aurai insufflé (nafakhtu) en lui de Mon Esprit (rûhî), courbez-vous pour vous prosterner (sâjidîn) devant lui. »

Le terme traduit ici par « formé » vient de la racine sa-wâ signifiant égaliser, rendre égal, ou encore ajuster, arranger et créer. C’est la dernière étape de la formation d’Adam : formation au sens physique (Dieu « l’égalise », il parfait sa forme) et au sens abstrait (il parachève sa formation intellectuelle en lui donnant l’autonomie de créer grâce à l’Esprit divin).

Dans la racine de rûh on trouve trois idées principales : (1) l’idée de mouvement : suivre un chemin, partir, s’éloigner ; (2) l’idée d’apaisement et de repos : se sentir léger, se reposer (le soir notamment), recevoir un bienfait ; (3) et l’idée de sentir la présence de quelque chose, d’être exposé au vent. Le rawh fait référence au repos, à la joie, au secours, à la bonté et au contentement.

Par ce souffle divin qui donne la vie, qui revivifie, l’Homme ressent cet apaisement, cette félicité, cette joie d’être élevé et de se sentir surélevé car formé à la perfection. Cet acte couronne la création et marque la fin de la formation de l’Homme.

Revenons au début de cette formation du premier Homme (15:26-27) :

« Nous avons créé l’homme d’argile (min salsâl) extraite d’un limon malléable (min hama’ masnûn),

Quant au djinn, Nous l’avions créé auparavant du feu (nâr) d’une chaleur ardente (al-samûm). »

Alors que les djinns avaient été créés à partir d’un feu ardent, l’Homme fut créé à partir d’une sorte de boue, de glaise, d’argile ; matière bien moins noble que le feu, dont la racine fait référence à la lumière, insaisissable et non malléable car de forme parfaite. Moins noble peut-être mais transformable et perfectible à l’infini. Au départ donc, Adam n’a pas encore atteint la perfection des anges.

Dieu veut prendre le temps de le former et ainsi il se comporte comme un « enseigneur ». Ce terme est traduit ainsi par Maurice Gloton pour retranscrire la signification du mot rabb qui apparaît des centaines de fois dans le Coran. Rabb est communément traduit par Seigneur, ce qui ne retranscrit pas assez la richesse de ce concept. En effet, le terme de Seigneur fait trop référence à l’idée d’un Dieu qui abaisserait, qui soumettrait ses sujets ; alors que l’enseigneur est celui qui élève, qui éduque, qui enseigne et ainsi qui forme, exactement comme le fait Dieu avec Adam.

Le salsâl dont il est question dans le verset 26 de la sourate 15 fait référence à une argile, une terre de potier, une boue très fine, mêlée de sable qui, lorsqu’elle sèche, se craque et produit un bruit métallique ou un grondement semblable au tonnerre. Ainsi, comme un potier, un artisan, Dieu forma Adam grâce à cette matière première, choisie justement parce qu’elle était malléable.

Le terme arabe utilisé pour dire « malléable » dans le verset 26 de la sourate 15 est masnûn (il se retrouve dans 15:26, 28 et 33). Jacques Berque le traduit par une boue « croupie » et non pas par « malléable ». En effet, il existe dans la racine arabe sa-na-na une idée de rendre fétide, gâter, altérer…notamment parce que cette racine a donné le mot sanat signifiant « année », faisant ainsi référence au temps qui passe.

Une autre traduction est possible : celle de « malléable, transformable ». Cette proposition de traduction, qui a été faite par bien d’autres, apporte un élément supplémentaire à la compréhension du lien entre Dieu et Adam. La racine arabe sa-na-na évoque l’idée de former, de figurer une chose, de lui donner telle ou telle forme et plus précisément d’aiguiser une lame (le mot « dent » en arabe vient d’ailleurs de cette racine), de polir, de limer, de façonner et ainsi d’embellir. Dieu chercha à transformer cette boue qu’il a utilisée pour créer Adam en une forme parfaite, bien polie et débarrassée de ses imperfections. Une autre signification est intéressante dans notre cas puisque cette racine verbale signifie aussi le fait de prendre soin d’un troupeau, et de l’élever. Ainsi, on retrouve cette idée d’élévation, d’éducation qui existe aussi dans le mot rabb.

La polysémie de ce terme est telle que l’on retrouve aussi l’idée d’éducation dans une autre signification : sa-na-na évoque l’idée de séparer, distinguer et ainsi celle de mener, de pousser avec vigueur quelqu’un pour le faire marcher devant soi. On retrouve cette idée dans le terme français d’éducation qui étymologiquement signifie l’action de « guider hors de », c’est-à-dire de développer et faire produire quelque chose hors de son origine, l’élève. Cela rejoint la signification de sa-na-na qui est de séparer l’élève de sa première condition, de son ego limité, de le « nettoyer » de ses imperfections, et de le mettre sur la route, afin qu’il s’élève et qu’il produise quelque chose de meilleur pour se dépasser et s’accomplir. D’ailleurs, cette racine verbale sa-na-na évoque aussi l’idée de route et de chemin à parcourir, à suivre comme une sorte de discipline. De ces idées a découlé le sens qui domine actuellement : la sunna, signifiant la loi, l’habitude, la tradition ou encore la coutume.

Le sens générique de la racine sa-na-na nous indique l’idée que l’Homme doit constamment se former, se polir et s’embellir, tout au long de sa vie pour parfaire son humanité et faire infuser en lui cette dernière. C’est ce que le mythe d’Adam nous enseigne. Adam est cet Homme parfait qui a accompli l’humanité insérée en lui au départ et l’image de Dieu qui parfait Adam renvoie non pas à l’idée qu’Adam et les Hommes auraient été créés dès le départ parfaits, mais que l’objectif de l’humanité est de grandir sans cesse au cours du temps. La situation d’Adam est ainsi non pas un état parfait perdu dans un passé lointain, qu’il faut regretter, mais l’objectif de l’humanité.

Étant donné l’analyse étymologique des autres sens de sa-na-na, cela permet d’éclaircir la traduction de sunna comme « loi ». Il n’est pas anodin d’avoir choisi la même racine pour qualifier de masnûn (malléable) la matière première d’Adam (15:26).

Cette Loi de Dieu dont il est question avec la sunna n’est pas une contrainte qui soumet, qui abaisse l’Homme et qui le prive de liberté. Certes, il s’agit pour l’Homme de tenir son cap, sa route lorsqu’il obéit à cette sunna et ainsi de se plier à des règles. Mais Dieu l’ordonne non pas pour l’asservir comme un esclave ; au contraire, il lui demande de suivre ce chemin, en lui imposant cette discipline, dans un objectif d’élévation et d’éducation. La sunna de Dieu n’est pas une loi contraignante et asservissante, elle est une loi libératrice. Pourquoi ? Parce qu’il y a dans le terme de sunna l’idée de former, d’embellir, de façonner, d’aiguiser et l’idée de pousser quelqu’un sur une voie pour le forcer à avancer ; tous ces termes font automatiquement penser à un acte éducatif. Dieu est un guide qui pousse l’Homme sur le chemin de l’autonomie. S’il y a une chose qui ne doit pas changer dans la sunna de Dieu, c’est cette nécessité perpétuelle pour l’Homme de se façonner lui-même, de s’améliorer, de se polir, d’aiguiser son esprit et sa raison.

Dieu cherche à ex-ducere l’homme : ducere signifiant « conduire, guider, commander » et ex- signifie « hors de » : Dieu cherche à faire produire quelque chose en l’Homme en l’arrachant à lui-même. Il cherche à faire éclore en lui quelque chose de meilleur, tout comme il l’a fait en façonnant Adam avec cette glaise de potier. Cette discipline qu’impose Dieu aux croyants est libératrice. Il incombe donc à l’individu d’observer cette discipline dans l’unique objectif de s’améliorer, de grandir et faire éclore en lui l’autonomie.

Cette perfection adamique doit être notre projet de société mais n’est possible qu’après une période de formation, d’éducation et d’instruction, qu’après un temps de discipline personnelle pour s’améliorer et faire germer en nous ce que Dieu a semé. Puisque nous sommes faits de cette glaise, nous avons la capacité et le devoir de nous perfectionner et d’affiner sans cesse notre forme spirituelle, contrairement aux anges et aux djinns faits de feu, qui n’ont pas cette forme malléable et ne sont pas perfectibles.

Ce processus de formation fait de suite pensé à l’idée d’Homme parfait d’Ibn ʽArabī qui fait référence à ces versets (82:6-8) :

« Ô toi l’Homme ! Comment donc as-tu été abusé au sujet de ton Noble Enseigneur,

Qui t’a créé (khalaqaka), puis constitué (sawwâka) et équilibré parfaitement (ʽadalaka),

Il t’a façonné (rakkabaka) dans la forme (sûrat) qu’Il a bien voulu te donner ? »

On retrouve le verbe de sawwâ vu précédemment (15:29) qui, à la IIe forme verbale, signifie « égaliser, rendre égal, ajuster et arranger ». Le terme ʽadala signifie « être juste, juger, redresser, rendre droit, et égaliser ». Le terme rakkaba à la IIe forme verbale signifie entre autres l’acte de mettre une chose sur une autre, de superposer l’une à l’autre ; de composer, de faire d’un corps simple un corps composé, de mélanger et d’adapter. Enfin, la racine de sûrat, sa-wa-ra, à la IIe forme verbale, désigne l’acte de façonner, de former une chose, de lui donner une forme proportionnée et belle.

Ainsi, Dieu forme l’Homme en lui donnant une apparence parfaite, avec juste mesure et il lui donne ainsi un esprit, une raison droite et juste. Il créa un Homme parfait car accompli dans son humanité, Adam.

L’Homme doit atteindre ce degré élevé et distingué, celui de l’Homme parfait qui possède le savoir. Une fois ce stade de formation atteint, l’Homme adulte devient alors digne de succéder à Dieu (2:30) :

« Lorsque Dieu dit aux anges : « Je vais établir un successeur (khalîfat) sur la terre », ils dirent : « Vas-Tu établir un être qui y sèmera la corruption et y répandra le sang sur la terre, alors que nous célébrons Tes louanges et que nous proclamons Ta sainteté ? » « Je sais ce que vous ne savez pas », répondit l’Enseigneur. »

Enfin, il est bon de remarquer encore une unité de sens : la sunna est l’acte de former par le biais d’une discipline, d’une loi qui va redresser celui qui est formé pour le rendre plus parfait. Et il est important de constater que les termes utilisés pour indiquer l’acte de formation d’Adam rejoignent tous cette idée de discipline, d’ajustement et d’amélioration dans la forme de l’Homme : sawwâ, ‘adala, rakkaba, sûrat… Ces termes ont le point commun d’inclure une idée de perfection qui passe par la justesse de la forme, par son ajustement, par la mesure, par le juste milieu et l’équilibre parfait. Il incombe donc à l’Homme d’opter pour cette perfection, qui passe par ce juste milieu et qui peut être atteinte grâce à un effort constant : l’éducation de son âme par le biais d’une discipline libératrice.

Pour compléter cette réflexion, passons par un extrait de Jean Pic de la Mirandole (De la dignité de l’Homme, 1486, trad. française Yves Hersant,
http://www.lyber-eclat.net/lyber/mirandola/pico.html) :

« (Dieu) prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui adresse la parole en ces termes : « Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par les lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. »

Ainsi, par le choix de cette matière boueuse malléable, le message coranique cherche à nous montrer que l’Homme est perfectible à l’infini, et qu’une fois formé par Dieu et qu’après avoir reçu l’Esprit divin, il a désormais la capacité de se redresser et se former lui-même, de s’imposer une discipline, une voie pour se libérer et être autonome. À partir du moment où Dieu a insufflé son Esprit en nous, il nous a donné la liberté de nous modeler nous-même à notre guise et ainsi d’avoir la capacité de nous embellir.

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  1. Papillon

    Bonjour,

    Pourquoi, traduisez-vous, khalîfa par lieutenant, dans votre traduction, du verset 30, de la seconde sourate alors que khalîfa, signifie « successeur » ?

    Scolie :
    Quelque chose me taquine, dans le mot lieutenant et très certainement une connotation guerrière, le lieutenant est celui qui seconde, le premier en son absence, le successeur est celui qui, littéralement, prend la place du premier donc dans l’idée, d’un successeur, il n’y a pas « deux êtres distincts » dont un serait le premier et l’autre le second, dans l’idée d’un successeur, il n’y a qu’un !

    • Bonjour,

      Vous faîtes bien de m’y faire penser car je comptais changer cette traduction dans un avenir proche. Vous avez tout à fait raison dans votre interprétation. J’ai utilisé le mot « lieutenant » simplement en recopiant une traduction « académique » pour mieux repérer le lecteur. Mais effectivement, le khalîfa signifie « successeur », celui qui vient après, l’héritier. J’en parle un petit peu dans « L’Homme, maître ou esclave dans le Coran ? » lorsqu’il est question d’Adam qui « se met à la place » (khalîfa) de Dieu avec la permission de ce dernier. Merci pour votre commentaire 🙂

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