Makram Abbès, « L’adab et la formation de l’homme » dans La civilisation arabo-musulmane au miroir de l’universel : perspectives philosophiques, Paris, UNESCO, 2010, p. 29-40 (article reproduit partiellement, aperçu du livre ici)
« Le terme « adab » est polysémique. Il désigne aussi bien l’éducation que l’instruction, aussi bien les belles lettres que la sagesse, voire même la civilité, le savoir-faire. L’ensemble de ces désignations sont orientées vers l’idée de la formation de l’honnête homme, à la manière du modèle qui prévaut en Europe durant la renaissance. Il s’agit d’activer en l’homme, par l’étude des lettres, la bonhomie. Le savoir au sens strict reste conditionné par l’apprentissage du savoir vivre et du savoir faire. (…)
La raison, instrument du adab
Un lien très fort entre l’adab et le caractère est décelable dès l’époque antéislamique, puisque nous trouvons dans certains vers poétiques l’éloge de l’éducation en tant qu’elle prédispose l’individu à intérioriser les qualités louables et à les transformer en une seconde nature, en un habitus lui permettant d’agir spontanément selon les bonnes manières. L’un des poètes de cette période dit sur le mode de la jactance :
« C’est ainsi que j’étais éduqué (uddibtu) au point que cette éducation fût devenue un de mes traits de caractère. Certes, l’éducation (adab) est le pivot des bonnes mœurs. » (Al Marzûqî, Sharh Diwân al-hamâsa, Beyrouth, Dâr al-jîl, 1991, tome 2, p. 1146)
Tout en attirant l’attention sur la difficulté de suivre les beaux usages – ce que révèle l’usage de la forme intensive de « addaba » (éduquer, former) – ce vers montre comment l’adab est au cœur du dispositif éthique des Arabes déjà avant l’Islam et avant la mise en place des organes du secrétariat qui vont en codifier l’expression et en développer l’analyse à partir de l’art de la prose littéraire (note : le chapitre dans lequel ce vers est cité s’intitule Kitâb al-adab et contient toutes les poésies décrivant le code éthique des Arabes et présentant des réflexions sur la générosité, l’amitié, l’honneur, la virilité, le courage, le secours des proches, le sacrifice de soi pour une cause noble, etc.). Étant le pivot du bon naturel, ce qui maintient les mœurs et les perpétue, « l’adab s’acquiert par l’habitude », comme l’exprime une maxime célèbre dans la culture arabe classique (Al Jâhiz, « Risâlat al-maâd wa-l maâsh (De la vie future et de la vie terrestre) » dans Rasâil Al Jâhiz, tome 1, Beyrouth, Dâr al-jîl, 1991, p. 112). L’acquisition des qualités louables donne à l’homme la possibilité d’accéder à la murû’a, notion fondamentale dans le système éthique arabe qui décrit les qualités de l’homme parfait, du vir, de celui en qui l’humanité et la bienveillance se sont incarnées. Dans l’une des premières œuvres en prose qui a précédé d’un demi-siècle celles d’Ibn Al Muqaffaʿ et des autres secrétaires de la période omeyyade et abbasside, Sâlih ibn Janâh établit un lien indéfectible entre trois notions fondamentales : la murûa (l’humanité de l’homme), l’adab (l’éducation) et le ʿaql (la raison). « L’humanité de l’homme, affirme-t-il, consiste dans le fait qu’il s’éloigne de ce qui enlaidit son image et qu’il cherche à cueillir ce qui l’embellit. Il n’est point d’humanité pour celui qui ne possède pas d’éducation, et il n’est point d’éducation pour celui qui n’est pas doué de raison. Celui qui croit que sa raison contient ce qui lui suffit au point de lui permettre de se passer des autres, celui-là n’a point de raison. Car il y a loin d’une raison forte de plusieurs autres têtes, aussi bien faites ou mieux faites qu’elle, à une raison qui serait certes bien faite, mais sans rien pour la guider ». Cette définition de l’adab fait de la raison le moyen d’accéder à l’éducation et d’atteindre ce stade suprême de l’humanité de l’homme qu’est al-murûa. D’après cette définition, l’éducation somme l’homme de refaire le chemin fait par les autres hommes avant lui et de s’employer, sa vie durant, à acquérir ce que l’humanité a produit de beau et de noble : « il n’est point d’outil pour acquérir l’éducation qui soit mieux que la raison, et il n’est point d’ornement sans la belle éducation », dit un vers cité par Sâlih ibn Janâh (Sâlih Ibn Janâh, « Kitâb al-adab wa l-murûa » dans M. Kurd-Ali, Rasâil al-bulaghâ, Le Caire, Dâr al-kutub al-arabiyya al-kubrâ, 1913, p. 302). Cela montre que l’adab est loin le fait d’instruire ou d’emmagasiner les connaissances que de préparer l’individu à accéder à ce rang supérieur (al-murû’a) à travers lequel se nouent tous les rapports de l’individu à ses semblables, sur le plan moral, social et politique. Autrement dit, et comme c’est le cas avec la païdeia grecque, il ne s’agit pas d’instruire, mais de former (sur la paideia : W. Jaeger, Paideia. La formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, 1988). Toutefois, ce discours sur l’éducation élaboré bien avant la traduction des œuvres philosophiques grecques n’insiste pas uniquement sur la formation du philosophe ou d’une catégorie particulière de gens, mais concerne plutôt l’homme en général. Dès sa formulation au premier siècle de l’Islam avec Sâlih ibn Janâh, puis au deuxième siècle avec Abd Al Hamîd Al Kâtib et Ibn Al Muqaffa‘, ce discours insiste sur l’ouverture à « ce qui fait consensus entre les plus belles nations », selon l’expression d’Al Jâhiz (Al Jâhiz, Risâlat al-maâd wa-l maâsh, op. cit., p. 95). L’homme sera invité à poursuivre la perfection de sa raison innée par l’acquisition de l’intelligence puisée chez les autres individus et chez les autres nations. « Les sages, affirme Al Jâhiz, sont d’accord sur le fait que la raison innée et la noblesse instinctive ne peuvent atteindre le degré ultime de la perfection qu’avec l’aide de la raison acquise. Ils ont illustré cela par les métaphores du feu et du bois, de la lampe et de l’huile. Car la raison instinctive est un instrument et celle qui est acquise est une matière. L’adab n’est, en effet, que la raison des autres que tu ajoutes à la tienne » (Al Jâhiz, Risâlat al-maâd wa-l maâsh, op. cit., p. 96). Les lumières de la raison, illustrées ici à travers les métaphores du feu et de la lampe, sont donc le produit de l’éducation qui agit sur une matière brute, appelée par les moralistes arabes « la raison innée ou instinctive » (al-‘aql al-gharîzî). Si cette intelligence innée est insuffisante pour s’élever au plus haut stade de l’humain, il s’avère toutefois qu’elle est nécessaire pour l’acquisition des savoirs et des qualités louables. Une dialectique s’établit ainsi entre la raison et l’éducation en tant que la première est la condition de la seconde, et que celle-ci est l’outil du perfectionnement de la première et de son passage du stade de l’instrument à celui de la matière. La même métaphore de la lumière est présente dans Kalila et Dimna dans lequel Ibn Al Muqaffaʿ affirme que l’adab est semblable à la lumière du jour qui permet à tout être doué de la faculté de vision de mieux voir, mais qui agit avec des effets inverses sur les chauves-souris en augmentant leur mauvaise vue. Cette métaphore appuie l’idée selon laquelle l’adab a besoin de la raison pour accomplir son travail et qu’à défaut d’être doué d’intelligence (comme c’est le cas du sot), l’homme ne peut nullement profiter de l’éducation qui lui est offerte (Ibn Al Muqaffa, Kalîla wa Dimna, Beyrouth, Maktabat lubnân, 1991, p. 150 / Ibn Al Muqaffa, Le Livre de Kalila et Dimna, Paris, Klincksieck, 1980, p. 96). Les lumières de la raison sont le fruit de l’instrument primaire qui est, en puissance, ce qui permet à l’homme de se séparer de l’animal mais cet instrument peut, lorsque l’éducation fait défaut, rester inopérant et faire sombrer l’homme dans l’animalité. La raison dite acquise (‘aql muktasab) se présente donc comme le résultat de la raison instinctive, mais un résultat jamais achevé ou fini. Son contenu, bien qu’il soit susceptible d’augmentation ou de diminution, comme le note Al Mâwardî, dépend de deux facteurs qu’il analyse longuement: d’un côté l’expérience qui amène à utiliser fréquemment la raison et qui caractérise l’homme prudent, le phronimos, et de l’autre les facultés intellectuelles comme l’intelligence (dhakâ’) l’excellence de l’intuition (jawdat al-hads), la sagacité (al-fitna), et la rapidité d’esprit (sur‘at al-khâtir) qui, en assistant la raison instinctive, permettent à l’individu de fortifier sa raison acquise (Al Mâwardî, Adab al-dunyâ wa l-dîn, Damas-Beyrouth, Dâr Ibn Kathîr, 2002, p. 16-24).
Cette dialectique de la raison et de l’éducation est parfaitement décrite par Sâlih Ibn Janâh à travers des métaphores politiques et artisanales : « Sache, dit-il, que la raison est un prince et que l’éducation est un ministre. Si le ministre disparaît, le prince s’affaiblit, et si le prince disparaît, le ministre n’a plus de raison d’être. Raison et éducation sont, en effet, semblables au fourbisseur et à l’épée. Lorsqu’on confie une épée au fourbisseur, il la polit et en fait un bel objet, doté d’une grande valeur et prêt à servir, (un objet) sur lequel on s’appuie et auquel on a recours. Le fourbisseur, c’est l’éducation (al-adab), et l’épée, c’est la raison (al-‘aql). Lorsque l’éducation rencontre la raison, elle peut alors lui être bénéfique, l’assister, la fortifier et la mettre sur la bonne voie comme le fait le fourbisseur de l’épée. Mais si l’éducation ne trouve pas de raison, elle ne peut rien faire, car on ne peut réformer que ce qui existe déjà. […] Ainsi, il se peut que l’un des deux hommes ayant reçu la même éducation soit, de loin, doté d’une plus grande pénétration d’esprit, et cela selon la nature de la raison et en fonction de sa force initiale » (Sâlih Ibn Janâh, Kitâb al-adab wa l-murûa, op. cit., p. 306). Ce qui caractérise la première métaphore de l’éducation dans ce passage, c’est qu’elle lui confère le rôle de gouverner, de s’occuper des affaires de l’État, afin que le règne du prince soit des plus beaux et des plus glorieux. Le mot « ministre » (wazîr, vizir) signifie linguistiquement celui qui assume une charge quelconque. Si l’adab obéit aux commandements de la raison, s’il doit mettre en œuvre les prescriptions de l’autorité suprême, il est, par son travail intense, le seul capable de révéler la splendeur du règne du prince. La deuxième métaphore met davantage l’accent sur l’éducation en tant qu’art dans le sens antique et médiéval du terme, c’est-à-dire en tant que savoir-faire, talent, maîtrise de certaines règles dont la mise en œuvre conduit à des résultats concrets et pratiques desquels on peut juger. C’est là la signification de la comparaison de l’adab avec le fourbisseur qui tout en polissant l’instrument qu’il a entre les mains, lui confère sa valeur, à la fois matérielle et esthétique. Cette seconde métaphore est d’autant plus parlante que le mot adab signifie également « le fait d’être poli » et que le mot désignant la culture à l’heure actuelle se dit « thaqâfa », terme qui renoue avec cette idée de polir, d’intervenir sur une matière brute, puisque la racine dont il dérive désigne le fait d’enlever les aspérités d’une branche ou d’un morceau de bois, de le rendre lisse et de le polir.
Les principes de l’éducation
Cette interdépendance entre la raison et l’adab est donc une constante des discours classiques portant sur la formation de l’individu. C’est par cette idée que s’ouvre l’un des traités célèbres d’Ibn Al Muqaffa‘, al-Adab al-saghîr, en mettant en avant, comme Salih Ibn Janâh, l’idée que la raison « possède des dispositions et des caractéristiques innées grâce auxquelles elle accepte l’éducation (l’adab) et que grâce à celle-ci la raison augmente et se développe » (Ibn Al Muqaffa, Adab al-saghîr (La Petite Éthique), Sousse, Dâr al-Ma’ârif, 1991, p. 5). Cette interdépendance a amené la plupart des auteurs à faire un travail de description des qualités morales en s’inspirant à la fois de l’éthique arabo-musulmane et des apports des cultures grecque, perse et indienne. Nous trouvons, à cet effet, de nombreux textes abordant systématiquement, mais avec des intentions divergentes et des méthodes de composition différentes, les caractères et les vertus éthiques. C’est le cas de la Grande éthique et de la Petite éthique d’Ibn Al Muqaffaʿ, de la Réforme de l’éthique de Miskawayh, et du texte portant le même titre composé par son contemporain Yahiyâ Ibn Adiyy. C’est le cas aussi Des caractères et des modes de vie d’Ibn Hazm ou Des règles de conduite dans l’ici-bas et dans l’au-delà d’Al Mâwardî. Menant une étude sur le juste milieu dans les vertus et une recherche sur le mode de vie le plus élevé, ces écrits développent l’adab dans son sens le plus profond et le plus systématique, celui des règles de conduite qu’il ne suffit pas de connaître théoriquement mais qu’il faut transformer en dispositions pratiques, en règles de vie. C’est de là que provient la distinction entre le âlim (le savant) et le adîb (l’honnête homme) : cette distinction ne repose pas sur le fait que le mot ‘ilm qualifie le savoir religieux et que l’adab décrit le savoir profane comme l’avancent certaines études (point de vue soutenu par C. Pellat dans son article « adab » publié dans J.-E. Bencheikh, Dictionnaire de littératures de langue arabe et maghrébine francophone, Paris, PUF, Quadrige, 2000, p. 13), mais sur le fait que le premier renvoie à la simple instruction, alors que le second concerne l’éducation. C’est, aussi, la raison pour laquelle ‘âqil, l’homme doué de sens, ne peut être défini indépendamment de l’adab, puisque la raison ne peut se manifester qu’à travers l’adab et l’expérience vécue. La formation de l’homme requiert, comme le note Al Mâwardî, l’expérience ou l’habitude, et ces deux dispositions sont tributaires de la discipline et du fait d’éprouver quelque chose, de le vivre. « L’adab, note Al Mâwardî, est la forme de la raison. Donne donc à celle-ci la forme que tu veux » (Al Mâwardî, Adab al-dunyâ wa l-dîn, op. cit., p. 366). Il existe donc une rationalité intimement liée au processus éducatif, et dont il faudrait préciser le statut : S’agit-il simplement de l’éthos disciplinaire qui aide à brimer les passions de l’âme et à empêcher l’individu de sombrer dans l’animalité, ou bien avons-nous affaire à une forme supérieure de logos englobant toute la pensée de l’agir humain.
Les deux Éthiques d’Ibn Al Muqaffaʿ qui ne sont, au fond, que les maximes de sagesse extraites de Kalila et Dimna, débarrassées de leur support narratif et fabuleux et augmentées des réflexions personnelles de l’auteur, tentent de dessiner le portrait parfait du ‘âqil, de l’homme doué de sens. D’une manière générale, ce portrait retrace les qualités que nous retrouvons chez l’homme qui a réussi à se gouverner lui-même, et qui est devenu capable de diriger la conduite de ceux qui se trouvent sous son commandement. La thématique du gouvernement de soi (syâsat al-nafs ou tadbîr al-nafs) qui n’est autre que la science de l’éthique et la première partie d’un triptyque formant, avec le gouvernement domestique et la direction de la cité, l’ensemble de la science pratique correspond globalement aux exigences de l’adab, de cette formation morale de l’homme qui le prédispose à réussir sa vie privée (dans le cadre du foyer) et sa vie publique (en tant que citoyen). Les maximes des deux Éthiques d’Ibn Al Muqaffaʿ confirment cette lecture : alors que la Petite éthique parle à la troisième personne du ‘âqil, de l’homme doué de raison, et qu’elle établit un bréviaire de la bonne conduite, la Grande éthique, elle, lui présente des maximes sur l’univers du pouvoir et l’éthique de cour. La volonté de présenter une vision systématique de l’éthique se dégage clairement de l’ouverture de la Grande éthique qui s’adresse à l’homme qui cherche à acquérir l’adab (tâlib al-adab) en lui précisant qu’en la matière il faut connaître les fondements (usûl) avant de maîtriser les dispositions secondaires (furû‘). Cette démarche confère à l’adab le statut d’un savoir fonda- mental pour aborder les relations humaines et connaître les principes de la bonne conduite en matière de religion, de dressage du corps, de courage, de générosité, de rhétorique et de règles liées à la vie quotidienne. Ibn Al Muqaffa‘ précise l’objectif de son traité en s’adressant à l’acquéreur potentiel de l’adab en ces termes : « Je vais ici t’inviter à réfléchir sur certains traits de caractère subtils et autant de points dont la compréhension n’apparaît pas de prime abord et que l’expérience de l’âge aurait pu t’enseigner même si tu n’en avais pas été informé. L’objet de mon propos est de te donner les moyens d’exercer ton esprit à adopter les bonnes dispositions qui sont inhérentes à ces points avant que de te laisser envahir par les mauvaises habitudes qui pourraient en découler. Dans sa jeunesse, l’homme a en effet tendance à se laisser surprendre par de nombreux travers, qui, parfois, pourraient prendre de l’ascendant sur lui » (Ibn Al Muqaffaʿ, Al-Adab al-kabîr, trad. par J. Tardy, dans « Traduction d’Al-Adab al-Kabîr d’Ibn Al Muqaffaʿ », Annales islamologiques, 27, 1993, p. 185). Cette définition du programme global de l’adab montre le lien intime qu’il entretient avec l’expérience, et, comme nous l’avons noté plus haut, avec la figure du phronimos. L’éducation, d’après Ibn Al Muqaffa‘ n’est que le moyen de hâter l’acquisition de l’expérience qui doit augmenter avec l’âge, et avec les choses vécues et éprouvées. Or, comme le note Al Fârâbî dans l’Épître sur l’intellect, l’expérience est une donnée fondamentale de la rationalité pratique et des qualités distinctives de l’homme prudent (Al Fârâbî, Risalat fi l-aql, éd. M. Bouygues, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1938, p. 10-11). Par ailleurs, dans sa présentation des différentes acceptions du terme « raison », Al Fârâbî met l’accent sur le fait que dans la culture arabo-musulmane, l’acception commune qui fait que tel ou tel homme est considéré comme doué de raison correspond globalement à celle présentée par Aristote dans le Livre VI de l’Éthique à Nicomaque à propos du phronimos (Al Fârâbî, Risalat fi l-aql, op. cit., p. 4). Il est donc possible de soutenir que l’objectif suprême de l’adab est de former l’homme à cette sagesse pratique qui le prédisposerait à bien délibérer et à bien gouverner, notamment lorsqu’il est chargé de l’exercice d’un métier politique (secrétaire de l’administration, conseiller du prince, ministre, juge, gouverneur de province, etc.).
Un autre texte rédigé par Al Jâhiz un siècle plus tard confirme cette lecture. Dans De la vie future et de la vie terrestre, il examine la question des fondements de l’adab en précisant que ses prédécesseurs ne les ont pas parfaitement élaborés. « Les prédécesseurs » mentionnés par Al Jâhiz sont une allusion à peine voilée à Ibn Al Muqaffa‘ dont il cherche à s’écarter en posant autrement le problème du gouvernement de soi et des autres (De la vie future et de la vie terrestre en matière de conduite (adab), de gouvernement des hommes et de leur commerce, connu sous le titre Kitâb al-âdâb (le Livre des règles de conduite), comme le mentionne T. Al Hajrî dans Majmû rasâil Al Jâhiz, Beyrouth, Dâr al-nahda al-arabiyya, 1983, p. 114). Le point fondamental qui distingue l’approche jâhizienne de celle d’Ibn Al Muqaffa‘ réside dans le fait que le premier rattache le caractère des hommes à deux principes fondamentaux : poursuivre l’utile et écarter le dommage. Or d’après ces principes, tous les hommes sont naturellement portés à « aimer le repos, la douceur de vivre, le cumul des biens, la grandeur, la puissance, la domination, le goût du nouveau, ainsi que le raffinement et tout ce qui est agréable aux sens, comme les beaux spectacles, les odeurs suaves, les mets exquis, les voix réjouissantes et les touchers délectables. La nature des hommes, poursuit Al Jâhiz, déteste le contraire et l’opposé de ce que je viens de décrire » (De la vie future et de la vie terrestre, op. cit., p. 103). Afin de pouvoir les amener à vivre en commun, il leur faudrait donc une éducation (ta’dîb) qui serait fondée sur l’ordre et la défense, lesquels ne peuvent être efficaces que grâce à l’incitation à l’action et à l’inspiration de la crainte, deux principes qui sont enracinés dans leurs tempéraments (De la vie future et de la vie terrestre, op. cit., p. 104). Al Jâhiz précise ensuite que c’est par ces deux principes (inspirer la crainte et faire craindre un châtiment) que Dieu a amené les hommes à Lui obéir et ils sont donc valables pour le gouvernement de la conduite des hommes. « Espoir et crainte, conclut Al Jâhiz, sont donc le fondement de tout gouvernement (tadbîr) et le pivot de toute politique (siyâsa), qu’elle soit grande ou petite » (De la vie future et de la vie terrestre, op. cit., p. 105). L’originalité d’Al Jâhiz par rapport à Ibn Al Muqaffa‘ réside donc dans le fait qu’il a cherché à rattacher les principes de l’éducation à la thématique de l’espoir et de la crainte. Certes, ce point est déjà présent chez Aristote qui affirme dans l’Éthique à Nicomaque qu’il faut éduquer « la jeunesse en prenant pour gouvernail le plaisir et la douleur » (Aristote, Éthique à Nicomaque, livre X, 1172a 21, trad. J. Defradas, Paris, Pocket, 1992). Toutefois, l’idée d’Al Jâhiz ne se limite pas à la question des méthodes employées en matière d’éducation ; elle la déborde pour embrasser la question du rapport entre l’ici-bas et l’au-delà, les principes du comportement dans la vie, et la question de la récompense ou du châtiment célestes. En effet, Al Jâhiz précise avant ce passage que les règles de conduite (âdâb) sont des instruments valables pour l’au-delà comme pour l’ici-bas et que le jugement dernier n’est, en réalité, que la conséquence du comportement dans l’ici-bas (Al Jâhiz, Risâlat al-maâd wa-l maâsh, op. cit., p. 99). C’est donc l’exemplarité du comportement moral dans l’ici-bas qui est le garant du salut de l’individu dans l’au-delà, et le fait d’amener les hommes à cette perfection morale ne peut avoir lieu sans l’intervention des deux principes que Dieu a utilisés pour inciter les gens à Lui obéir et les empêcher de Lui désobéir. Tout en sécularisant ces deux principes, à la manière de Hobbes qui affirme que récompenser et punir sont comme « les nerfs et les tendons qui meuvent les membres et les articulations de la République » (T. Hobbes, Léviathan, trad. F. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, chap. XVIII, p. 340), Al Jâhiz conjoint dans sa réflexion l’éthique et la noétique, la politique et la métaphysique. Tout prince ayant l’ambition de bien gouverner les hommes et d’assurer leur salut, tout pédagogue soucieux d’inculquer les vertus aux enfants serait donc amené à tenir compte de ces deux principes. »
L’auteur : Makram Abbès est professeur en philosophie politique à l’ENS de Lyon (Triangle, UMR 5206). Il a beaucoup travaillé sur la pensée politique des lettrés et des juristes de l’époque médiévale, la philosophie morale et politique en Islam et la théorie de la guerre en Islam. Son ouvrage : Al-Mâwardî, De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’Etat (traduit et édité par M. Abbès), précédé d’un Essai sur les arts de gouverneur en Islam (M. Abbès) (Paris, Les Belles Lettres, 2015) vient d’être récompensé du Grand Prix des Rendez-Vous de l’Histoire du monde arabe 2017.
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