Malek Chebel, L’Islam, de chair et de sang. Sur l’amour, le sexe et la viande, Paris, Librio, 2012

Ma grande question après ma conversion a été de savoir comment allier ma foi et ma vie en mutation : que changer, qu’adapter, que poursuivre. Je ne voulais pour cela pas me fondre dans une conformité imposée mais bien m’appuyer sur des lectures judicieusement choisies et m’amenant à réfléchir et à construire mes propres réponses. Cet ouvrage de Malek Chebel a été pour moi l’un de ces vecteurs de construction de réponses.

Malek Chebel, né en 1953 à Skikda en Algérie, mort à Paris en 2016. Psychanalyste, anthropologue, défenseur de la liberté sous toutes ses formes, traducteur du Coran, il laisse une œuvre prolifique prônant un Islam des Lumières.

Dans l’ouvrage qui nous intéresse ici Malek Chebel cherche à répondre à la question : « l’islam serait-il aussi dynamique et aussi puissant sans son hypothèse sexuelle ? » après « avoir maintes fois constaté l’importance qu’avaient dans l’esprit des musulmans les questions sexuelles, soit parce qu’ils en jouissent pleinement, soit pour les condamner énergiquement. »

« Le Coran évoque le sujet de la chair, du sang et de ses ramifications […] dans plus de 600 versets sur un total de 6218. Ce qui en fait , de loin, le premier des thèmes traités dans le livre sacré, tout juste après Allah. »

Chapitre 1, « L’hypothèse du sang ou le mystère des fluides corporels »

Dans le chapitre 1, « L’hypothèse du sang ou le mystère des fluides corporels », l’auteur explique comment on peut voir dans les rites d’initiations des enfants, des adolescents, les cérémonies où entrent en jeu le sang, la chair comme des opérations de la société sur le corps de ses membres comme pour leur signifier à quel point ils lui sont redevables. Mais aussi le tri entre la viande licite et la viande non licite participe au méta-psychique du rite par le déplacement de la charge liée au « meurtre » soit déplacée sur ce substitut. La loi du talion quant à elle montre « que la violence est inscrite dans le droit musulman ancien. » L’islam n’a rien à voir dans certaines coutumes, comme l’excision, mais sont des habitudes culturelles propres à une communauté. La valeur intrinsèque du sang tient à sa présence ou non, à sa pureté ou non.

Chapitre 2, « L’hypothèse du sperme »

L’auteur entame son chapitre 2, « L’hypothèse du sperme », en indiquant que « d’entrée de jeu, le Coran place tout la sexualité humaine sous la loi masculine, l’éjaculation utile étant l’objectif numéro un. » Le sperme est précieux et ne doit servir qu’à la reproduction. Le sperme est évoqué dans au moins 23 versets du Coran, ce qui montre bien sa place dans l’imaginaire collectif. Dans cette optique, la virginité et la chasteté de la femme sont aussi très importantes, comme garantes du pacte de fidélité, engagement de nature spirituelle. Toujours dans cet ordre d’idée, le célibat est mal vu par la communauté. Même si on demande aux hommes d’être économes de leur sperme, la concupiscence  n’est pas condamnée par l’islam. L’acte de chair est même encouragé. Ce qui rend l’homme si puissant dans le monde islamique, c’est qu’il est le détenteur du précieux sperme permettant d’assurer la pérennité de la famille. Ce sperme trop précieux pour être dilapidé. Cette place du liquide précieux participe là aussi au basculement d’un « corps profane » vers un « corps sacré » (p. 30).

Chapitre 3, « L’hypothèse de la jouissance »

Le chapitre 3, « L’hypothèse de la jouissance », traite du « contrôle social de la religion » dans les pratiques sociales des croyants, comme le mariage. Pas sacralisé comme dans le christianisme, il est toutefois ce qui permet une vie sexuelle « à l’ombre même des règles explicites. » La fornication est encadrée par des hadiths et des règles. Les mouvements du corps, pratiques, émois sont ainsi codifiés, de même que le mariage de déliaison permettant de reprendre plusieurs fois la même épouse. La chasteté est requise pour toute femme et homme, pas forcément associée à un vêtement. Le voile est d’ailleurs lié à l’âge de la femme et à sa conduite, plus par préoccupation de filiation que pour marquer l’autorité. Le contrôle sexuel est total. Face au problème de la recherche de partenaire, l’auteur se pose la question : « Comment peut-on être un bon amant si l’on n’a pas été un bon séducteur ? » Mais certains pensent que la femme se passe de l’étape de la conquête amoureuse. La peur de la femme peut amener à la misogynie. Sauter l’étape de la séduction relève de la « programmation de la fécondité ». Mais le Coran est aussi un livre d’amour spirituel et profane et traite de tous les problèmes de la vie amoureuse et sexuelle, à l’image de la répudiation à laquelle est dédiée une sourate entière.

Chapitre 4, « L’hypothèse de la nudité »

Le chapitre 4, « L’hypothèse de la nudité », traite tout d’abord de la nudité d’Adam et Eve. Ils ont été créés par Dieu avec une liberté quasi-totale. Ce n’est qu’une fois qu’ils ont goûté le fruit défendu qu’ils prennent conscience de leur nudité et se couvrent les organes génitaux de feuilles. Dieu dit alors :

« Ô fils d’Adam, Nous avons fait descendre sur vous des vêtements et des parures afin que vous cachiez votre nudité. Mais le vêtement de la piété est préférable pour vous. » (Coran, VII, 26).

Le tabou de la nudité masque la peur de l’organe vaginal, source de vie, donc de fantasmes et de rituels. Il y a une équivalence masquée entre l’hymen qui cache qui cache l’invisible et le voile qui couvre le visible. Cette peur peut aller jusqu’à la gynophobie, peur inconsciente de la femme au-delà de la faute religieuse. Hormis dans le cadre de certains métiers et chez les artistes, le corps n’est pas une source de connaissance. La religion oppose la pureté à la souillure, un corps de figuration purifié à la nudité qui reste la transgression. Mais la nudité ne suffit pas à elle-même et a besoin d’artifices (tatouages, henné…).

« Cette tentation à vouloir assujettir la problématique de la nudité à celle du beau, avec ses inséminations propres, a fonctionné comme une culture de résistance et une affirmation de la société des hommes, avec ses codes, ses rituels, son panthéon profane, et sa récurrence. C’est dire que chez la femme, le conflit entre moi et surmoi, entre intérieur et extérieur, entre féminité et nudité, entre nudité et voilement, est réactualisé par l’interdiction du paraître. L’être féminin y est alors potentiellement mythifié. Aussi, au moment où la nudité convoque la femme à la surface, en un lieu que le voile annule de manière fantasmée et mimétique, la sémantique, elle, anéantit ce projet en démultipliant la turgescence du corps voilé qui devient par là même plus subversif qu’il ne l’est réellement. »

L’exposition du nu féminin de notre époque (cinéma, télé, pub…) équivaut à un « démenti sévère de la thèse islamiste ». « La femme musulmane aspire à maîtriser son corps et sa sexualité ».  Cela viendra en son temps.

Je fais une parenthèse dans ce compte-rendu pour exprimer le fait ce que chapitre m’a tout particulièrement aidé. En tant que femme convertie j’ai eu du mal, et j’en ai encore parfois, à trouver mes marques dans la oumma, surtout quand la conversation entre « copines de mosquées » tournait autour du halal et du haram pour initier la nouvelle convertie, et qu’au final j’avais l’impression d’être écrasée sous le poids des obligations, alors que j’ai toujours préféré me faire propres opinions. J’ai donc très vite lu et relu ce livre après ma reconversion.

Chapitre 5, « L’hypothèse des houris »

Dans le chapitre 5, « L’hypothèse des houris », l’auteur relève que c’est quand on parle du paradis que le postulat sexuel explose littéralement. Pour l’homme, le paradis est conçu comme un « aboutissement de la nécessité de jouir de tout et sans entraves, une récompense. »

« Le message est donc clair : adoptez l’Islam, et jouissez autant que vous le pouvez, la femme étant le partenaire conciliant rêvé par tous les hommes ici-bas, mais rêve qui ne se réalise que pour certains d’entre eux dans l’au-delà. Dans la loterie du bon croyant qui, par la grâce de Dieu, passe de la soumission totale à la jouissance absolue, se réalise une certaine forme de démesure de l’Islam. »

La houri n’est pas un être humain, elle n’a aucune liberté ni les signes de la vie des femmes du monde (organes, défauts, etc.). Elle nait de la parturition divine, c’est-à-dire d’une intention délibérée de Dieu : « Et dire que cette houri est le plus grand fantasme du monde arabe et de l’Islam. »

Chapitre 6, « L’hypothèse de la pureté »

Le chapitre 6, « L’hypothèse de la pureté », met en avant le fait que la communauté soit organisée autour d’un pacte de pureté virtuelle autour du sang, du sacrifice, de la circoncision (jamais citée dans le Coran), pour valider la « pureté ». L’animal à viande rouge vidé de son sang sacrifié lors des cérémonies est une promesse de vitalité, associée à la pureté. Le sang est l’un des tabous les plus anciens, préislamique. L’union par le sang ressemble à l’union par la chair. Dans certaines parties du monde, le linge souillé par la jeune marié sert encore à confirmer le mariage, plus encore que le passage devant l’imam.

« Insistons sur le fait que l’hypothèse de la pureté entretient des liens très conséquents avec l’hypothèse du sang, car l’une et l’autre garantissent la conformité du désir et de la sexualité que les anciens arabes entretenaient conjointement. »

Chapitre 7, « L’hypothèse de la luxure »

Le chapitre 7, « L’hypothèse de la luxure » montre que le Coran ne parle que de façon marginale de la polygamie, mais laisse la porte ouverte aux polygames avec quelques petits aménagements. Ce principe de polygamie est intrinsèquement misogyne. Mais la misogynie la plus insidieuse est celle du commun des mortels, le vulgum pecus. Chez le misogyne la polygamie est souvent mentale, n’existant que dans la tête de l’homme, qui se trouve au « cœur d’un monde de luxure ». « En Islam, la luxure est un plaisir par substitution, une métaphore inversée du manque », que la recherche aboutisse ou non. De nos jours les fanatiques s’attachent à cantonner les fantasmes dans une sphère abstraite. Le roman toutefois résiste, en attendant les mutations à venir.

Conclusion

En conclusion l’auteur nous précise que le Coran tantôt permet, tantôt interdit, selon les types de lecture. Il y a une faible frontière entre « la bienséance des rituels et leur propre dépassement. » Le Coran est une synthèse de plusieurs manuels savants : médecine, embryologie, jurisprudence, sexologie….

« Une conclusion s’impose : si l’Islam s’est développé à la vitesse avec laquelle il l’a fait depuis quatorze siècles, et en particulier durant les dix premières années à Médine, c’est parce que les hommes y ont vu l’avantage que comportait pour eux, de manière ponctuelle ou durable, cette dimension sexuelle de la doxa coranique telle qu’elle fut prêchée par le prophète Mohammed, un homme qui aima la chair au point de la populariser dans tous les milieux sociaux, et de la sacraliser. »

Dans l’islam, il n’existe pas de corps abstrait, mais un « hymne à la chair, un appel au plaisir et une valorisation constante de la jouissance au service de Dieu. » L’individu subit beaucoup d’orientations non coraniques mais sociales, culturelles, historiques. Dans une évolution de la société conservatrice, le sujet se trouve dépouillé de ses choix, voire infantilisé.

On ne peut comprendre les blocages et mauvaises interprétations sans l’hypothèse sexuelle, car ce qui relève de la sexualité relève de l’idéologie qui elle-même relève du politique. L’infériorité de la femme et toutes les traditions allant avec sont encore instituées dans des pays où le droit personnel est lié directement à la charia, alors qu’elle n’existe plus que comme un mythe fondateur. Les luttes idéologiques « opposent les fondamentalistes aux réformistes, les femmes à leurs bourreaux, et les misogynes aux tenants de l’autonomie réelle du sujet. »

Grâce à mes lectures et discussions à la mosquée et en dehors, je pense que par ma conversion, lors de laquelle j’ai choisi de me rapprocher des nouveaux mutazilites, je me suis retrouvée à un point idéal pour observer un islam en mutation, où se côtoient des pratiques extrêmement différentes, même si cette mutation est lente. Ce livre fait partie de ceux qui établissent un constat sans concession tout en donnant espoir en l’islam de demain. Un livre que je recommande de lire et même relire pour des piqures de rappel ou quand on se sent mutazilite solitaire.