J’aimerais proposer ici ma propre méthode de lecture du Coran qui a bien entendu ses limites et n’aspire pas du tout à être la meilleure, ni à être originale puisque je m’inspire de nombreux travaux déjà effectués sur les lectures du Coran. Il s’agit simplement de la présentation d’un itinéraire personnel au sein du Coran.
J’ai délimité trois types de passages dans le Coran en fonction du ton employé :
1/ La tonalité rhétorique : elle entraîne l’adhésion du lecteur ou de l’auditeur, le persuade de la validité d’une thèse ou d’une analyse. Elle le pousse à agir en communiquant une sorte d’enthousiasme. Ce ton se retrouve dans les discours prononcés par Muhammad sous inspiration divine auprès de ses alliés ou ses ennemis. Sous-catégorie : la tonalité polémique qui vise à critiquer agressivement.
2/ La tonalité prescriptive : elle constitue un commandement, un ordre, qui incite le récepteur à agir d’une certaine façon.
3/ La tonalité mystique : elle vise à faire méditer et réfléchir sur des choses cachées, secrètes ou très difficiles à conceptualiser pour l’esprit humain. Elle vise à qualifier, désigner ou décrire des expériences spirituelles avec une réalité transcendante non discernable par le sens commun, appelant à faire l’expérience d’états modifiés de conscience pour atteindre l’Absolu.
1/ Les versets rhétoriques
Parmi ces versets, je distingue trois sous-catégories :
1/ Les versets traitant des menaces ou promesses de l’Enfer et du Paradis, de la rétribution, des péchés et du salut.
2/ Les versets polémiques face aux ennemis de Muhammad et inversement ceux décrivant le « parfait » croyant.
3/ Les versets guerriers.
1/ Les versets sur la rétribution
Lorsque Muhammad a commencé à prêcher les premières révélations, il lui fallait persuader les gens de le suivre et de s’allier à ses côtés. Comme dans tout discours littéraire argumentatif, le but est parfois d’user de figures de style et d’exagérations pour emporter l’adhésion de l’auditeur. Ainsi on remarque à de très nombreuses reprises dans le texte tous les éléments qui mettent en scène Muhammad comme un orateur. Selon moi, les menaces de l’Enfer pour les ennemis de la nouvelle Révélation et la promesse du Paradis pour les alliés de Muhammad servaient sans aucun doute à persuader. Or, on ne peut persuader que si on use des peurs et espoirs de son interlocuteur, que si l’on amène à croire, penser ou vouloir faire quelque chose en jouant sur sa sensibilité, par voie de séduction.
Quoi de mieux que de promettre un Paradis qui ressemble en tout point aux oasis du désert, havres de paix pour les bédouins de l’époque de Muhammad et de menacer de l’Enfer et du Feu, lieu qui ressemble aussi en tout point au désert en lui-même ? Quoi de mieux que de parler de voie droite qui mène vers Dieu ou une source d’eau alors que la pire crainte était de se perdre dans ce désert et de mourir de soif ?
Ainsi, il me semble inapproprié de prendre ces versets comme s’adressant encore à nous et pour argent comptant ou encore comme s’ils exprimaient à la lettre la manière dont Dieu procèderait réellement pour nous juger. Il est donc inutile voire profondément malveillant de menacer aujourd’hui quelqu’un de croupir en Enfer s’il commet tel ou tel péché puisque cela reviendrait à idolâtrer le Paradis à la place de Dieu.
Rabîʿa al-ʿAdawiyya (713-801), grande poétesse des premiers temps de l’islam, a d’ailleurs largement insisté là-dessus :
« Ils t’adorent par contre de ton Enfer / Ils voient tous / Que le salut est le meilleur dû / Je n’ai rien à dire au sujet de l’Enfer et du Paradis / Moi, je n’accepterai rien / En échange de Celui que j’ai aimé. »
Voyageur en a déjà parlé dans cet article : cette grande figure de la mystique musulmane se promenait avec une torche et un seau d’eau pour enflammer le Paradis et assécher l’Enfer afin que l’adoration soit purement orientée vers Dieu et non de nouvelles idoles. Ainsi, ne prenons pas autant au pied de la lettre ces figures de style qui ne visaient sans doute qu’à persuader un auditoire et non révéler une vérité cachée.
On peut bien sûr comprendre l’Enfer et le Paradis de manière ésotérique mais je me contente ici de ne pas trancher sur les interprétations mystiques qu’on peut en faire. J’estime simplement que, concernant le sens exotérique, il ne s’agit pas de croire que finalement seul notre salut compte, de manière égoïste, et qu’il est selon moi irrespectueux d’utiliser ces versets pour hiérarchiser les croyants entre eux et de se croire supérieur(e) aux autres.
La règle que je me fixe : le sens ésotérique d’un verset ne doit que me concerner dans mon lien à Dieu ; si ce sens implique le jugement ou l’interaction avec autrui, alors il est néfaste et est à repousser.
2/ Les versets sur les ennemis de Muhammad et sur le « parfait » croyant
Outre les passages sur l’Enfer et le Paradis, je fais entrer dans la catégorie des versets rhétoriques tous ceux qui concernent le jugement des ennemis de Muhammad qui sont qualifiés par des termes très spécifiques et, pour certains, très insultant : dénégateurs (kuffâr), hypocrites (munâfiqûn), gens du Livre, juifs et chrétiens (ahl al-kitâb), idolâtres (mushrikûn)…
Ces versets ont des conséquences néfastes s’ils sont pris au pied de la lettre : ils amènent beaucoup de musulman(e)s soit à classer les gens en plusieurs catégories, divisant athées et croyants, mais aussi à excommunier leurs propres coreligionnaires : de manière quiétiste, simplement par le discours, la violence est alors symbolique mais tout aussi grave ; et de manière activiste, par le meurtre. Ces versets quand ils sont pris comme s’adressant encore à nous poussent ainsi beaucoup de musulmans à juger en permanence la pratique de leurs coreligionnaires.
De nouveau, les menaces proférées dans le texte doivent être à prendre dans leur intention littéraire : des discours récités par Muhammad pour effrayer l’ennemi, pour persuader ses alliés, une violence essentiellement verbale et surtout des ennemis clairement identifiés historiquement : les Mecquois ou encore les chrétiens et juifs de l’époque qui s’étaient opposés à Muhammad. En aucun cas donc on ne peut croire qu’on pourrait voir dans ces dénominations des ennemis actuels. De même, celles et ceux qui pensent adhérer à l’image du/de la parfait(e) musulman(e) projetée par le Coran ne font finalement que pécher par orgueil en se sentant supérieur(e)s aux autres, alors qu’il ne s’agit encore une fois que de procédés rhétoriques de persuasion réservés à l’auditoire du Prophète.
3/ Les versets guerriers
S’il en existe beaucoup invitant à prendre les armes voire à tuer ses ennemis avec pour récompense le martyr et le Paradis, c’est encore une fois la trace de passages argumentatifs. Ces versets n’ont été révélés que parce qu’à l’époque les alliés du Prophète manquaient d’engouement pour partir au combat. En effet, un homme de tribu était à l’époque bien plus utile vivant que mort : les bédouins refusaient tout combat où ils risquaient de perdre la vie et où il n’y avait pas de compensation matérielle.
Muhammad avait donc tout intérêt à faire miroiter une vie après la mort et une grande récompense auprès de Dieu pour motiver ses troupes. Ainsi, alors qu’aujourd’hui les jihadistes pensent que ces versets s’adressent à eux en estimant qu’au temps du Prophète tous les combattants avaient envie de ce martyr : c’est une grossière erreur car c’était tout le contraire. Les contemporains de Muhammad aimaient la vie plus que tout au point de désobéir à leur Prophète ! Ces versets n’étaient là que pour contrebalancer la réalité et argumenter afin de ne pas perdre le combat contre les Mecquois.
Voilà donc pour les passages rhétoriques. Il n’y a qu’à prendre conscience du ton littéraire utilisé dans ces versets pour comprendre qu’il s’agit celui d’un discours prononcé face à un auditoire, sur la tonalité du prêche et donc de provoquer des effets d’annonce. C’est ce travail rationnel d’analyse littéraire qui me laisse penser que ces versets ne s’adressent plus à nous, gens du XXIe siècle puisque le contexte d’opposition entre Médinois et Mecquois est révolu.
2/ Les versets prescriptifs
D’autres passages utilisent un autre ton : celui de la prescription, ils édictent des normes pour mesurer ce qu’il est licite ou illicite de faire. Parmi ces versets, on a deux sous-catégories :
1/ Les normes sociales qui incluent le corpus légal de la nouvelle communauté musulmane et la mise en place d’une éthique musulmane.
2/ Les normes religieuses qui incluent tous les rites et les dogmes.
1/ Les normes sociales et éthiques
Toute norme humaine n’est efficace et appliquée que lorsqu’elle s’adapte aux conditions anthropologiques, politiques et sociales d’une communauté donnée. Ainsi, lorsque les temps changent, les normes changent nécessairement puisqu’à chaque fois un nouveau contexte émerge avec son lot de nouvelles questions et de nouveaux problèmes. Nécessairement les peurs, les craintes, les envies mais aussi les valeurs et les vertus ne sont pas les mêmes en fonction du temps qui passe. Il faut donc recréer des lois communes pour s’adapter à cela : que ce soit des lois positives (celles que fabriquent les différents pays) ou des lois morales universelles basées sur des principes valables pour tous et toutes. C’est tout simplement l’étude du sens général de l’Histoire qui nous montre que toutes les sociétés humaines se sont adaptées au temps qui passait, même les plus conservatrices car les êtres humains n’ont tout simplement pas le choix. Il n’y a qu’à voir la société wahhabite saoudienne qui prétend ne pas vouloir s’adapter à la modernité tout en basant son économie sur sa rente pétrolière et le développement de technologies de pointe.
D’après ces éléments, les normes sociales dictées par le Coran ne sont, selon moi, plus à respecter : d’une part car certaines sont en inadéquation avec notre éthique et nos valeurs universelles actuelles (femme inférieure à l’homme, esclavage, …), j’entends par là celles des droits de l’Homme et que, d’autre part, celles qui sont en accord avec ces valeurs (générosité, etc.), sont de fait inutiles car elles ne font que répéter ce qui est inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’Homme. On peut bien sûr s’inspirer des versets éthiques en accord avec nos valeurs actuelles pour transformer notre comportement, mais ils n’ont selon moi plus la même utilité et la même originalité qu’à l’époque puisque nous pouvons puiser dans d’autres textes non-musulmans et athées la même éthique.
2/ Les normes religieuses
Nous sommes au XXIe siècle, nous sommes donc passés par des périodes avec de nouveaux penseurs, de nouvelles interprétations sur ce que pourrait devenir la religion aujourd’hui. Nous ne pouvons pas donc pas nier ces éléments qui ont évoqué la nécessité pour la dignité humaine de sortir d’une logique de soumission à un ensemble de clercs, d’interprétations officielles ou de textes et de sortir d’une uniformisation des pratiques et des dogmes au détriment de la liberté individuelle. Tous ces éléments n’existaient pas l’époque du Prophète mais doivent nous faire réfléchir sur la nécessité d’injecter dans nos rites religieux une nécessaire personnalisation et surtout une liberté de conscience.
Ces rites ne sont donc pour moi que des indicateurs, des directions, des boussoles et des repères mais ne peuvent plus en aucun cas être des considérés comme des obligations ou des critères pour qualifier un bon d’un mauvais musulman. Sinon, cette dernière tendance va automatiquement faire advenir de mauvaises conséquences : dire que ce sont des obligations revient à hiérarchiser les niveaux d’islamité, revient à nier la liberté de conscience de l’individu et permet de légitimer pour certains le meurtre religieux ou tout autre punition légale ou symbolique.
Le rite et la foi touchent aux territoires de l’intimité, ceux où l’individu est seul face à lui-même et face à Dieu, personne n’a donc à juger de ces comportements secrets.
Ainsi, pour la question de ces versets normatifs, c’est la règle du convenable (ma’rûf) qu’il s’agit d’appliquer ici : celle de l’adaptation à notre époque, à ce que notre temps a fait naître. Le ma’rûf c’est ce qui est adapté à chaque situation, à chaque lieu mais aussi à chaque personnalité, à chaque individu.
3/ Les versets mystiques
Le reste des versets coraniques traitent majoritairement de Dieu, de Muhammad et de sa mission, de la Révélation, de la Création, de la place de l’être humain dans l’univers et de son lien avec Dieu. Ces thèmes quant à eux sont nettement moins ancrés dans un temps précis. Ils traitent justement d’un temps mythique, métahistorique. Ces versets ne font que décrire, inviter à la réflexion et non prescrire : la tonalité du discours est souvent mystique, et non plus persuasive ou prescriptive. Ce sont des passages où il n’est pas demandé au lecteur d’adhérer à un discours ou d’appliquer une norme mais où il est libre de les interpréter.
Ce sont ces passages auxquels je m’attache le plus : je garde à l’esprit qu’ils ne doivent jamais être pris au pied de la lettre, car la fonction d’un texte est d’user de moyens linguistiques pour faire comprendre des choses (notamment par le biais de la parabole et la métaphore). Je garde aussi à l’esprit qu’ils étaient d’abord adressés aux gens de l’époque, qui les comprenaient en fonction de leurs références culturelles et littéraires différentes des miennes. C’est donc aussi pour cette raison de distance temporelle que nous avons du mal à saisir toutes leurs références implicites. Ainsi, ils ne sont pas pour moi des vérités absolues mais simplement des points de départ, des directions, des propositions de réflexion et de méditation sans fin.
Pour conclure : je n’ai pas embrassé l’islam dans le but d’entrer dans une communauté et d’être reconnue par cette dernière en calquant mes pratiques sur celle des autres. Je suis entrée dans l’islam pour essayer de comprendre et de faire l’expérience de Dieu. Je n’ai donc pas besoin du Coran pour me dire ce que je dois faire ou penser de moi ou des autres, je n’ai pas besoin du Coran pour me dire comment me comporter en société ou comment guider mon éthique au quotidien, tout simplement car aujourd’hui d’autres références textuelles peuvent aussi me donner des réponses plus adaptées à mon temps et plus explicites. En revanche, j’ai besoin du Coran pour essayer de toucher du doigt le mystère divin, le mystère de la Révélation et de la Création, le mystère de la réalité muhammadienne et celui de la condition de l’Homme dans l’univers. C’est pourquoi ce sont ces versets qui me guident au quotidien et non les autres, qui ne sont pour moi que des traces du passé.
Paix. Salâm.
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