« Quand j’entends le mot culture, je sors mon pistolet », c’est la phrase qu’un metteur en scène allemand fait dire à l’un de ses personnages, un haut dignitaire nazi, dans une de ses pièces de théâtre.

C’est aussi le sentiment de beaucoup de monde quand il est question de culture, y compris dans le monde musulman, ou dans les communautés musulmanes dispersées en dehors de sa sphère géographique.

Qu’est-ce que la culture ? Il est courant d’évoquer la distinction entre inné et acquis dès qu’il en est question. Tout ce qui relève de l’ordre de l’inné, est nécessairement naturel ; tandis que tout ce qui relève de l’acquis, est culturel. En somme, toute activité humaine sur terre relève de la culture, puisque toute activité humaine autre que celles pour laquelle l’être humain est prédéterminé (manger, boire, dormir, se reproduire etc.), relève de son activité intellectuelle, et donc de son activité culturelle.

Intellect et culture sont en étroite relation. Bien que toute personne naisse avec un potentiel intellectuel inné, il lui appartient de le nourrir, de le développer et de l’éduquer. Nombre de personnes se contentent de vivre comme elles ont été habituées, sans « se prendre la tête », comme le dit l’expression consacrée. Pourtant, la culture implique l’intellect (débat, littérature, philosophie, etc.), comme elle implique l’inspiration et le souffle créatif. En somme, la culture implique intellect et art.

En dernière analyse, la culture (qu’elle soit plutôt intellectuelle ou artistique) est la manière par laquelle les hommes se représentent leur environnement. Autrement dit, il s’agit de la manière par laquelle les hommes comprennent leurs milieux, lui donnent sens, et finalement, se l’approprient. Il ne s’agit pas d’une appropriation matérielle, au sens d’un achat d’un bien quelconque. Mais il s’agit plutôt de la manière par laquelle l’Homme intériorise le monde dans lequel il évolue, tend à le contrôler, voire à le modifier.

Mais plus largement, la culture est liée à l’activité spéculative de l’être humain. Elle a donc à voir avec l’esprit. C’est une activité spirituelle, non pas au sens mystique, mais au sens métaphysique (de méta, au-dessus, et phusis, nature). La culture est « au-dessus de la nature » parce qu’elle lui ajoute ce qui n’apparaît pas intuitivement, en ce sens qu’elle lui donne signification.

Culture collective, culture individuelle

Dans notre société actuelle, le gain, le profit, l’acte dit « payant » est valorisé. Ce qui ne paye pas, ce qui n’enrichit (financièrement) pas, ou ne fait pas gagner en notoriété, est jugé superflu. En somme, la culture est simplement déconsidérée, elle paraît inutile.

Souvent méprisée, la culture apparaît pour beaucoup de musulmans comme une sorte de chasse gardée d’une certaine élite sociale. Les vernissages, les expositions photos, les galeries d’art, et le théâtre, sans oublier les différents débats entre spécialistes, et les travaux de recherche sont perçus comme hors de portée du grand public. D’un point de vue religieux, il est courant de considérer ces activités comme illicites (haram), voire même, perverses. Beaucoup condamnent la musique, la peinture, et la sculpture au nom de la religion. Ils considèrent certaines littératures comme pécheresses parce qu’elles explorent l’imaginaire humain, elles extrapolent, elles spéculent, se représentent ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera peut-être, mais surtout, ces littératures créent et innovent. Dans le monde arabe, les principaux tenants de cette vision sont appelés Tojjar Eddine (« marchands de la religion »).

Ces « marchands » n’ont pas intérêt à ce que leur client sachent repérer les bonnes marchandises et les mauvaises, ou pire encore, ils ont une peur panique de perdre leur « clientèle » qui pourrait être tentée d’aller voir ailleurs. L’innovation et la création sont prohibées car elles impliquent l’esprit critique. Elles l’impliquent en amont, mais aussi en aval de la démarche artistique. Les artistes doivent s’en remettre à leurs propres perceptions des réalités dans lesquelles ils vivent, et à partir de ces intuitions, ils s’inspirent, créent et proposent une œuvre qui sera ensuite soumise au public. Or, en étant au contact régulier de telles œuvres personnelles, des travaux et spéculations des artistes, le public peut lui-même développer son propre point de vue personnel. Et cela, les marchands de la religion ne le tolèrent pas.

Ce qui est vrai pour les œuvres d’art, l’est aussi pour toute autre forme d’activité culturelle. Outre le développement de l’esprit critique, l’autre grand bénéfice de la culture, est qu’elle nous permet de nous « entre-connaître » comme le dit le Coran (49:13). Autrement dit, la culture des uns, en même temps qu’elle nous permet de développer l’esprit critique, nous permet de prendre connaissance des cultures des autres, des personnes d’autres pays, d’autres univers de représentations.

Chaque peuple recourt à un « mythe national ». Les Japonais croient la lignée de leur empereur descendante de la déesse du soleil, Amaterasu, tandis que les Français croient volontiers que le roi Henry IV, « le bon roi Henry », a incarné l’esprit de la laïcité longtemps avant l’heure, arguant du fameux Edit de Nantes de 1598. Mythologie française ou japonaise, peu importe, les mythes, en tant que récits construits par l’intellect, relèvent de la culture. Cela ne veut pas dire que tous les Japonais ou les Français admettent ces récits et les prennent pour vérité absolue, mais ils constituent des éléments communs à des ensembles d’individus pour construire un mythe identitaire commun.

Culture et islam

Grâce à son rôle de représentation du monde, la culture nous permet de savoir comment les uns et les autres comprennent l’environnement qui les entoure et se le représentent tant du point de vue communautaire (culture collective), que du point de vue personnel et subjectif (culture artistique). La culture est donc le meilleur moyen de connaître autrui. Or, la connaissance de l’autre est le meilleur moyen de ne pas en avoir peur. Le rapport entre l’ignorance, la peur et le rejet (qui mène à la violence) est évident et n’est plus à démontrer. C’est déjà ce que disait Averroès pour qui l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine mène à la violence. Le Coran l’avait déjà compris, c’est pourquoi il nous dit :

« Ô vous les humains, Nous vous avons créé à partir d’un mâle et d’une femelle, et avons fait de vous des nations et des tribus différentes afin que vous vous entre-connaissiez, les meilleurs parmi vous sont les plus pieux, car Dieu est L’Omniscient, Le Sachant. » (49:13)

Résultat et outil de l’esprit critique, meilleur moyen de connaître les représentations du monde que l’on a, soi-même et les autres, la culture est un facteur essentiel pour la promotion de la paix entre les communautés. Là où la culture est persécutée, barrée, menacée, mise sous tutelle ou simplement discréditée, il y a rejet de l’esprit critique, et rejet d’autrui. Autrement dit, là où la culture souffre, la liberté, mais aussi la paix, sont elles-mêmes menacées.

Les musulmans ont besoin de connaître un nouveau développement culturel fort. Bien entendu, les pays dictatoriaux peuvent (comme ils l’ont toujours fait) favoriser une production culturelle importante, et parfois à leur détriment, mais cette culture est une culture d’Etat, une production artistique ou culturelle (des statues, des tableaux, des peintures, des livres ou des chants) sur commande. En somme, il s’agit ici d’une culture de marchands. Une culture qui convient parfaitement à nos fameux Tojjar Eddine. La seule culture digne d’intérêt est la culture issue de l’activité propre et autonome de ceux qui la produisent : c’est-à-dire une culture d’artistes et d’intellectuels libres.

La promesse culturelle du néo-mutazilisme

Le néo-mutazilisme a le très grand avantage de défendre les deux conditions de possibilité de la culture, à savoir la raison et la liberté. A ce titre, tout artiste ou tout intellectuel n’encourt aucune condamnation, réprimande ou anathématisation en raison de son activité ou de ses recherches. L’islam admet toute interrogation, toute remise en question à partir du moment où l’échange est possible. Quand le Coran dit : « Vous qui croyez, évitez la conjecture, car une part de la conjecture est péché » (49:12), il ne faut pas comprendre qu’il s’agit d’exclure toute possibilité de doute. C’est le mauvais doute qu’il faut rejeter. Ce mauvais doute, c’est la suspicion. Douter honnêtement, être perplexe, ne pas comprendre une chose et s’interroger, tout cela est possible est bienvenu même (cf. Coran, 2:170). Mais douter de la sincérité d’une personne sans la connaître, c’est cela qui est un péché. Le Coran l’explique dans les versets qui suivent celui cité plus haut :

« Ne vous espionnez pas. Ne profitez pas de l’absence l’un de l’autre pour médire : l’un de vous aimerait-il manger de la chair de son frère mort ? Vous auriez cela en horreur. Prémunissez-vous envers Dieu. Dieu est Enclin-au-repentir, Miséricordieux ».

Aujourd’hui, il faut mettre en pratique cette complémentarité théorique et la traduire en actes concrets.