Nous avons vu dans un précédent article que ce que l’on traduit par loi divine (sunnat Allâh) n’est pas seulement une loi qui n’aurait pour but que de nous asservir dans une condition immuable sans possibilité de changer, mais que cette loi, par son étymologie arabe, inclurait l’idée de formation et d’aiguisement.
C’est comme si l’Homme, en s’appropriant cette loi, cette nécessité de se perfectionner, l’incorporait à lui-même et ainsi devenait autonome pour créer de nouvelles lois.
En effet, l’autonomie signifie se donner sa propre loi : auto– « soi-même », nomos « loi, règle ». Le but étant de mettre fin à l’hétéronomie : le fait d’obéir à des règles venues de l’extérieur de soi. L’Homme, selon cette acception de la sunna, doit être capable de se donner à lui-même ses propres lois, de se discipliner en aiguisant sa forme grâce à ses propres capacités offertes par Dieu. L’objectif étant d’abord que chacun fasse ses choix spirituels en fonction de ses propres besoins. Le but est de faire preuve de discernement (discerner ce qui est bon ou mauvais pour soi) et de raison quant à ses besoins en matière de spiritualité ; besoins qui peuvent évoluer en fonction de chacun et au cours du temps.
Tout ceci est paradoxal au premier abord. La liberté se définit pour certains comme l’absence de contrainte et donc de loi. Au premier abord, être libre signifie décider par soi-même, exercer son libre-arbitre selon ses propres désirs. La loi et la soumission semblent être une contrainte subie et venir de l’extérieur. Certains interprètent la loi de Dieu ainsi : venant du plus haut, Dieu, l’Homme doit s’y soumettre et l’accepter sans se rebeller, en se transformant en une sorte d’esclave de Dieu.
Or, si l’on comprend la loi comme une sorte de discipline pour se forcer à garder un cap en accord avec soi-même, on peut voir le lien entre loi et liberté. Par exemple, si l’on veut jouer d’un instrument de musique, il est nécessaire de s’obliger à s’entraîner régulièrement, de s’imposer une discipline pour ensuite pouvoir dire « je suis libre de jouer de cet instrument » ou « je peux m’exprimer par la musique librement car j’ai appris à en jouer ». C’est souvent l’absence de discipline qui empêche de s’exprimer et d’accomplir sa liberté.
Liberté et libre-arbitre ne signifient donc aucunement irresponsabilité et désordre. La loi, ou plutôt la discipline, serait l’instrument d’une liberté particulière : l’autonomie. Décider d’être libre, c’est être autonome : c’est faire l’effort de se donner les moyens d’obtenir ce que l’on veut, en s’obligeant à être le plus constant possible. Cela rejoint encore l’étymologie du terme sunna : qui renvoie au fait de se mettre en chemin, d’aiguiser et de polir son âme pour en ressortir une forme magnifiée et un comportement droit et juste. De même que le terme ‘adala utilisé pour désigner la formation d’Adam (Coran, 82:7) rejoint l’idée de se redresser pour se former. En bref, la contrainte rendrait libre à condition qu’elle soit comprise et assimilée pour la transformer en autonomie grâce à un travail éducatif.
Cela fait donc directement penser à l’éducation qui en effet implique une contrainte, une discipline mais dont l’objectif est l’autonomie, le sens critique et l’amélioration de soi. Nietzsche (Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, IVe conférence) a dit :
« L’homme vraiment cultivé possède donc ce bien inestimable de pouvoir, sans rupture, rester fidèle aux instincts contemplatifs de son enfance et d’atteindre par-là à un calme, à une unité, à une cohérence et à une harmonie dont celui qu’attire la lutte pour la vie ne peut pas même avoir une idée. »
C’est la notion de « calme, unité, cohérence et harmonie » qui saute aux yeux dans ce passage : la culture permettrait à l’individu d’être harmonieux, cohérent, de retrouver son unicité et ainsi un calme et une sorte de félicité. L’islam, comme toutes les spiritualités et philosophies du monde, est si universel que le thème de l’Unité (tawhîd en arabe) revient dans cet extrait de Nietzsche. Nous tous appartenons à une même humanité dont les plus grandes sagesses et philosophies tendent à se réunir vers les mêmes intuitions sur la condition humaine.
Il est amusant de constater qu’une autre signification de la racine sa-na-na (qui a donné le terme sunna) à la VIIIe forme verbale signifie le fait d’être très-gai, de bonne humeur et d’être vivace. Comme si suivre une règle, une discipline permettait ce calme, cet apaisement à condition que cette règle nous revivifie, nous redresse et ne nous abaisse pas. Cela fait penser à la fin de la sourate 89 « L’Aube » (27-30) :
« Ô toi, âme apaisée ! / Retourne à ton Enseigneur, satisfaite et agréée ! / Entre donc parmi Mes serviteurs, / Entre dans Mon Paradis. »
Ainsi, entrer dans ce Jardin paradisiaque, c’est entrer dans un état de conscience supérieur, qui inspire la félicité, la joie et l’apaisement. Cela n’est permis que par la mise en culture de l’âme, l’acte de se cultiver, de s’éduquer, de sortir hors de soi et ainsi s’élever à un degré supérieur pour ne plus être aveuglé. Cultiver ce Jardin, c’est cultiver son âme et l’élever. Dans cette acception, le sens du Paradis se transforme en un état de conscience accessible ici-bas et pas seulement dans l’au-delà.
Nietzsche évoque aussi l’idée d’harmonie et de cohérence que l’on retrouve encore une fois dans les termes cités dans un article précédent pour désigner l’action de formation d’Adam. Dieu a lui aussi fait en sorte que la forme adamique soit la plus harmonieuse et cohérente en répartissant avec équité la matière.
L’éducation comme nous l’avons dit précédemment est le fait de « conduire hors de ». Il s’agit de sortir de ses habitudes, de ses préjugés, de prendre du recul sur son environnement proche et d’acquérir un sens critique. Le Mythe de la Caverne de Platon évoque aussi ce passage d’un état de conscience à un autre puisque l’éveillé doit briser ses chaînes pour sortir de cette caverne qui lui cache la Vérité.
La liberté s’apprend, l’Homme ne naît pas libre, il le devient. Il ne sert donc à rien de dire à tout le monde : « Sois libre ». C’est l’éducation qui permet d’être libre et autonome. Mais, à une condition : que cette éducation ne soit pas là pour mécaniser l’individu, mais lui permette à terme de créer ses propres règles, sa propre discipline plutôt que de lui apprendre à être un esclave incapable de s’affranchir de son maître.
Des philosophes comme Kant ont évoqué l’idée d’un état animal de l’Homme, celui qui est soumis à ses désirs, et en est l’esclave (Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. Alexis Philonenko, Vrin, 1967, p. 69-71) :
« La discipline nous fait passer de l’état animal à celui d’Homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’Homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct, et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres. L’espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l’humanité. Une génération fait l’éducation de l’autre. »
Selon Kant, c’est donc cette loi, cette discipline qui nous fait nous accomplir ; mais cette discipline doit venir de nous-même. L’Homme doit se discipliner pour se perfectionner. Il continue ainsi (Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. Alexis Philonenko, Vrin, 1967, p. 69-71) :
« L’Homme est la seule créature qui soit susceptible d’éducation. Par éducation l’on entend les soins (le traitement, l’entretien) que réclame son enfance, la discipline qui le fait Homme, enfin l’instruction avec la culture. Sous ce triple rapport, il est nourrisson, élève et écolier. »
Kant affirme que l’Homme doit sortir de l’état d’enfance, celui de la naïveté face à son environnement. Il doit aller au-delà de cet état animal, esclave de ses désirs, pour entrer dans l’état d’Homme, pour accomplir l’humanité qui est en lui. Cet effort constant de l’Homme pour se discipliner, garder son cap et sa destination se retrouvent dans le Coran avec une terminologie faisant référence à cette idée de cheminement : sabîl, sirât al-mustaqîm, hadâ, sharafa, sunna, sharîʽat… Le chemin est aussi une loi, une règle à suivre, et on peut le dire ici : une discipline éducative. Son but n’est pas de contraindre pour soumettre mais de guider pour élever plus haut l’Homme. Enfin, ce chemin n’est pas déjà tout tracé, c’est à l’Homme de le débroussailler pour s’accomplir.
Dans son Traité de pédagogie (1803, pp. 35 sq.), Kant dit :
« La discipline transforme l’animalité en humanité. (…) La discipline empêche que l’Homme soit détourné de sa destination, celle de l’humanité, par ses penchants animaux. Elle doit par exemple lui imposer des bornes, de telle sorte qu’il ne se précipite pas dans les dangers sauvagement et sans réflexion. La discipline est ainsi simplement négative ; c’est l’acte par lequel on dépouille l’homme de son animalité ; en revanche, l’instruction est la partie positive de l’éducation. »
Selon Kant, il y aurait deux étapes dans l’éducation : la discipline (accepter d’obéir à des règles) puis l’instruction : le but est alors de parvenir à la culture, d’atteindre sa destination : l’humanité.
Mais comment concrètement atteindre cela ? N’y a-t-il pas un risque de se retrouver seul avec soi-même, perdu au milieu de tant de liberté ? Ne doit-on pas recourir à l’aide des autres comme Kant le suggère ci-dessus ? Qui peut nous aider : des amis, des enseignants, des clercs, des maîtres spirituels ? Comment ne pas tomber alors dans l’esclavage d’un enseignement particulier ? Quel doit être le comportement du « maître » ?
Pour rendre autonome son disciple, le maître ne doit pas simplement soumettre par la loi et sa discipline, il doit progressivement disparaître et laisser place à ce nouvel Homme une fois qu’il le juge suffisamment formé. Ce maître doit être bienveillant envers son élève. C’est ce que Dieu a fait en donnant son héritage à Adam et le droit de le remplacer sur Terre. Mais il ne l’a fait qu’après l’avoir instruit des noms de tous les êtres qu’il avait créés et après avoir achevé sa formation.
Le terme instruction vient du latin instruere qui signifie « assembler, élever, bâtir, munir, outiller ». Il s’agit là de l’ensemble des connaissances, des savoirs et des notions à acquérir pour se cultiver et devenir libre. S’instruire, c’est acquérir une science, un contenu. D’ailleurs, le terme ʽalama est beaucoup utilisé dans le Coran pour évoquer le moment où Dieu apprend les noms des êtres à Adam et ainsi instruit son disciple. ʽAlama a donné ‘ilm, qui désigne la science. Après avoir modelé, discipliné et arrangé harmonieusement Adam, Dieu l’a instruit. Le terme rakkaba (Coran, 82:8) implique d’ailleurs de composer quelque chose de complexe faisant référence au fait d’assembler et d’outiller. Cela rejoint l’idée du terme latin instruere.
Le terme arabe thaqafa est aussi utilisé pour désigner l’instruction. On retrouve dans cette racine l’idée de redresser, de rendre droit ce qui était courbé. Toutes ces significations qui comportent l’idée de redresser Adam montrent que cette discipline est censée mener à l’élévation, à un stade supérieur et ainsi à la liberté.
Comme le dit Kant : discipliner est une action négative, c’est enlever l’animalité de l’Homme. On retrouve cette image d’action négative lorsque Dieu a enlevé la matière en trop de la forme d’Adam, et ainsi en enlevant ses défauts. A contrario, instruire, c’est une action positive, c’est ajouter quelque chose en donnant, ce que fait Dieu en instruisant Adam.
Une fois sa formation achevée, Dieu accepte de se retirer, de disparaître derrière Adam pour le laisser instruire les Anges et disposer de l’héritage divin. Les Anges deviennent alors les disciples d’Adam et non de Dieu. Adam est devenu à son tour un maître (Coran, 2:33), suffisamment capable de former d’autres élèves comme lui a été formé par Dieu. Adam doit être notre projet d’humanité, notre objectif : celui de nous réaliser en tant qu’Homme et de nous approprier toutes ces capacités apprises. Si Dieu nous ordonne de suivre une Voie droite, une règle de vie, ce n’est que pour élever et se retirer ensuite pour nous libérer de sa tutelle (6:91) :
« Ils n’ont pas estimé Dieu comme Il le mérite lorsqu’ils disent : « Dieu n’a jamais rien révélé à un être humain ». Dis : « Qui donc a révélé le Livre avec lequel Moïse est venu, et qui est une lumière et une direction pour les Hommes ? Vous l’écrivez sur des feuillets que vous montrez aux gens tout en cachant une grande partie de son contenu. Vous avez été instruits (taʽlamû), vous et vos ancêtres, de ce que vous ne saviez pas. » Dis : « C’est Dieu. » Laisse-les ensuite se divertir dans leurs vaines discussions. »
Mais dans la vie de tous les jours, qu’en est-il des règles à suivre ? Que faire pour vivre un islam personnel, autonome et libre ? Chaque rite et chaque dogme doivent être effectués selon sa propre compréhension individuelle. Les rites doivent être appropriés et donc compris par le croyant. Ils doivent avoir du sens pour soi-même. Ce n’est que par l’éducation que l’on comprend leur signification et que l’on peut s’assurer que telle ou telle norme a encore un sens aujourd’hui et pour soi.
La dialectique mutazilite doit être une méthode pour analyser avec sa raison et son discernement les dogmes et les rites. Il s’agit là d’apprendre à converser, à discuter, à débattre sans jamais donner une réponse définitive. Cette discussion doit avoir lieu avec les autres mais surtout avec soi-même : savoir ce qui nous fera grandir et au contraire ce qui peut nous avilir et nous faire régresser et ainsi nous éloigner du divin et surtout de la sincérité. Tout doit rester mouvant, transformable et discutable.
Le contenu de la Loi est à adapter à soi, aux autres, au contexte, à sa société (que l’on peut appeler la lettre d’une loi) ; le contenant de la Loi est cette discipline éducative (que l’on peut appeler l’esprit de cette loi). Ce cadre nous indique qu’il faut toujours s’efforcer d’avoir un sens critique sur ses propres actions, s’efforcer de s’instruire, de s’auto-discipliner et de s’éduquer. Il s’agit de ne pas accepter un dogme comme une vérité intouchable ou d’accomplir un geste sans l’avoir compris intérieurement. Ce n’est qu’en comprenant le sens des rites que ceux-ci seront accomplis avec la plus grande sincérité.
Cette méthode prônant le perfectionnement de soi est au centre de la signification étymologique de la sunna. Ce cheminement personnel, cette discipline et ce cadre doivent être des repères permanents pour l’Homme, qu’il soit musulman ou non, croyant ou non. Cela rejoint par ailleurs l’idée de la méthode cartésienne dont l’étymologie évoque le chemin (odos) vers (meta).
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté·e pour rédiger un commentaire.