La question des normes et des pratiques en islam a pris une importance sans précédent dans nos sociétés actuelles. Beaucoup de reproches sont faits à certains musulmans de vouloir sans cesse imiter d’anciennes normes et coutumes, jugées dépassées, mais qui sont sacralisées et jugées intouchables par de nombreux fidèles. Alors comment se comporter face aux normes et coutumes anciennes ? Comment distinguer ce qui relève de l’Esprit coranique et de simples habitudes historiques qui ont reçu à un moment donné une légitimité prophétique à travers le travail des juristes ?
Nous abordons ici les questions liées à la sunna et à la charia, deux termes souvent utilisés autant par les fondamentalistes que par les islamophobes, mais deux mots qui sont souvent malmenés et mal compris.
Sunna et charia, se mettre en route
De multiples termes rappellent cette notion de cheminement dans le Coran (sirât al-mustaqîm, hudâ, sabîl, sunna, sharîʿa, hajâ, etc.).
La charia revient souvent dans l’actualité. Pourtant le terme n’apparaît que deux fois dans le Coran : l’une sous sa forme nominale (charia) et l’autre sous sa forme verbale (charaʿa). On a coutume de traduire cette notion par Loi divine, or, il serait préférable de ne pas considérer ce terme de Loi comme on peut l’entendre dans notre droit occidental. Une Loi n’est pas forcément un code civil mais peut aussi être une règle, une méthode et un chemin à suivre. C’est aussi une discipline qui vient du latin discere signifiant « apprendre », et ainsi s’éduquer (c’est-à-dire « sortir hors de » soi-même et de son environnement pour prendre du recul et avoir un esprit critique). La Loi au sens de discipline n’est pas synonyme de contrainte stérile et purement normative mais d’élévation.
Le verbe charaʿa implique l’idée d’entamer, de commencer une affaire, d’entrer en matière. Elle signifie aussi l’action de se mettre en route, de rendre clair et évident une chose, et surtout de se frayer un chemin vers une source d’eau (cela a donné le terme de « rue » en arabe). On retrouve encore cette idée de cheminement. Il est aussi intéressant de constater que l’étymologie de salât (prière) fait aussi référence à la mise en route et à cette idée de mouvement vers l’avant en se traduisant notamment par « toucher, atteindre, courir ». Beaucoup de termes coraniques font référence à la mise en mouvement, au dynamisme, bien loin des tendances fondamentalistes qui cherchent à figer tous les comportements des musulmans. Pour plus de détails sur cette « philosophie du mouvement », vous pouvez consulter cette page.
Voici les deux versets où apparaît ce terme de charia :
« Il vous a légiféré (sharaʽa) en matière de religion, ce qu’Il avait enjoint (à Noé, ce que Nous t’avons révélé, ainsi que ce que Nous avons enjoint à Abraham, à Moïse et à Jésus : « Établissez la religion ; et n’en faites pas un sujet de division. » Ce à quoi tu appelles les associateurs leur paraît énorme. Dieu élit et rapproche de Lui qui Il veut et guide vers Lui celui qui se repent. » (42 : 13)
« Puis Nous t’avons mis sur la voie (al-sharîʽa) de l’Ordre (amr). Suis-la (attabiʽha) donc et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas (lâ yaʽlamûna). » (45 : 18)
La charia montre ainsi un chemin en construction, que le croyant se fraye lui-même avec ardeur et maîtrise pour atteindre une source d’eau, c’est-à-dire une source de vie et de re-création perpétuelle. La charia peut être perçue comme l’art de repousser un désagrément, la capacité à discerner dans l’action ce qui peut nous être utile ou nuisible, ce qui peut nous faire grandir, nous ressourcer ou non. Ce concept est très générique et ne désigne pas un ensemble de normes, qui, elles, ont été fabriquées par la jurisprudence islamique (fiqh) a posteriori jusqu’à aujourd’hui par les oulémas. Ainsi, ceux qui voudraient imposer la charia ne se réfèrent en réalité qu’à des normes fabriquées après le VIIe siècle et non à cet Esprit coranique.
La sunna, se former et s’embellir
Le cheminement est aussi évoqué dans le concept de sunna. Son étymologie implique l’idée de former, figurer quelque chose, dans l’objectif de polir cette forme, de la limer et de l’aiguiser. Ce terme désigne aussi l’idée de faire marcher quelqu’un devant soi sur un chemin. Ainsi, le croyant qui suit la sunna n’est pas placé sur une voie déjà tracée par les anciens mais sur une voie qu’il devrait se frayer lui-même.
En effet, l’idée qui réside dans le terme de sunna est celle de formation et d’amélioration donc d’évolution. Dans ce cadre, il faut regarder vers l’avenir et non vers le passé. Cette voie serait une méthode et une discipline pour parfaire sa forme humaine. Cette discipline nous forcerait à aiguiser nos actions et nos pensées pour nous accomplir dans notre humanité comme Dieu l’a fait pour Adam qu’il a formé (masnûn, avec la même racine que sunna).
On traduit sunna par l’idée de suivre telle ou telle règle. Mais d’où doivent venir ces règles et quelles sont leur contenu ? Dans le Coran, deux types de sunna sont distinguées : la sunnat Allâh (la règle de Dieu) et la sunnat al-awwalîn (la règle des pères et des Anciens).
La sunnat al-awwalîn (la règle des Anciens)
Prolonger l’élan d’innovation prophétique
Toutes les injonctions du Coran qui comportent cette terminologie demandent de ne plus suivre la sunna des ancêtres et de ne plus marcher sur leurs traces (Coran, 2 : 118, 170 / 5 : 104 / 6 : 148 / 7 : 28, 172-4 / 16 : 24 / 37 : 69-70 / 43 : 21-24). Remettons en contexte : il s’agissait alors de critiquer le comportement des polythéistes arabes issus de la tribu des Qurayshites qui continuaient à suivre les coutumes de leurs pères, fussent-elles injustes et inhumaines, tout en rejetant la nouvelle pratique ou discipline de l’islam. Dieu demanda donc à Muhammad de mettre en place une innovation, un changement dans ces pratiques. Or, cette posture prophétique qui visait à se tourner vers l’avenir et l’innovation n’est pas un mouvement qu’il fallait arrêter à la mort de Muhammad, mais un élan à continuer qui doit nous pousser encore aujourd’hui à innover et à regarder vers l’avenir et non vers les salaf (les pieux prédécesseurs) d’une époque révolue. Dans chaque verset, il faut distinguer la dimension historique qui est révolue, et la dimension universelle et métaphorique suffisamment générique pour être adaptée à différentes époques. Ignorer l’un ou l’autre, c’est aplatir et simplifier le texte.
Dans les versets évoqués, systématiquement, Dieu dit à Muhammad comment répondre à ceux qui refusèrent à son époque de suivre la nouvelle voie de l’islam. La réponse divine est de montrer à ceux-ci qu’ils devaient avoir un esprit critique par rapport à leurs pères. D’une part, ceux-ci ont pu se tromper, et d’autre part, ils ont agi dans un contexte bien précis qui avait changé à l’époque de Muhammad. Dans sa dimension universelle, le Coran incite à une prise de recul par rapport aux ancêtres et à leurs coutumes, donc ne serait-ce pas là un paradoxe total avec le message coranique que de vouloir imiter encore la première communauté musulmane alors que cette dernière a justement voulu rompre avec les coutumes précédentes ?
« Et quand on leur dit : Suivez (attabiʽû) ce que Dieu a fait descendre. Ils disent : Non, mais nous suivrons les coutumes de nos pères. – Quoi ! Et si leurs pères étaient dans l’erreur (lâ yaʽqilûn) et non dans la Voie droite (lâ yahtadûn) ? » (2 : 170)
« On leur dit : « Venez à la religion que Dieu a révélée à son Prophète. – La croyance de nos pères nous suffit » répondent-ils. Et si leurs pères n’avaient eu ni Science (lâ yaʽmalûn) ni guide pour être dirigés (lâ yahtadûn) ? » (5 : 104)
« Quand ils commettent une action abjecte, ils disent : « Nous avons vu nos pères la pratiquer et c’est Dieu qui l’ordonne. » Dis : « Dieu n’ordonne aucune turpitude (fahsha) ; direz-vous vous de Lui ce que vous ne savez pas ? » (7 : 28)
« Ils ont vu leurs pères dans l’égarement et ils se sont précipités (yahraʽûn) sur leurs traces (âthârihim). » (37 : 69-70)
« Leur avons-nous donné un livre qui l’enseigne, et qu’ils auraient conservé jusqu’ici ? Point du tout. – Mais ils disent : Nous avons trouvé nos pères pratiquant ce culte, et nous nous guidons sur leurs pas (âthârihim). Il en fut ainsi avant toi. Toutes les fois que nous avons envoyé des apôtres pour prêcher quelque cité, ses plus riches habitants leur disaient : Nous avons trouvé nos pères suivant ce culte, et nous marchons sur leurs pas (âthârihim). » (43 : 21-23)
Retenons quelques éléments récurrents :
- Ceux qui refusèrent d’écouter Muhammad à cette époque évoquaient le fait qu’ils préféraient regarder dans le passé plutôt que dans l’avenir et imiter leurs ancêtres dans leurs coutumes.
- Les Prophètes envoyés par Dieu avant Muhammad ont subi le même genre d’échec face à ceux qui s’agrippaient aux anciennes coutumes.
- Le cheminement dont firent preuve les partisans des coutumes passées n’est pas vu dans l’optique de se frayer un nouveau chemin (comme on l’a vu avec les concepts de sunna et de charia) mais de marcher sur un chemin déjà tout tracé dans le passé.
On retrouve fréquemment dans ces versets l’expression « sur leurs pas » : âthârihim : de la racine a-tha-ra signifiant « le vestige, le monument, le meuble » ou encore « rappeler, faire mention, citer, suivre les traces de quelqu’un, marcher sur ses traces ». Alors que précédemment les mentions de cheminement (sunna, charia) désignent le fait de tracer une nouvelle voie, cette terminologie (âthârihim) désigne le fait de suivre les Anciens : c’est-à-dire de faire preuve d’imitation et de refuser toute innovation. Rester dans le passé est critiqué par le message coranique.
Le texte coranique met en scène cette idée : ces individus se seraient précipités sur ce chemin déjà tout tracé : yahraʿûn est ici utilisé (Coran, 37 : 69-70), de la racine ha-ra-ʽa, il signifie bien cette idée de courir, d’aller vite (mais d’un pas tremblant) et de courir avec frayeur sans réfléchir.
La turpitude est exprimée par fahsha (Coran, 7 : 28) : de la racine fa-ha-sha : signifiant le fait d’être affreux, abominable, détestable, de tenir des propos indécents et obscènes, de commettre des choses atroces (meurtre, pillage) et d’être insolent. Ces individus du temps de Muhammad auraient utilisé l’excuse divine pour commettre des atrocités.
Comment les imitateurs du passé sont-ils présentés ?
Enfin, ceux qui imitent les Anciens sont ceux qui ne savent pas (lâ yaʿlamûn) donc ceux qui n’ont pas la Science divine : ils ne sont pas dignes de ce que Dieu a donné à Adam (les noms de tous les êtres : Coran, 2 : 31). Ce sont aussi ceux qui ne raisonnent pas (lâ yaʿqilûn). La racine ʿa-qa-la implique l’idée de comprendre, d’entendre comme un être doué de raison, de connaître, de ne pas être un ignorant, d’avoir de l’intelligence, de saisir quelque chose en homme d’esprit et de surpasser quelqu’un en esprit et en intelligence. Ce terme renvoie une fois plus à la nécessité de s’instruire et de raisonner, puisque la racine ʿa-qa-la désigne celui qui rivalise d’intelligence, de sagesse et d’esprit.
Ici, cette qualité n’est pas attribuée à ceux qui regardent le passé et ne font qu’imiter sans innover ou renouveler leurs connaissances et leurs pratiques. Ces imitateurs ne se comportent que comme des esclaves du passé, sans aucune autonomie, sans capacité d’action sur leur monde contemporain, et sans être capable d’analyser avec recul leurs propres pratiques.
Un passé révolu
Ce ne sont pas les seuls versets qui réprouvent cette habitude de regarder en arrière. À de nombreuses reprises, le Coran parle des nations et peuples révolus qui n’ont cessé de s’attacher à leurs anciennes coutumes et leurs mauvaises habitudes, sous prétexte qu’elles étaient légitimes puisqu’elles avaient traversé les âges et qu’il fallait respecter les Anciens jugés intouchables.
Ces coutumes et ces règles sont appelées par le terme sunnat al-awwalîn ou par sunan (les règles, les traditions) associé à l’expression min qablikum (de vos devanciers, ceux qui étaient là avant) (Coran, 3 : 137 / 4 : 26 / 8 : 38 / 15 : 13 / 18 : 55 / 35 : 43).
« Dis aux dénégateurs que s’ils en finissent, Notre indulgence leur sera acquise pour les faits antérieurs. S’ils recommencent…eh bien ! Le système des Anciens est passé (madat sunnat al-awwalîn). » (8 : 38)
« Ils refusent d’y croire et voilà révolu le système des Anciens (khalat sunnat al-awwalîn). » (15 : 13)
Deux verbes insistent sur l’aspect révolu de l’ancienne règle (celle des ancêtres) : madat et khalat.
Madat vient de la racine ma-dâ signifiant « avoir eu lieu, emmener, emporter, exécuter, accomplir, passer, se passer, être passé ». Comme nom, on trouve al-mâdi : le passé, ce qui s’est écoulé.
Khalat vient de kha-lâ signifiant « être vide, être vacant, offrir un vide » : sous-entendu « n’être plus, être mort, une place vacante » ou encore « quitter, abandonner, laisser à une chose ». Ce terme se retrouve systématiquement pour parler de ceux qui étaient là avant et du fait que cette période est révolue (Coran, 2 : 14, 134, 141, 214 / 3 : 119, 137 / 5 : 75 / 7 : 38 / 10 : 102 / 13 : 6, 30 / 15 : 13 / 24 : 34 / 33 : 38, 62 / 40 : 85 / 41 : 25 / 46 : 17, 18, 21 / 48 : 23…).
La sunnat Allâh (la règle de Dieu)
Distinguer Esprit et lettre de la Loi
Rappelons ce que signifie réellement le terme de « loi » en français. Dans ce concept juridique, on trouve deux éléments : l’Esprit et la lettre d’une loi. L’Esprit de la loi est son interprétation. C’est l’intention et le but recherchés par le législateur à travers cette norme. La lettre de la loi est son texte. Autrement dit, l’Esprit est la forme, la lettre le contenu. L’Esprit est la méthode utilisée pour faire une loi, il résume son intention, son caractère. La lettre s’adapte à un certain contexte, elle ne concerne qu’une société à un temps donné et dans un espace donné.
L’Esprit serait plutôt ce qui transcende le temps : une loi contient un certain nombre de valeurs, de notions abstraites et suffisamment souples et génériques pour permettre d’adapter la lettre à un autre contexte. On peut correctement adapter un texte de loi à un nouveau contexte si on respecte son Esprit. On briserait ce dernier si on appliquait textuellement un ancien texte normatif à un autre contexte. Montesquieu formule cela dans l’Esprit des lois.
Prenons un exemple chrétien pour mieux comprendre : dans Matthieu (5 : 20-44) :
« 20 : Car je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux. »
Il est fait mention de la nécessité de dépasser et donc de faire évoluer les anciennes normes pharisiennes pour inventer une nouvelle loi. Par plusieurs exemples, le Christ illustre le fait qu’obéir à la lettre de la Loi revient à faire une action physique, tandis qu’obéir à l’esprit de la Loi consiste à accomplir une attitude intérieure et plus abstraite. Par exemple :
« 27 : Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. »
Respecter la lettre, c’est simplement s’abstenir physiquement de l’adultère ; mais obéir à l’Esprit : c’est se contrôler, se tempérer, et ainsi ne pas désirer quelqu’un (commettre l’adultère dans son cœur).
Ainsi, en fonction des circonstances, l’Esprit de la Loi ne doit pas être oublié, la lettre (le contenu), elle, doit s’adapter.
Sunnat Allâh/Esprit & sunnat al-awwalîn/lettre ?
On peut faire l’hypothèse que la sunnat Allâh (la Loi divine) serait l’Esprit de la Loi et non la lettre qui s’adapte à son époque (sunnat al-awwalîn). En étudiant ainsi une Loi trouvée dans un texte sacré, il ne faut pas se contenter de l’appliquer à la lettre, il faut en saisir l’esprit, son intention, par un effort d’abstraction. Il s’agit d’essayer de chercher ce que le créateur de la Loi a voulu inciter comme méthode, comme attitude et posture, comme disposition de l’esprit, comme façon de faire pour telle ou telle circonstance, et appliquer la même méthode mais avec un contenu différent.
Il est impossible qu’une loi renferme tous les cas particuliers. En revanche, il est possible d’accompagner une loi par une méthode permettant d’interpréter d’autres cas, cette méthode d’interprétation, c’est l’Esprit de cette loi. Ainsi est dit dans la Bible :
« La lettre tue, mais l’Esprit vivifie. » (II Corinthiens, III, 6).
La lettre représentait alors le texte de l’Ancien Testament. Il ne s’agissait pas de jeter la lettre, mais de l’adapter grâce à l’Esprit et ainsi de revivifier le texte : en reprenant Matthieu (5 : 20), dans son Commentaire, Origène dit :
« Ce n’est pas à cause de la Loi, (c’est-à-dire la lettre) à laquelle ils (les Pharisiens) semblaient croire, (…) mais à cause de leur mauvaise interprétation de la Loi et de ses textes. »
Pour trouver l’Esprit de la loi divine, il faut donc faire cet effort d’interprétation et d’adaptation et ne pas nous soumettre à la lettre appliquée par les générations précédentes qui d’une part obéissaient à un autre contexte et d’autre part ont pu se tromper. Ainsi, les prophètes ne se contredirent pas : la lettre de leurs lois différa mais ils furent unis par le même Esprit divin qui a pour principe fondamental de constamment revivifier la lettre, à toutes les époques.
Il y a dans tout verset une dimension historique, liée au contexte de révélation (asbâb al-nuzûl) qu’il faut changer et une dimension universelle et atemporelle (l’Esprit) qui permet de guider la manière dont on peut adapter le contenu d’une nouvelle règle.
On peut sans aucun doute rattacher cette distinction Esprit/lettre avec la distinction entre sens apparent (zâhir, la lettre) et sens caché (bâtin, l’Esprit). Les deux vont ensemble mais l’Esprit/bâtin doit éclairer et faire changer la lettre/zâhir. C’est d’ailleurs ce que dit Henry Corbin dans En Islam Iranien (Paris Gallimard, vol. 1, p. 153-157) :
« L’exégèse symbolique spirituelle s’attache au maintien simultané de la lettre, le zâhir, et de son sens caché, le bâtin, car c’est à cette condition que l’apparence littérale devient transparence d’un autre monde. Mais cette transparence ne se produit que par l’écran de la lettre. (…) Les livres saints racontent des événements, dont la « geste extérieure », c’est-à-dire, l’histoire, le zâhir, se présente comme accompli dans le passé ; ils mettent en scène des personnages, des faits et des gestes, des figures du passé. Il faut cependant que ces événements et ces êtres aient un sens différent de celui qu’ils auraient, s’ils figuraient simplement dans un livre profane. S’ils ont un sens pour la vie et la mort de celui qui les lit, c’est qu’ils ne sont pas simplement des événements du « passé », des événements enregistrés dans des chroniques. (…) Le cinquième Imâm, Muhammad Bâgir (m. 733) déclarait avec force à ses familiers : « Si la révélation du Coran n’avait de sens que par rapport à l’homme ou au groupe d’hommes à l’occasion desquels tel ou tel verset furent révélés, alors tout le Coran aujourd’hui serait mort. Non pas ! Le Livre Saint, le Coran est vivant, jamais ne meurt ; ses versets s’accompliront chez les hommes de l’avenir comme ils se sont accomplis chez ceux du passé. »
C’est la permanence de cet Esprit qui permet de revivifier le texte coranique dans son sens apparent à toutes les époques. C’est d’ailleurs cela qui fait toute la puissance du Coran et de tout texte religieux, c’est sa capacité à être revivifié à toutes les époques et chez tout individu. La sunnat Allâh serait cet Esprit et redonnerait sans cesse vie à la sunnat al-awwalîn, qui serait la lettre de la Loi. C’est pourquoi il est nécessaire de ne pas considérer le Coran comme un texte fixe, intouchable et immuable, confiné au VIIe siècle. Faire cela revient à enlever sa capacité de recréation interne et ainsi à faire mourir le texte.
Se tourner définitivement vers l’avenir
Ainsi, on trouve dans le Coran ce verset :
« Muhammad n’est qu’un envoyé : d’autres envoyés ont passé avant lui. Alors s’il meurt de mort naturelle ou s’il est tué, vous vous retournerez sur vos talons ? Se retourner sur ses talons ne nuit à Dieu en rien, mais Dieu récompense ceux qui témoignent leur gratitude. » (3 : 144)
Ce verset semble confirmer que le cheminement doit aller vers l’avenir. Il s’agit de ne pas rebrousser chemin. Il met à mal les analyses actuelles qui tendent à vouloir retourner vers le passé. Souvent, les partisans de ce retour au passé estiment qu’il serait justifié par le fait que le Coran ne parle que du contexte de l’époque, et que c’est l’attitude des anciens polythéistes qui est à critiquer et non celle des pieux prédécesseurs qui sont venus après le Prophète, car ayant atteint la perfection. Or, dans le verset précédent cité, Dieu ne s’adresse plus aux awwalîn (ceux contre qui Muhammad s’est insurgé) mais aux nouveaux musulmans eux-mêmes, qu’il met en garde de ne pas reproduire les mêmes erreurs en regardant à nouveau dans le passé et en mettant le Prophète à une place qui n’est pas la sienne.
Muhammad ne fut qu’un envoyé comme les autres : ce qui perdure n’est que la loi-Esprit de Dieu (sunnat Allâh) et non la loi-lettre de Muhammad et ses contemporains (sunnat al-awwalîn). Ici, le texte coranique nous enjoint qu’une fois Muhammad mort, il est du devoir des peuples postérieurs de ne pas imiter les awwalîn (les précédents, les devanciers), c’est-à-dire nos ancêtres. Prendre le Prophète comme modèle n’est pas l’imiter au pied et à la lettre, mais se mettre dans la même posture critique lorsqu’il s’insurgea contre ses propres ancêtres et sa société d’origine. C’est d’ailleurs ce que firent tous les Prophètes en inventant sans cesse une adaptation nouvelle de l’Esprit de la Loi divine, créant de nouvelles sociétés et de nouvelles normes, créant une nouvelle lettre de la Loi.
La sunnat Allâh, ou la permanence d’une méthode de perfectionnement
Cependant, le terme de loi est encore inadapté. Il ne convient pas de considérer la sunna comme un ensemble de normes juridiques, mais d’en finir avec cette vision. La sunna doit être une posture et une disposition de l’esprit, qui doit être en constante vigilance pour se perfectionner et trouver les réponses spirituelles ou sociales adaptées à chaque situation et à chaque période, d’où l’idée de discipline et de règle. Notre esprit doit être sans arrêt sceptique et alerte. Il s’agit de s’éduquer : de s’ex-ducere, de se conduire hors de soi-même pour mieux revenir ensuite et avoir suffisamment de recul avec notre environnement.
Le Coran dit que la sunnat Allâh ne doit jamais changer, qu’elle ne doit jamais être échangée contre d’autres types de règles ou de lois (que l’on interprète ici comme étant celles des ancêtres – et non comme celles des États actuels comme le revendiquent certains fondamentalistes) (Coran, 17 : 77 / 33 : 38 / 33 : 62 / 35 : 43 / 48 : 23).
Or, ce qui ne doit pas changer, ce n’est pas le contenu de la Loi mais son contenant qui serait une méthode qui nous enjoindrait à tous de de parfaire une forme, de la modeler, la polir, l’aiguiser, l’embellir et de la perfectionner à l’infini. Cette méthode de la sunna nous demande donc de changer, d’innover, de transformer le monde sans jamais répéter ce qu’ont fait les Anciens mais dont le but est de prolonger et faire revivre le travail prophétique.
Terminons cet article par ce brillant passage de Souleymane Bachir Diagne (Comment philosopher en Islam ?, chap. 1 « Et comment ne pas philosopher ? », Paris, 2014) :
« Rester fidèle au message du Prophète en continuant sa sunna, sa coutume, et en évitant ainsi toute innovation qui fût une déviation de la voie qu’il avait tracée, c’était bien entendu ce qu’il fallait faire (NDLR : d’après la science des traditions). Mais quand la vie elle-même était innovation continue, comment fallait-il entendre la fidélité ? Que commandait-elle dans les circonstances sans cesse renouvelées que le mouvement de la vie apportait ? »
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