Pour lire la première partie de cette chronique
Un retour en arrière permet de mieux appréhender le changement qui a été opéré dans le monde musulman. L’analyse qui suit n’a pas vocation à être exhaustive, elle permet simplement de situer les grands bouleversements qui ont permis aux jihado-salafistes de s’imposer sur la scène mondiale.
Origines
A la mort du Prophète (sws), un groupe s’est particulièrement illustré dans sa manière à tuer au nom de Dieu. Le kharijisme est une des premières scissions politiques que l’islam a connue. Lors de la confrontation entre le gendre du Prophète (sws) Ali et Mu’âwiya pour la succession du pouvoir, un troisième groupe a reproché à Ali d’avoir accepté un arbitrage avec son adversaire : les kharijites.
Ces derniers se séparèrent ensuite entre groupes quiétistes (ibadites et sufrites) et activistes (azraqites). Les kharijites élaborèrent une doctrine qui sera la base même du discours jihadiste actuel : le takfirisme. A la base construite pour sortir un musulman de l’islam lorsqu’il a commis un grand pêché, les azraqites élargirent ce principe pour justifier le meurtre d’un musulman opposant. Cette mouvance a fini par disparaitre, l’idéologie jusqu’au-boutiste n’a pu survivre qu’un temps.
Quelques siècles plus tard, un théologien, cette fois-ci sunnite, va réutiliser ce principe en appelant au meurtre un certain nombre d’adeptes d’autres écoles (madhab). Ibn Taymiyya va s’opposer à presque tous les théologiens d’époque et son extrémisme vont le conduire rapidement à l’emprisonnement.
Histoire contemporaine
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le Moyen Orient, ainsi que la majorité du monde musulman est touché par une vague laïque. Les partis panarabiques (dont le parti Baath) ont pignon sur rue et s’attèlent à la modernisation de ces pays. Malheureusement, la démocratie n’est pas à l’ordre du jour. Trois contextes vont déconstruire cette avancée.
1/ Arabie saoudite
La naissance du wahhabo-salafisme est d’abord caractérisée par l’opposition au pouvoir ottoman du 18eme siècle. Mohammed ibn Abdelwahhab va lui-même revendiquer sa filiation avec la doctrine d’Ibn Taymiyya et rompre avec son environnement. S’alliant à Mohammed Ibn Saoud, le fondateur de l’État saoudien, la nouvelle doctrine va s’installer durablement en Terre sainte et éliminer toute concurrence.
Lors de la découverte d’importants gisements pétroliers, un accord va sceller l’alliance américano-saoudienne à bord de l’ISS Quincy le 14 février 1945. C’est alors que, fort de cet accord, l’Arabie Saoudite fonde la Ligue islamique mondiale en 1962 et s’attèle à propager cette idéologie dans tout le monde musulman. A titre d’exemple, cette association va construire un certain nombre de mosquées, et ce même en Occident (dont la fameuse grande mosquée de Bruxelles) afin de diffuser le « véritable » islam. A noter que l’origine saoudienne du mouvement permet de crédibiliser l’idéologie. Ce qui vient de La Mecque est donc forcément véridique, logique et incontestable, alors que cette affirmation n’a aucune base théologique. Cet aspect est très important dans l’imaginaire collectif.
2/ Iran
L’Iran, dans son contexte révolutionnaire, va permettre l’émergence d’un islam politique. En opposition au Shah Mohammad Reza Pahlavi, de nombreux révolutionnaires rêvent de prendre le pouvoir. L’idéologie chiite de Khomeini parvient finalement à s’imposer et celui-ci fonde la République islamique d’Iran.
3/ Frères musulmans
Hassan Al Banna crée la confrérie en Égypte en 1928 suite à l’effondrement du califat ottoman. Contrairement aux deux idéologies précitées, les Frères musulmans ne sont pas financés par un État. En effet, ce groupe n’a jamais réellement pu prendre le pouvoir. Sous Nasser, le mouvement a été dissous et ses membres emprisonnés. Par la suite toléré par le pouvoir de Moubarak, le mouvement a conquis brièvement la présidence dans le sillage des révolutions arabes. L’armée reprend la main et réprime férocement les Frères musulmans.
Bien que provenant de la même base, la doctrine des frères se différencie quelque peu du wahhabisme sur la fidélité royale et surtout sur la prise du pouvoir. Là où les frères vont créer des syndicats et partis politiques, les wahhabites se contentent de construire des mosquées et de se concentrer sur la prédication.
Moyens étatiques
Après cette brève analyse historique, il est important d’évoquer que ces deux États, accompagnés des Frères musulmans fondent la base idéologique du jihado-salafisme. Les Frères musulmans, après l’implacable répression de président égyptien Nasser en 1954, s’allie au mouvement iranien de Khomeini, lequel va reprendre les codes et l’idéologie des frères musulmans. A noter que le mouvement égyptien reçoit le soutien des États-Unis.
Lors de la prise de pouvoir des islamistes en Iran, des groupes terroristes sont rapidement créés en zone chiite du monde arabe, principalement au Liban. Ce pays se confessionnalise déjà suite au conflit avec Israël, le terreau est donc fertile et propice à la création de ce genre de mouvement. Le Hezbollah, créé en 1983, attaque plusieurs fois les forces armées américaines et française. La première attaque suicide se déroule le 11 novembre 1982 et fait d’une centaine de morts. Le mouvement chiite nie tout d’abord en être l’instigateur car se suicider est encore inacceptable dans la rue arabe. La suite est connue, l’attentat suicide entre dans les mœurs et devient l’arme du pauvre dans l’imaginaire musulman.
Leviers de crédibilité
Plusieurs évènements intervenus au cours du XXe siècle permettent d’appréhender la montée en puissance de cette idéologie.
1/ La Naqba et guerres israélo-arabes (1948, 1967 et 1973)
La Naqba (catastrophe) est l’appellation arabe de l’indépendance israélienne intervenue en 1948. La création d’un État juif est vécue comme une véritable humiliation par la rue arabe. Non seulement des centaines de milliers d’indigènes sont expulsés de chez eux, mais le sentiment d’impuissance des états arabes réveille la vieille rancœur contre l’Occident. En effet, celui-ci est jugé complice des Israéliens. Néanmoins, tout n’est pas si simple, le groupe terroriste juif Irgoun commandite l’assassinat du Lorde Moyne et se rend coupable de l’attentat de l’hôtel King David du 22 juillet 1946 (91 morts), et ce afin de maintenir la pression sur le gouvernement britannique.
Les guerres israélo-arabes qui s’en suivirent (1967 et 1973) décrédibilisèrent les pouvoirs laïcs arabes. Cette humiliation de trop est très mal vécue en terre musulmane et laisse un boulevard aux frères musulmans.
2/ La guerre d’Afghanistan (1979 à 1989)
Cette guerre qui débute en 1979 et prend fin dix années après est surnommé le « Vietnam soviétique ». Afin de stopper l’influence communiste sur la région, les États-Unis, le Pakistan ainsi que l’Arabie Saoudite aident la guérilla locale à chasser l’occupant. Non seulement l’aide financière et matérielle abonde pour mettre en échec l’armée rouge, mais l’Arabie Saoudite proclame le jihad armé, notion jusque-là oubliée. Des milliers de combattants musulmans viennent grossir la résistance afghane. La guerre tourne à l’avantage des afghans et les soviétiques sont contraints à quitter ce pays humiliés.
C’est à cette époque qu’une formidable propagande se met en place pour faire état de témoignages évoquant des « miracles » sur le champ de bataille. L’effervescence jihadiste est à son comble et l’imaginaire musulman fête enfin une victoire. On oublie très souvent que cette victoire est largement due au relief unique de ce pays et aux armes particulièrement modernes livrées par les USA.
Finalement, et comme le prétendent les prédicateurs saoudiens, seule la religion permet aux musulmans de vaincre, et non pas une quelconque avance technologique ou tactique. Afin d’établir le rapprochement, ils n’hésitent pas à évoquer la parole du Prophète (sws) :
« Lorsque vous pratiquerez la vente ‘Al ‘Ina ‘, que vous attraperez les queues des vaches, que vous serez satisfaits de l’agriculture et que vous délaisserez le jihad, Allah fera s’abattre sur vous une humiliation qu’il ne retirera pas jusqu’à ce que vous reveniez à votre religion » (Sunan Abou Daoud, Vol. 4, Livre 24, Hadith 3455)
‘Umar Ibn al-Khattâb (deuxième calife) aurait aussi dit ceci :
« Nous étions certes le plus humilié des peuples et Dieu nous a donné la puissance par l’islam. Si jamais nous recherchons la puissance dans une chose autre que ce par quoi Allah nous l’a donné, alors Allah nous humiliera » (Al Hakim et Al Dhahabi)
3/ La guerre du Golfe (1991)
Plus récente, cette guerre a eu un effet cataclysmique sur la rue arabe et islamique dans son ensemble. Le camouflet subi par Saddam Hussein, qui bénéficiait d’un large soutien de la base, fini par décrédibiliser le nationalisme laïc aux yeux du peuple arabe.
Comment justifier cette défaite alors que des moudjahidines ont gagné en Afghanistan ? Finalement, tout est dit, l’évocation de la parole de ‘Umar semble prémonitoire et parfaitement corroborer la situation désastreuse dans laquelle le monde musulman semble engluée. Suite à cet évènement, des groupes jihadistes essaient partout de prendre le pouvoir : Libye (Groupe islamique combattant en Libye en 1995), Algérie (Groupe islamique armé en 1992) et Afghanistan (Mouvement des talibans en 1995).
4/ 11 septembre 2001, guerre d’Afghanistan et seconde guerre du Golfe
Contrairement aux groupes jihadistes précités, un mouvement retient l’attention tant son discours est novateur. Al Qaïda est, pour la première fois, porteur d’un volonté globalisante et non plus locale. Il ne s’agit plus de renverser des gouvernements impies à leurs yeux, mais de combattre l’Occident et fonder un califat planétaire à terme. L’attentat du World Trade Center de 1993 ainsi que celles des ambassades américaines en Afrique du 7 août 1998 va diffuser la nouvelle idéologie. Al Qaïda adopte en partie le concept globaliste des frères musulmans et son organisation interne, les attentats suicides du Hezbollah chiite et le rigorisme wahabo-salafiste des saoudiens. Ce groupe ne s’appuie non pas sur des états, mais sur des dons de riches mécènes du Golfe.
Le cocktail idéologique est très attractif mais encore trop peu connu. Il faut une action d’envergure pour se révéler au monde et le 11 septembre 2001 va principalement servir à cela. Quand bien même Al Qaïda finira balayé par les troupes de l’Alliance du nord, aidés par les bombardements américains, l’ancrage idéologique est à présent solide. On évoque plus la fameuse citation de ‘Umar, revenir vers Dieu est désormais acquis. La défaite militaire est largement acceptée et justifiée idéologiquement. Les moudjahidines ne perdent jamais : s’ils gagnent militairement, la providence divine est avec eux. Par contre, s’ils perdent, le divin l’aura voulu et ils gagneront de toute façon le paradis.
La seconde guerre du Golfe finira par définir les décennies à venir. La branche irakienne d’Al Qaïda innove encore (en contradiction avec le pouvoir central basé en zone pakistano-afghane) en renforçant son extrémisme et devint par la suite l’État islamique en Irak en 2006. Le but n’est plus de porter une action en Occident mais de conquérir des territoires, la déliquescence irakienne et la guerre civile syrienne lui permettront de faire main basse sur un territoire à cheval entre ces deux pays. L’ennemi est désormais le non-sunnite. Par la même occasion, son territoire permet de briser la frontière fantoche entre ces deux pays (hérités des accords de Sykes-Picot), ce qui lui donna une certaine aura dans la rue arabe.
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