Voici un extrait du livre de Cheikh Bouamrane, où l’auteur nous décrit le rapport d’Averroès avec le mutazilisme (Le problème de la liberté humaine dans les pensée musulmane, solution mu’tazilite, Paris, Vrin, 1978, p. 318-321) :

« Les philosophes musulmans de l’Espagne ont-ils eu une connaissance directe du mutazilisme ? Ibn Rushd (Averroès, m. 1198) prétend, comme on l’a vu, que les écrits mutazilites ne leur seraient pas parvenus. Une telle affirmation est d’autant plus surprenante que le philosophe de Cordoue cite à plusieurs reprises les théories mutazilites qu’il connaît fort bien. Dans ses Manahij en particulier, il mentionne le mutazilisme parmi les doctrines qui existent à son époque.

En exposant les preuves de l’existence de Dieu, il passe en revue les écoles littéraliste, ashʿarite, soufie, mutazilite, et matérialiste. Les critiques sévères qu’il adresse à l’ashʿarite reproduisent en grande partie l’argumentation mutazilite, qu’il s’agisse de la volonté contingente ou éternelle, de la permanence des lois naturelles ou de la sagesse et de la justice divine. Il critique la méthode d’interprétation ashʿarite, en répétant pratiquement les mêmes arguments que les auteurs mutazilites postérieurs à Ashʿarī. Dieu dit : « Notre parole, lorsque nous voulons quelque chose est de lui dire : « Sois ! Et elle est » (16:49). Ce verset signifie que Dieu veut une chose au moment où elle doit exister et qu’Il ne la veut pas en dehors de ce moment-là. En d’autres termes, la volonté de Dieu est contingente et ne peut être éternelle. C’est là une position mutazilite qui nous est familière. Les mutazilites, dit-il encore, considèrent que la parole est l’œuvre de celui qui parle. C’est pour cette raison qu’ils soutiennent que le Coran est créé, alors que les ashʿarites affirment le contraire. Plus loin, il expose la théorie mutazilite des attributs de Dieu. Il la préfère à celle des traditionnistes : « Cette opinion, dit-il, est plus proche de la vérité que celle des Ashʿarites. Celle des philosophes ne diffère pas beaucoup de celle des mutazilites. »

Ailleurs, il déclare que l’argumentation mutazilite est généralement plus solide que celle des ashʿarites. Il adopte la méthode rationnelle dans l’interprétation des textes parce que la religion musulmane, dit-il, invite à une étude rationnelle et approfondie de l’univers, comme plusieurs versets coraniques le montrent : « Ô vous qui êtes doués d’intelligence, tirez donc une leçon de cela » (59:2) ; « N’ont-ils pas considéré le royaume des cieux et de la terre et toutes les choses créées par Dieu ? » (3:85). D’après ces textes, Ibn Rushd conclut qu’il est obligatoire de faire usage de la démonstration rationnelle ou rationnelle et religieuse à la fois. La raison humaine et la révélation religieuse ont la même source : l’une et l’autre émanent de Dieu et expriment la même vérité ; elles ne peuvent se contredire, car la vérité ne saurait être contraire à la vérité. L’analyse approfondie des rapports de la religion et de la philosophie dépasse le cadre de ce travail. Il suffit de renvoyer aux ouvrages de L. Gauthier et Mahmûd Qâsim.

Sur le problème de la liberté humaine, la position d’Ibn Rushd est pratiquement identique à celle des mutazilites. Le point de départ est le même. Il s’agit de concilier les versets qui affirment d’une part, la toute-puissance de Dieu et, d’autre part, ceux qui admettent le libre-arbitre de l’homme. Cette contradiction apparente, dit-il, peut être surmontée si l’on considère le texte coranique dans son ensemble. Il passe en revue les différents versets et les hadiths habituellement cités à l’appui de l’une ou l’autre des thèses en présence. Dans la critique des textes, il se conforme à la méthodologie mutazilite et remarque que les jabrites (qui ne croient pas au libre arbitre), en général, et les ashʿarites, en particulier, ont tort d’affirmer que l’homme n’est pas réellement l’auteur de ses actes. Si nous supposons, dit-il, « que l’homme n’est pas libre dans ses actions, il en résulte nécessairement qu’il est contraint de les accomplir, car il n’y a pas d’intermédiaire entre la contrainte et la liberté. » En effet, ajoute-t-il, « l’homme ne peut supporter ce qui dépasse ses forces. »

A propos de la justice ou de l’injustice de Dieu par rapport à l’homme, l’opinion des ashʿarites lui paraît étrange et inacceptable, aussi bien pour la raison que pour la foi. Ils prétendent que la justice diffère selon qu’elle s’applique à Dieu ou à l’homme. Ce dernier, disent-ils, peut être qualifié de juste ou d’injuste selon les critères du texte révélé, tandis que Dieu ne peut être traité d’injuste, même s’il s’agit d’une manière qui nous paraît arbitraire. Cela revient à dire que la justice en soi n’existe pas. L’argumentation d’Ibn Rushd rejoint celle des docteurs mutazilites. Il reconnait que Juwayni s’est écarté de l’ashʿarisme primitif en fondant sa théorie sur l’impossibilité d’imposer à l’homme ce qu’il ne peut pas faire. Il se réfère en particulier à la Risala Nizamya de Juwayni que nous avons déjà citée. Si l’homme n’est pas libre, il est absurde de lui demander des comptes ou de le châtier. En bref, la doctrine déterministe est en contradiction avec les données de la raison humaine. Nos actions s’accomplissent dans la mesure où nous le voulons. Aucun obstacle extérieur ne s’y oppose ; il s’agit là de nos actes volontaires. Ce que certains appellent prédestination n’est pas autre chose que les phénomènes naturels qui échappent à notre prise. Il faut donc distinguer les actes qui dépendent de notre volonté de ceux qui relèvent des lois naturelles.

En d’autres termes, Ibn Rushd adopte le même point de vue que le mutazilite Tawhidi :

« Si l’on considère les phénomènes naturels, on doit admettre le déterminisme : si l’on considère, au contraire, l’activité humaine, on doit convenir que l’homme est libre de ses actes et de ses choix. »

Le déterminisme de la nature n’exclut donc pas la liberté humaine. Il ressort de tout ce qui précède qu’Ibn Rushd connaît parfaitement les théories mutazilites.

Pourquoi a-t-il donc nié cette évidence ? « Quant aux mutazilites, dit-il, rien ne nous est parvenu de leurs livres dans cette presqu’île (Espagne). » Nous avons montré que le mutazilisme s’est répandu très tôt en Andalousie, soit par l’itinéraire que les savants et chercheurs du Proche-Orient ont suivi pour arriver en Espagne, à travers les grands centres culturels de Qayrawan (Kairouan), Tahert, Fès et Cordoue, soit par les voyages d’études que les Andalous ont accomplis, en se rendant à Bagdad ou à Basra. Ibn Hazm (m. 1063), prédécesseur d’Ibn Rushd, utilise largement les sources mutazilites dans son Fisal.

Ces sources auraient-elles disparues entre le XIe et le XIIIe siècle ? Il est vraisemblable qu’Ibn Rushd, au moment où il compose son traité des Manahij, éprouve des craintes légitimes à avouer sa connaissance des textes mutazilites. L’hostilité bien connue des milieux orthodoxes à l’égard du mutazilisme explique cette attitude curieuse d’Ibn Rushd, d’autant plus qu’il est déjà persécuté pour ses idées philosophiques. »