Dans Saphirnews, plusieurs articles de Sofiane Meziani sont récemment parus, suivis d’une réponse d’Omero Marongiu-Perria. Le 17 octobre dernier, Sofiane Meziani a lui aussi usé de son droit de réponse. Il s’agit ici de nous pencher sur un article écrit par ce dernier le 22 septembre et intitulé « L’islam, la déconstruction et le redressement de l’Occident ».

Le postulat de départ de Sofiane Meziani est le suivant : la modernité ne serait qu’une entreprise de désenchantement du monde, de sécularisation et de désacralisation qui mènerait à sa perte l’islam.

La rationalité et la modernité, l’identité de l’Occident selon Sofiane Meziani

Effectivement une application négative car extrémiste du concept de « modernité » existe. Ayant érigé en credo intouchable la Raison positiviste comme seule réponse possible contre le dogmatisme religieux, elle a fini par assécher nos aspirations spirituelles et métaphysiques au profit de considérations nihilistes et matérialistes. Le but de cet article n’est donc pas de nier cela puisque notre association vise justement à ne pas assécher la spiritualité par un rationalisme positiviste. L’objectif est surtout de dénoncer le fait d’associer étroitement ce rationalisme à l’Occident.

Or, Sofiane Meziani ne rechigne pas à associer explicitement la « barbarie de la modernité », « le culte du visible » à « l’Occident » ou plutôt à « l’Occidental ».

Mais qui est donc cet « Occidental » ? Comment l’auteur pourrait-il nous le décrire sans tomber dans le piège du vieux clash des civilisations de Samuel Huntington ? Je le cite :

« L’Occident moderne, souffrant d’un cruel manque d’intuition des « essences immuables » et étant, de ce fait, incapable de percevoir la transparence métaphysique des choses, ne s’attache qu’à l’exactitude des faits. » (S. Meziani)

Cette phrase est profondément essentialisante, insultante et scandaleuse tant les implicites civilisationnels sont nombreux. Sofiane Meziani nous ressort ici les bonnes vieilles théories élaborées par les puissances colonialistes et impérialistes qui ont déjà fait la preuve de leur inhumanité et de leur nocivité, selon lesquelles nous pourrions élaborer des catégories civilisationnelles et construire l’image de « l’Occidental » face à « l’Oriental » toujours sur un registre d’opposition et de hiérarchie perpétuelle.

Or, si du temps des colonisations, « l’Occidental » était jugé supérieur à « l’Oriental » en raison de sa « modernité » et à sa « raison critique », Sofiane Meziani se contente d’inverser la hiérarchie en affirmant en filigrane que « l’Oriental » détiendrait les clefs de la réalisation spirituelle de l’être humain ! Ce niveau d’argumentation est tellement bas qu’on ne peut s’empêcher d’enfoncer des portes ouvertes en affirmant « qu’il y a des méchants et des gentils partout », que « l’Occident » et « l’Orient » sont des catégories inopérantes et l’ont d’ailleurs toujours été et qu’il existe dans toutes les aires culturelles les deux tendances que Sofiane Meziani cherche à séparer.

Fresque de l’Alhambra à Grenade dans « l’Occident musulman »

Des catégories braudéliennes dépassées

Revenons à la définition de la notion d’Occident. Fernand Braudel (m. 1985) dans sa Grammaire des civilisations (Paris, 1987) a déjà essayé de figer les différentes aires civilisationnelles autour de spécificités fixes et immuables. Rappelons-le tout de même que l’œuvre de Fernand Braudel (m. 1985) est empreinte d’une forte culture coloniale, notamment suite à un séjour de dix ans en Algérie (1923-1932). Il fut sans doute inspiré à ce moment-là par le géographe colonialiste Émile-Félix Gautier (m. 1940) ; témoignage parfait d’un discours académique profondément modelé par les clivages politiques sur la mise en pratique de la « mission civilisatrice » (plus d’informations ici).

Dans un chapitre sur « L’histoire » (F. Braudel (dir.), La Méditerranée, l’espace et l’histoire, Paris, 1985, p. 160-188) voici la manière dont F. Braudel décrit l’Occident et l’Orient associé à l’Islam :

« L’Occident tout d’abord, peut-être vaut-il mieux dire la Chrétienté, vieux mot trop gonflé de sens ; peut-être vaut-il mieux dire la Romanité. (…) Le second univers, c’est l’Islam. L’Islam, vis-à-vis de l’Occident, c’est le chat vis-à-vis du chien. On pourrait dire un Contre-Occident, avec les ambiguïtés que comporte toute opposition profonde qui est à la fois rivalité, hostilité et emprunt. Germaine Tillion dirait « des ennemis complémentaires ». Mais quels ennemis, quels rivaux ! Ce que fait l’un, l’autre le fait. L’Occident a inventé et vécu les croisades ; l’Islam a inventé et vécu le djihad, la guerre sainte. »

Le discours de Sofiance Meziani ne fait que reproduire cette approche civilisationnelle et impérialiste braudélienne.

Le goût pour le temps long de F. Braudel a fini par détruire l’histoire puisqu’il en vient à nier l’intérêt des changements, des temporalités, des ruptures et des capacités des sociétés à se redéfinir sans cesse. De même que le goût pour l’aspect atemporel et absolu de la spiritualité islamique de Sofiane Meziani en finit par lui enlever toute immanence, toute richesse remplacée par le bloc immuable de la Tradition guénonienne :

« Priorité aux civilisations. (…) Certes, comment les civilisations ne seraient-elles pas des guides excellents ? Elles traversent le temps, elles triomphent de la durée. Tandis que tourne le film de l’histoire, elles restent sur place, imperturbables. » (Braudel, « L’histoire », p. 160)

Vers une remise en cause du paradigme braudélien

Pourtant, cela fait depuis quelques années déjà que le modèle braudélien de la civilisation est remis en question car il est le vecteur d’une conception idéologique, fixiste, conservatrice et réactionnaire de l’histoire.

Blaise Dufal (dans « Faire et défaire l’histoire des civilisations », dans Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, 2009, p. 317-358) dit la chose suivante :

« Ce concept (de civilisation) n’articule rien, n’explique rien, il est un tout qui désigne un tout, une tautologie qui ne prend sens que par les valeurs qu’elle véhicule et par la place qu’elle a tenue dans les conflits disciplinaires. » (Dufal, p. 332)

L’ouvrage auquel Blaise Dufal a participé est né suite à une double polémique :

  • Le discours de Nicolas Sarkozy prononcé en 2007 à Dakar avait affirmé que « l’Homme africain n’était pas suffisamment entré dans l’histoire ». En 2008, Henri Guaino était revenu sur ce discours dans une tribune du Monde pour le confirmer et en profiter pour citer Fernand Braudel comme garant académique de ces assertions profondément racistes.
  • En 2008 également, Sylvain Gouguenheim a publié son ouvrage Aristote au Mont Saint-Michel cherchant à minimiser l’apport des sociétés arabo-musulmanes dans le transfert culturel des textes grecs vers le monde chrétien latin. Défendant la théorie huntingtonienne de l’antagonisme entre civilisations définies comme identités culturelles structurées par les religions, S. Gouguenheim a défini la civilisation occidentale comme un continuum artificiel entre l’Antiquité grecque et le monde actuel européen.

Cette association entre Raison grecque positiviste et Occident est justement réquisitionnée par S. Meziani. Si chez S. Gouguenheim, il s’agit là d’un trait positif de l’Occident face à un Orient considéré comme irrationnel ; la seule différence est que S. Meziani la voit comme le défaut immuable de l’Occident. Mais finalement, la foi en une continuité civilisationnelle, le déni de l’histoire sont présents des deux côtés pour tenter de définir l’Occident et l’Orient.

C’est Jean-Pierre Vernant (m. 2007) qui a figé le concept de la « raison grecque » comme constitutive de l’identité occidentale. Cette notion est aussi convoquée par S. Gouguenheim pour…

« … justifier l’affirmation d’une spécificité de l’histoire de l’Occident qui serait définie par le développement de la raison. Au mépris de la méthode anthropologique, l’analyse de Vernant est décontextualisée, pour devenir une généralité, un stéréotype : à la suite des Grecs de l’Antiquité, les Occidentaux seraient les seuls à avoir su faire de la raison « un instrument au service de la pensée et de la connaissance du monde ». » (Dufal, p. 323)

De la même façon, Sofiane Meziani abuse lui aussi de ce concept de « modernité », de « raison », de « positivisme » et « d’historicisme » qu’il associe étroitement dans cet article à l’identité de l’Occident, comme si l’Islam n’avait jamais fait usage de la raison (nous reviendrons là-dessus dans un prochain article).

« Chez Gouguenheim, comme nous le verrons aussi chez Braudel, les civilisations, pseudo-personnages historiques, ont des tendances, des goûts et des prédispositions. » (Dufal, p. 326)

C’est un peu cela que fait S. Meziani lorsqu’il personnifie l’Occident à travers sa figure de « l’Occidental moderne, souffrant d’un cruel manque d’intuition des « essences immuables » ».

« (Toujours selon S. Gouguenheim et F. Braudel) La marque de l’Occident est sa prédisposition au rationalisme. Ce rationalisme serait « hérité » des Grecs, et le terme d’héritage affirme la légitimité de cette revendication. » (Dufal, p. 326)

Comme F. Braudel et S. Gouguenheim, S. Meziani privilégie sur l’histoire « le goût des grands ensembles » (André Burgière, L’École des Annales, une histoire intellectuelle, Paris, 2006, p. 192), « au détriment de l’analyse de tissus complexes et multiples » (Dufal, p. 327).

On pourrait donc légitimement se demander si S. Meziani ne fait pas ici une « grammaire des civilisations braudélienne inversée » : alors que chez F. Braudel, l’objectif était de trouver une « identité européenne », S. Meziani cherche plutôt une « spécificité orientale et islamique », celle de la quête spirituelle comme si l’Occident moderne en était étranger.

L’Orient au secours de l’Occident selon Sofiane Meziani

Malheureusement, l’auteur continue et franchit un cap comme le dit Omero Marongiu-Perria lorsqu’il dit noir sur blanc la chose suivante :

« L’islam comme principale clé du redressement de l’Occident. » (S. Meziani)

Imaginez comme la formulation inverse ferait scandale (et à juste titre !) :

« Le christianisme comme principale clé du redressement de l’Orient. »

Cette dernière phrase reprend exactement le discours des colons français arrivant en Algérie pour rechristianiser les anciennes terres romaines. Le discours de Sofiane Meziani ne fait finalement que reprendre en négativité l’abject discours impérialiste qui a détruit en profondeur de nombreuses sociétés. Penser que « l’Occident » serait capable de « civiliser l’Orient » est aussi contre-productif et aberrant que penser que « l’Orient musulman » serait capable de « redresser l’Occident chrétien ».

Conclusion

Quel intérêt à ce genre d’assertion si ce n’est de réactiver les passions et les haines ? Comment construire un débat solide et crédible sur des questions qui pourtant sont importantes et stimulantes (débattre sur la réforme de l’islam, le positivisme, le rationalisme, le désenchantement du monde, etc.) avec ce genre de phrases assassines ? Ce discours est à mon sens extrêmement dangereux car il ne fait qu’encourager le fractionnement de notre société et de perpétuer des visions racialisantes d’un autre âge.