La question des hadiths et de la sunna dans la constitution de la pensée religieuse islamique contemporaine, et sa théorisation mutazilite actuelle
Voici le texte de l’analyse proposée lors du cercle du 16 octobre dernier. Cela a été l’occasion d’échanges très intéressants avec les personnes présentes.
La thématique des hadiths et de la sunna du prophète dans son rapport avec l’établissement et le développement de la pensée islamique contemporaine, est très souvent citée comme l’un des problèmes les plus importants parmi ceux qui se posent aux musulmans d’aujourd’hui.
Dans le but de comprendre pourquoi, il nous faut passer par un court rappel historique, ce qui nous permettra de comprendre la place de la sunna dans l’élaboration de la pensée islamique, mais aussi d’en comprendre les enjeux implicites, qui sont des impensés de la réflexion religieuse en islam de nos jours. Mais nous nous en n’arrêterons pas là, puisque le cœur de notre propos sera de voir quelle conception la théologie mutazilite va développer autour de ces notions (hadith et sunna).
La genèse de la Sunna actuelle
Le mot « Sunna » veut dire quelque chose comme « tradition », « usage » ou « coutume ». Dans les premiers temps de l’islam, le mot « sunna » est utilisé pour parler de coutume locale ; ou, au vu de sn usage dans le Coran, pour parler de la « sunna de Dieu dans sa création », à savoir, les lois cosmologiques qui régissent l’univers. Quant à la notion de « hadith », qui se dit des propos, maximes, ou actions faites, ou admises, par le prophète Muhammad (sawas). A cette époque-là, après 632 (mort du prophète), le nombre de propos attribués au prophète connaît une croissance exponentielle. Beaucoup affirment tenir un « dit » authentique. Mais là n’est pas vraiment le cœur de la problématique liée aux hadiths.
Puisqu’après le décès du prophète, commence un moment de flottement. En effet, qui devait prendre la tête de la nouvelle communauté sociale constituée qu’on n’appelait peut-être pas encore « musulmane ». Mais cette communauté n’était pas uniquement religieuse. Par son système d’alliance qui répondait aux usages des tributs arabiques de l’époque, Muhammad s’était constitué un grand réseau d’alliance et de clientèle à travers la péninsule arabique. Mais qui dit alliance, dit aussi qu’il y a des gains à être alliés. Notamment en termes de partage des richesses et des butins de guerre. Qui pour prendre la place du prophète après sa mort, sachant que Seul Dieu décide de qui est prophète ? Celui-ci n’était pas encore enterré que les négociations quant à savoir qui lui succéderait avaient bon train. Seul l’imam Ali (as/kaw) et les gens de la Maisonnée du prophète (Ahl al Bayt, Hassan, Hussein, et Fatima-as-) et quelques autres procédèrent à l’enterrement rituel du prophète.
De 632 à 661, quatre personnes furent choisies successivement pour guider les musulmans dès que l’un d’eux mourrait : ainsi, Abu Bakr fut le premier à être désigné (632-634), c’est lui, apparemment, qui choisit le terme « calife » (successeur/lieutenant) pour désigner sa charge. Puis vinrent Omar b. al Khattâb (634-644) ; Othmân b. ‘Affân (644-656) et l’imam Ali b. Abî Tâleb (656-661). Si le mode même de désignation pouvait poser question, c’est surtout lors du règne du troisième calife, Othmân, que des pratiques commencèrent à poser problème. La première moitié de son règne s’est bien passée. Puis, il a été rattrapé par sa famille, son clan, les Banû Omeyya. Est-ce l’usure du pouvoir ? La pression clanique a-t-elle finit par s’imposer avec l’usage ? Quoiqu’il en soit, Othmân prit des dispositions qui déplurent à beaucoup des anciens Compagnons du prophète. Il rappela un poète exilé par le prophète, emprunta de l’argent au trésor public sans jamais le rendre, appauvrissant l’État tout en enrichissant les siens. Mais le pire, c’est sa décision de centraliser le gouvernement du Bilâd al-Shâm (Syrie-Palestine) en réduisant le nombre de gouverneurs, qui étaient une dizaine (à Hama, Homs, Alep, Damas etc.), à un seul, celui de Damas : Mu’âwiyya b. Abi Sofiane, cousin germain de Othmân, un Omeyyade. Ce faisant, Othmân attribue à son cousin un pouvoir immense. Le croissant fertile est la région la plus riche, la plus peuplée à son époque. Ainsi, le pouvoir que le clan Omeyyade avait perdu du temps du succès du prophète, il le récupère de façon détournée, plus en tant qu’opposants à l’islam, mais en son nom. Lorsque Othmân sera assassiné en 656 par une conjuration de Compagnons, Mu’âwiyya ne prêtera pas allégeance à Ali et lui fera la guerre parce qu’il en a les moyens depuis que son cousin l’a nommé seul gouverneur du Bilâd al-Shâm. Une fois Ali assassiné par un de ses anciens partisans ; Mu’âwiyya devint le seul en pouvoir de succéder à son ancien ennemi. A partir de 661, Mu’âwiyya prend le titre de calife, fait de Damas la nouvelle capitale califale, et introduit le pouvoir héréditaire au nom de l’islam. Mais son « œuvre » ne s’arrête pas là. Contesté par les partisans des héritiers de l’imam Ali ; Mu’âwiyya, musulman tardif et marqué par son appartenance à l’un des clans leaders de l’opposition au prophète, va tenter de légitimer son accession au titre califale. Ce serait à son époque que le recours à la notion de prédestination et de volonté divine qui dirigerait tous les actes apparaît. Mu’âwiyya recourt à quelques compagnons qu’il a réussi à rallier, pour qu’ils lui délivrent une légitimité. Cela est possible notamment par l’invention, l’interprétation de hadith. Le cas le plus connu étant celui d’Abu Hurayra, souvent contesté, et pourtant reconnu par les sunnites comme une source fiable.
L’apparition des hadiths et de la Sunna
Si très tôt déjà, après la mort du prophète, de nombreux propos furent mis en avant et lui ont été attribués, il faudra attendre la fin de la période omeyyade (autour des années 710 ou 720), et notamment sous l’impulsion du calife Omar II (Omar b. Abdel Azîz), pour qu’il y ait tentative de rationalisation des hadiths et plus largement de la Sunna. C’est la raison pour laquelle, les travaux de Bukhâri et Muslim, furent, à leur époque, bien accueillis, y compris par les mu’tazilites qui y trouvèrent une forme d’élagage salutaire face à une inflation de maximes, propos et coutumes faussement attribués au prophète, à ses compagnons ou à ses proches. A cette époque-là, aux premiers temps de l’islam après la mort du prophète, deux grandes tendances s’opposèrent quant à la façon de vivre et de comprendre la religion. D’abord celle dite des Hijâzites, du Hijâz (l’Arabie occidentale) aussi appelés muhadithun ou traditionnistes en français. Selon eux, n’est vrai, bon et juste que ce qui est dit l’être ainsi dans les sources scripturaires (Coran et Sunna). En outre, ces sources se restreignent aux trois premières générations (pour d’autres les trois premiers siècles) de musulmans. A l’origine, la tendance hijâzite se méfie de la raison, et de tout procédé qui ne s’appuierait pas sur un texte. Car pour elle, derrière la raison, ce sont les passions qui s’expriment. La raison doit toujours être soumise à la foi, et donc justifier ce qu’on lui dit de justifier. Ainsi, les hijâzites sont les champions du taqlîd, de l’imitation (aussi appelé naql). Trois des quatre écoles de théologie pratique actuelle, en sont des représentantes (l’école malikite, shafi’ite et hanbalite).
L’autre tendance est celle des Kûfiens, aussi appelée celle des irakiens. Kûfa est aujourd’hui un quartier de la ville de Najaf en Irak. Les partisans de cette tendance se caractérisent par l’insistance qu’ils portent à utiliser la raison pour intelliger et vivre leur foi. A l’origine, cette tendance se méfie de la Sunna, et critique allègrement les travaux des anciens s’ils doivent l’être. C’est la raison pour laquelle ses partisans étaient considérés comme les champions du ‘aql (la raison). Seule l’actuelle école hanafite est représentante de cette approche en théologie pratique. Toutefois, avec le temps, les traditionnistes admettront des procédés purement kûfiens, comme le qiyas (raisonnement par analogie). En même temps que les kûfiens admettront de plus en plus un rôle important à la Sunna. Au point qu’aujourd’hui, des hanafites se fient pleinement aux hadiths, contre la pratique de leur maître éponyme, et qu’ils voient en Abu Hurayra un grand compagnon, alors qu’Abu Hanifa lui-même ne s’appuyait pas sur lui.
Sunna et mu’tazilisme
Depuis l’établissement de l’empire Omeyyade, et leur tentative de mêler au Coran d’autres sources et fondements, parfois compréhensibles, parfois très discutables, les choses ont changé dans la pensée religieuse islamique. Bien que l’épitre du calife al-Qâdir, date de 1017, ce n’est que plus tardivement qu’il aura le poids que son initiateur comptait lui donner dès le départ. Le tournant décisif dans l’histoire de la pensée religieuse en islam est à chercher à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle ; époque à partir de laquelle le monde musulman connaît un reflux très dangereux et subit des attaques qui vont le traumatiser à vie. De la bataille Las Navas de Tolosa en juillet 1212 en Andalousie, à la prise et à la destruction de Bagdad, capitale symbolique du monde islamique à l’époque en 1258, il n’y a que 46 ans. En ces quatre décennies, l’Islam (civilisation) perdra quelques-uns de ses foyers historiques les plus brillants : Boukhara, Samarcande, Rayy, Nishapour, Ispahan, Bagdad, à l’est ; Cordoue, Séville, Valence à l’ouest. Certaines de ces villes seront récupérées, d’autres non. L’Égypte Mamlouk résistera aux Mongols, et l’un de ses sultans, Baybars, se chargera d’expurger le dernier foyer des Croisés à Acre en 1291. Vers 1300, les Mongols se convertissent à l’islam, sunnite ou chiite, c’est selon. Mais ce n’est qu’à ce moment-là que les musulmans sentent que le danger périlleux est passé. Les castillans ont cessé d’avancer en Espagne, et seul demeure l’émirat des Nasrides de Grenade dans l’ancienne province musulmane d’Al-Andalus, devenu territoire du royaume de Castille-Léon. Mais quel impact ces événements ont pu avoir sur la façon de vivre la religion ?
Ces événements vont avoir un impact décisif pour la vie religieuse musulmane. Nous avons vu que jusqu’à cette période à peu près, Hijazites et Kufiens se disputaient la meilleure façon de comprendre et de vivre la religion. Mais les événements extérieurs que nous venons d’énumérer, vont faire pencher la balance d’un côté plus que de l’autre. Après le XIIIe siècle, l’autre est perçu d’abord et avant tout comme un danger. La manière de faire kufienne, qui reposait sur une ouverture d’esprit face à l’inconnu, à une confiance dans la lumière de la raison, se prend un coup. L’attitude hijazite, consistant à se méfier de tout ce qui n’était pas musulman et l’importance donnée aux « pieux prédécesseurs » (salaf as sâlih) vont s’imposer en milieu sunnite. Le vieil équilibre se rompt, et la lecture hijazite s’impose une bonne fois pour toutes. C’est ce qui explique le virage « traditionniste » actuel du hanafisme par exemple. A un niveau tel qu’il est malaisé de faire la distinction entre des sites internet qui se réclament du hanafisme et n’importe quel blog salafiste contemporain. C’est cela qui contribue au sunnisme un aspect figé, arc-bouté sur une compréhension médiévale de la religion. C’est ce qui explique un certain nombre de déphasage entre questionnements modernes et réponses… « archaïques ». Ces réponses archaïques résultent souvent d’un recours systématique à des textes anciens et au premier rang desquels, les hadiths.
Or que peut nous dire l’approche philologique et méthodologique mu’tazilite des hadiths ? Comment répondre aux questionnement modernes de façon moderne ? Il ne s’agit pas ici de plier à un dictat extérieur ou à une quelconque forme d’injonction. Mais plutôt de comprendre en quoi, il y a quelque chose de foncièrement actuel, puisque toujours dynamique, dans la lecture mu’tazilite des textes. Le premier point caractéristique de cette voie, est le principe de non-contradiction dans la lecture du hadith. Tout hadith, pour être accepté, ne doit pas contredire le Coran et les données rationnelles éprouvées. Peu importe les chaines de transmission et les rapporteurs (dont une bonne part sont d’illustres inconnus), peu importe leurs formes (après tout, le prophète aurait très bien pu transmettre des enseignements de façon différente, en fonction des gens à qui il parlait, en fonction de son humeur, de ses connaissances etc.). Ce qui doit compter, c’est savoir si ce qui est dit dans un hadith va à l’opposé de ce qu’il y a dans le Coran, s’il lui est complémentaire, ou s’il dit quelque chose que le Coran ne traite pas. De même, le hadith (ou même n’importe quel écrit) doit être examiné pour savoir s’il nous présente quelque chose de rationnellement admissible ? Peut-on admettre, par exemple, que des versets coraniques retranscrits dans la version de Hafsa, mais manger par une chèvre ou n’importe quel autre bovidé, doivent toujours être considérés comme opérants, même s’ils ne sont pas dans la version canonique ? Cette histoire est ridicule, et on ne peut pas la considérer comme sérieuse. Car soit ces versets étaient bien connus et admis, et alors qu’un bovidé mange des pages ou tout le texte entier, cela ne changerait pas grand chose à leur validité ; puisque le récit serait connu et admis par ailleurs. Ou alors, cette version était unique, inconnue de tous les compagnons, et auquel cas, une chèvre aura suffi pour modifier le texte d’inspiration divine. Et si une chèvre suffit, alors, de deux choses l’une. Soit le texte n’avait rien de divin et donc on ne doit pas en tenir compte. Soit le texte était divin, auquel cas, sa modification elle-même divine. Mais alors, puisque sa modification a consisté en une soustraction textuelle, alors il faut aller jusqu’au bout et considérer cette soustraction comme divine, et donc ne pas tenir compte de la partie soustraite. Même si pour se faire, l’agent divin a été un être à quatre pattes, doté d’un bon système digestif. Autrement dit, dans tous les cas, cette soustraction doit être prise en compte dans le texte (comme c’est déjà le cas), mais aussi dans les peines légales, ce que n’ont pas fait les juristes médiévaux. Puisque le fameux passage mangé par une chèvre aurait porté sur la lapidation. Notion absente du Coran, mais bien présente dans la théologie pratique et dans les peines légales de la shari’a (hudûd).
La règle de non-contradiction est un principe de la logique formelle selon lequel « il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose » comme le dit Aristote dans son livre Gamma de la Métaphysique. Ainsi, on ne peut pas dire d’une personne qu’elle est grande et petite en même temps, de même que je ne peux pas dire que je suis debout et assis en même temps. Quand le Coran prend en charge l’abandon de la foi islamique, le Coran dit bien que Dieu punira les ex-musulmans, mais il dit aussi que leur « retour » à Dieu (donc leur mort) ; et le fait de « tenir les comptes », donc les juger, ne sont qu’à la portée de Dieu, et non pas à celle de Son prophète, et encore moins à la portée des simples croyants que nous sommes. Donc quand un hadith dit que « celui qui change sa religion, tuez-le » ( Bukhari hadith 6922 man badala dinahou fa’aqtoulouhou), nous ne pouvons pas le réceptionner comme une parole authentique, car la contradiction avec le Coran est évidente. D’autant plus qu’il existe au moins une demie douzaine de passages coraniques qui traitent tous cette question de la même façon : les apostats seront suppliciés par Dieu, mais leur jugement et leur mort, n’appartiennent qu’à Dieu.
Le principe de non-contradiction ne peut pas être reconnu dans sa juste mesure par les tenants de l’approche hijazite, puisque pour eux, même si ce principe peut se révéler utile, il reste déficient à cause de sa provenance. Et pour eux, un hadith, aussi faible soit-il, pèsera toujours plus lourd que n’importe quel syllogisme, aussi valide et universel qu’il puisse être. C’est parce que nous sommes mu’tazilites et que nous disons que « la raison est le premier des fondements » que nous recevons les travaux des philosophes et de tous les chercheurs de vérité pour ce qu’ils sont, des contributions au vrai, et des jalons qui peuvent nous rapprocher de l’Un, Seule vérité ultime, dont nous sommes les échos de Sa création, dont nous pouvons sentir la trace en nous, mais qui est tellement immense, tellement plus grand, qu’Il englobe tout. La raison nous donne des ailes pour explorer la création, scruter la pensée, l’imaginaire, le sensible et le subtile, en quoi il y a le résultat de Son œuvre. Refuser une vérité en raison de sa provenance réelle ou supposée : c’est s’amputer, et se condamner à patauger dans les marécages de nos représentations les plus réconfortantes au lieu de s’envoler dans les courants aériens de la spiritualité.
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