D’un point de vue personnel et spirituel, ce que j’apprécie le plus dans le mois de Ramadan, c’est justement la lecture du Coran. Elle me permet de méditer profondément, de provoquer des états spirituels particulièrement vivifiant et créatifs mais aussi de réfléchir au statut du Coran en islam. On dit souvent que le jeûne du Ramadan est un pilier. Or, ne l’oublions pas, les cinq piliers de l’islam dont fait partie le jeûne selon la tradition ne sont devenus piliers que parce qu’un hadith les a déclarés piliers. Ces derniers sont bien présents dans le Coran, mais regroupés autrement et souvent avec d’autres éléments supplémentaires, notamment des vertus et valeurs comme la patience (sabr), les actions intègres (salihât) ou encore la foi (imân).

Par rapport aux horaires du Ramadan, le Coran dit ceci : « Il vous est permis de manger et de boire jusqu’au moment où vous pourrez distinguer un fil blanc d’un fil noir. » (Coran, 2:187). C’est à partir de cette phrase que l’on a déduit l’idée qu’il ne faut ni boire ni manger de l’aube au coucher du soleil. Cette prescription s’adaptait sans doute très bien à l’époque de Muhammad où les horaires étaient réduits par rapport à notre situation actuelle dans l’hémisphère nord et où la vie quotidienne et sociale s’adaptait à ce rythme pour faciliter la vie des jeûneurs.

Dans les autres passages sur le Ramadan, le Coran s’exprime sur les moyens de remplacer le jeûne en cas de maladie, de voyage mais aussi si le jeûne n’est pas exécuté par celles et ceux qui peuvent pourtant le supporter (Coran, 2:184). Ces derniers doivent alors assurer en compensation la nourriture d’un pauvre, même s’il est dit qu’il est préférable de jeûner. Ainsi, le Coran évoque la possibilité de ne pas jeûner, donc d’être libre sans que cela s’accompagne de menaces de brûler en Enfer.

Voilà pour ce qui est écrit. Personnellement, je pense que ce que dit le texte n’a finalement que peu d’importance car, comme je l’ai dit dans ma précédente chronique, j’estime que le Coran n’avait qu’un seul destinataire : la société de Muhammad entre les années 610 et 632. Tout ce qui est dit sur le mode prescriptif s’adressait avant tout aux acteurs de l’époque et non pas à nous car les règles édictées étaient adaptées à la société du Prophète. Ainsi, de la même façon qu’il aurait été absurde de révéler le Coran en chinois à des populations arabophones, il aurait été tout autant absurde de prescrire des normes religieuses et sociales qui n’étaient pas compréhensibles et adaptables par ces mêmes populations.

Le Coran est un texte immanent, qui s’est adapté à la forme de l’époque du Prophète. Il s’est adapté au temps de l’époque, aux valeurs, aux habitudes et coutumes du premier siècle de l’islam. Ces dernières ne sont plus les nôtres aujourd’hui, nous ne vivons plus au même rythme, nous ne vivons plus dans la même zone géographique et nous ne mangeons et ne buvons plus de la même manière. Je trouve même que c’est presque trahir le texte que de l’appliquer sans aucune concession à notre contexte et lui prêter d’autres intentions. C’est aller à l’encontre du temps qui passe, des sociétés qui évoluent, tout cela justement voulu et accepté par Dieu, d’où la nécessité de bien connaître le contexte historique et anthropologique dans lequel chaque verset a été révélé.

Cette discipline est appelée celle des asbâb al-nuzûl (conditions de la Révélation) et est utilisée depuis les débuts de la constitution du dogme en islam : cela n’a donc rien d’une innovation des temps modernes que de l’utiliser ! A cette méthodologie de lecture, on peut y ajouter les nouvelles connaissances acquises par sciences humaines et sociales actuelles comme la sociologie, l’anthropologie et l’histoire qui nous permettent d’éclairer cette période et les mentalités des sociétés de l’époque.

Contextualiser le Coran, c’est le remettre dans son contexte historique et littéraire. Ce n’est donc pas l’adapter, voire le transformer à la lumière de notre contexte actuel. Contextualiser, ce n’est donc pas lire dans le texte des choses qui s’adresseraient à nous, modernes, puisqu’au départ le texte n’avait pas cette vocation.

Contextualiser, c’est obéir à une règle primordiale dans la critique historique d’un texte : on ne doit jamais analyser un texte à la lumière de son contexte postérieur, en connaissant la fin de l’histoire des événements relatés. On doit toujours analyser un texte de la même manière que la société qui en était la destinataire, à savoir celle de Muhammad.

Contextualiser, c’est donc montrer que ce texte ne pouvait s’adapter qu’à un seul contexte, un seul temps, une seule société, et c’est mettre en valeur la manière dont il était adapté à son temps et donc non adaptable à notre contexte.

Mais alors, que faire du Coran aujourd’hui ? Peut-il encore nous servir ? Comment le lire ? Sûrement pas en nous imaginant que nous sommes ses destinataires. Le Coran est pour moi une création divine et humaine : divine car seul Dieu est éternel, donc Dieu n’a pu créer quelque chose de co-éternel à Lui et inaltérable par le temps ; création humaine car Muhammad a pris part activement à la parole coranique et n’était pas qu’un support de récitation passif, et aussi car le texte que nous avons sous les yeux est le résultat d’une compilation effectuées sous l’ère des premiers califes de l’islam.

Avec tous ces éléments, il me paraît difficile de prendre pour argent comptant tout ce que nous dit le Coran qui n’est pas un texte nous donnant des réponses puisque nos questions actuelles et nos mentalités ne sont pas les mêmes. Pour moi, puisque seul Dieu est éternel, tout le reste est affaire de raisonnement personnel. Ce dernier est le seul à décider de mes besoins spirituels pour me rapprocher de Dieu. Si j’ai besoin d’un jeûne de 18h, alors oui pourquoi pas, c’est selon la capacité de chacun(e) ; mais si je n’en ai pas besoin, si j’ai envie de ne pas jeûner ou seulement lors d’une dizaine d’heures, alors personne n’a à me juger et sûrement pas par l’argument péremptoire et médiocre du type : « C’est écrit donc tu dois le faire ainsi ».

Le cœur de l’islam est l’unicité divine et non le Coran donc si l’on veut prendre une décision cultuelle personnelle différente de ce que dit le texte, il est selon moi même inutile d’essayer de se justifier en trouvant une interprétation qui aille dans notre sens, en déterrant une preuve (dalîl).

Notre capacité d’introspection pour connaître nos besoins spirituels, notre entendement et notre capacité à décider doivent suffire à être légitimes. Le plus grand bienfait de l’islam est selon moi de se retrouver seul(e), avec sa raison et son cœur, face à Dieu, dont le Jugement dernier est la meilleure des paraboles pour comprendre cette situation de simplicité et de nudité.

Paix. Salâm.