Au vu des débats actuels, il est bon d’avoir un éclairage sur la question de l’imamat féminin. Quels sont les arguments pour et les arguments contre ? Voici une tentative de présentation générale, mais nous l’espérons, riche d’informations.

Le rejet sur base de « consensus »

Soyons clairs d’emblée, aucun passage coranique n’interdit l’imamat féminin. Aucun passage coranique, ne décrit non plus ce qu’est l’imamat tout court. Autrement dit, les fonctions de l’imam n’ont été formalisées que par les fuqaha qui ont élaboré le fiqh surtout à partir du IXe siècle. Ce qui est très évident, c’est que le principal argument présenté pour interdire l’imamat des femmes, est un ijmāʿ (consensus), plus fantasmé que réel. Rien que la question du consensus, pose problème en tant que tel. Quand on dit ‘consensus’, de quel consensus parle-t-on ? Celui des Compagnons du Prophète Muḥammad (sawas), les mêmes qui se sont allègrement menacés, disputés, et entretués ? Que l’on pense aux Compagnons « annoncés au paradis », le nec plus ultra des Compagnons du Prophète, et dont une bonne partie se divisa et s’entretua. Ou bien, faut-il entendre le consensus des « Pieux prédécesseurs » (as-salaf as-sāliḥ) ? Mais alors, lesquels ? Car là encore, les divisions se firent encore plus violentes. Ou alors encore, le consensus des « savants de la communauté » (ʿulamā) alors que l’on sait qu’il n’y a pas de possibilité de consensus universel des savants ?

Car en effet, les imams chafi’ites Abū Thawr (m. 170 H./854), al-Muzānī (m. 264 H./ 876), Abū-l-Tayyib al Tabarī (m. 439 H./1058 ap. J.-.C.) ; l’andalou Averroès (m. 596 H./1198) ; le hanbalite Ibn al-Jawzī (m. 597 H./1201), ou encore Ibn ʿArabī (m. 638 H./1240), tous ceux-là ont autorisés l’imamat féminin de manière complète. Deux avis contraires existent avec As-Shāfiʿī (m. 204 H./820), l’un l’autorisant l’autre non (notamment dans un chapitre de son livre Al um, dans un chapitre intitulé « la femme ne peut pas diriger la prière devant des hommes »). A noter qu’il semble que les mu’tazilites anciens n’aient pas permis l’imamat des femmes. Bien que les sources aient été systématiquement détruites, nous avons les traces de quelques femmes théologiennes mu’tazilites. Ainsi de la fille d’Abū ʿAlī al-Jubā’ī (m. 915), mais dont la postérité ne nous a pas rapporté le nom. Ou encore, Tāhira Bint Aḥmad al-Tanūkhyya (m. 1044), issue d’une famille mu’tazilite très connue d’Antioch ; ou encore Asma Bint Assad b. al-Furāt (m. 864), qui enseignait le fiqh hanafite à Kairouan, et qui était l’épouse du Cadi hanafite et mu’tazilite de Kairouan, Ibn abī-l-Jawād (m. 850), que Sahnūn, son successeur, fera périr sous la torture malgré les tentatives de sa femme pour le libérer.

Il va sans dire, qu’à l’image des anciens mu’tazilites, qui faisaient de l’ijtihād une réalité constante, nous le faisons aussi. Et nous estimons, contrairement à nos anciens, que rien n’interdit l’imamat intégral des femmes, si ce n’est le « consensus » dont il vient d’être question.

Sur quelles bases établir l’imamat ?

Trois des quatre écoles, autorisent l’imamat des femmes pour les femmes. Dans ce cas, il s’agit de l’imamat rituel, celui de la conduite de la prière collective. Généralement les textes ne séparent pas l’imamat dans sa dimension rituelle de sa dimension de prédication. C’est à partir d’un hadith attribué au Prophète selon lequel un imam doit être ‘aqra’uhom li-kitābi illāhi’, littéralement, celui (la forme est au masculin), « qui lit le plus le livre de Dieu ». La question est alors de savoir si l’imam doit être celui qui « comprend le mieux », sens que des imams ont supposés être la signification de l’expression, mais dans ce cas là, comment déterminer celui qui comprend le mieux ? Ou alors, comme le fît le grand imam Abū Ḥanīfa, prendre le terme au sens littéral, auquel cas, il faudrait privilégier celui qui « lit » le plus le Coran. Trois écoles autorisent donc l’imamat des femmes pour les femmes. Seule l’école malikite le rejette même dans ce cas là. L’école hanbalite, pourtant considérée comme la plus littéraliste, autorise même l’imamat d’une femme pour une assemblée mixte pour les prières surérogatoires (comme Tarāwīḥ pendant ramadan), à condition que la femme soit séparée de l’assemblée par un obstacle physique (rideau, paravent…). Cela car aucun texte reconnu n’interdit formellement l’imamat pour les femmes.

Um Waraqa et l’imamat féminin

Un hadith, celui d’Um Waraqa, rapporté par Abū Dā’wūd, dit même que le Prophète demanda à cette Compagnon, une des lectrices du Coran, de diriger la prière dans son ‘dār’. Mot problématique, qui peut être compris comme « maison », mais aussi comme « zone », « région ». On parle bien de « dār al-islām » pour parler du monde musulman. Autre réflexion, si le Prophète (s) avait chargé Um Waraqa de ne diriger que les gens de sa maison, pourquoi lui adjoindre un muezzin ?

Quoiqu’il en soit, c’est en s’appuyant sur ce hadith que les hanbalites et les traditionalistes reconnaissent la possibilité de l’imamat féminin, même réduit dans son étendue. L’analyse des sources scripturaires n’interdit nullement l’imamat des femmes. Le principal « argument », utilisé pour l’interdire est un consensus (ijmāʿ), dont le degré de fiabilité, comme tous les consensus, est sujet à caution. Dans une petite remarque d’Averroès sur l’iqāma (appel introductif à la prière), dans son traité du Bidāyat al mujtahid wa nihāyat al muqtassid, l’auteur pose la question de l’imamat des femmes et dit :

Il y a divergence quant à savoir si une femme peut diriger [la prière] ou non (ta’um al mar’a aw lā ta’um) ? Il est dit : par principe, elle est contrainte aux mêmes obligations cultuelles que les hommes, sauf s’il y a une indication de spécification (dalīl ʿalā takhṣīṣihā) [comme une mention de la grossesse par exemple, ce qui différencierait la prescription, à l’origine générale, la dirigeant exclusivement aux femmes, ndr]. Ou alors, faut-il considérer qu’elle est soumise aux mêmes contraintes cultuelles, ou faut-il encore en plus demander une preuve (yotlabu al-dalīl) [que les femmes sont soumises aux mêmes obligations[1] ?] ».

Autrement dit, on admet que les femmes doivent remplir les obligations cultuelles. Qu’elles sont soumises aux mêmes prescriptions et autorisations des hommes. Mais que sur l’imamat, on doit leur demander une preuve (dalīl) particulier ? C’est comme lorsque parfois, on demande constamment à certains d’en faire plus que les autres pour être reconnus égaux, égales en l’occurrence.

L’égalité hommes et femmes en islam

Un verset coranique répond exactement à la nécessité d’égalité de traitement, et dont même les circonstances de la révélation nous montrent qu’il est péremptoire (muḥkam), et donc pas circonstanciel. Ce verset est toujours valable partout et tout le temps. Il s’agit du passage XXXIII-35. Ce passage est d’autant plus éclairant, que les récits nous rapportent qu’un jour Um Salama selon une version, une autre épouse du Prophète (s) selon une autre, voire même une Compagnon femme, quoiqu’il en soit, une femme en tout cas, aurait interpelé le Prophète un vendredi matin (détail important) et lui aurait demandé : « pourquoi Dieu cite les croyants et ne cite pas les croyantes ? ». La réponse arrive alors que le Prophète est en pleine khutba. Il la récite immédiatement :

« Ceux et celles qui se soumettent, les croyants et les croyantes, les dévotieux et les dévotieuses, les hommes et les femmes de véridicité, de patience et de crainte, ceux et celles qui font l’aumône, jeûnent, contiennent leur sexe, pratiquent assidûment le Rappel, Dieu leur ménage Son indulgence, un salaire grandiose. » XXXIII-35.

Ainsi, on retrouve dans les livres de la tradition islamique, déjà, une revendication, osons l’anachronisme, féministe. Et que s’est-il passé ? La révélation a simplement mis noire sur blanc l’égalité fondamentale et ontologique entre hommes et femmes. Il ne s’est pas agit de répondre à des besoins concrets de répartition de biens comme pour l’héritage, à une époque et dans un contexte où les femmes n’étaient pas sujettes d’héritage mais objets d’héritage. Ni de demander deux témoins femmes pour des affaires financières dont les femmes étaient exclues, ce qui explique la recommandation coranique d’avoir recours à deux femmes témoins pour des affaires de ce genre, afin qu’elles puissent se rappeler l’une l’autre les faits en cas de problème. Au passage, certains imams ont même précisé que si une femme était experte, alors elle seule (pas besoin d’une deuxième), suffisait pour témoigner. Quant aux autres nécessités de témoignages, il n’y a pas de spécification sur le sexe des témoin.e.s. Dans ces situations, les passages coraniques sont dépendants du contexte économique et social. Dans le cas qui nous concerne (XXXIII-35), le passage est universel et général. Pourquoi cela ? Dans quel contexte ce verset a-t-il été révélé ?

Les femmes dans la mosquée

En réalité, ce qui est insupportable pour nombre de personnes, ce n’est pas de s’imaginer une femme « guidant la prière en jeans serré, sans foulard et avec un pull dont l’échancrure du décolleté est pour le moins malséante » comme l’a si bien dit un imam salafisant opposé au ministère cultuel féminin musulman. Non, ce qui dérange ce monsieur, et d’autres, c’est de voir une imame capable de tenir un discours construit et argumenté, répondre à des problèmes réels et aux besoins spirituels des gens qui viendraient l’écouter en prêche. En somme, c’est de voir des femmes capables de lui/leur faire la leçon, toujours imprégnés qu’ils sont, non pas par l’islam, mais par la culture patriarcale et inégalitaire qui a été celle des générations passées. Dans une époque ancienne où la mixité n’était pas une réalité, où la violence était la règle. On peut comprendre que les choses aient été différentes. Mais aujourd’hui, nous évoluons dans notre quotidien tous les jours ensemble, hommes et femmes. Dans les transports, au travail, dans les cafés, les restaurants et les cinémas. Dans l’administration ? A l’hôpital ? Nous vivons constamment dans la mixité. Pourquoi on perdrait ses esprits en plein culte ?

Certes, la salāt implique des gestes de grandes amplitudes, inclinations génuflexions, prosternations. Beaucoup de femmes ont dit qu’elles ne se sentiraient pas à l’aise si tous, hommes et femmes devaient prier côte à côte, mélangés dans la salle. Ce n’est pas le sens de notre projet. La mosquée Fatima admet la nécessité d’un certain savoir vivre. Séparation droite gauche entre hommes et femmes, mais salle de prière commune identique pour tous, même entrée. Deux salles d’ablutions de préférence séparées, car il y est question d’une certaine intimité (qui ne gênait apparemment pas à l’époque du Prophète selon certains hadiths), et recommandation sera faite pour tous, comme le préconise l’école hanafite, de se couvrir la tête, hommes et femmes. Mais il ne s’agira pas d’une obligation.

Une question féministe ? 

En somme, la question de la mixité n’est que le sommet de l’iceberg de notre réflexion. Nous avons entamés une réappropriation de notre islamité en nous appuyant sur des maîtres différents. Ibn ʿArabi et son approche théosophique. L’école mu’tazilite et son horizon de lecture théologique. Il ne s’agit pas de les confondre. Chaque vendredi le prêche aura une coloration différente, et il ne s’agira pas d’y faire la leçon sur le genre ou le droit des femmes. Mais simplement d’aborder toutes les questions théologico-spirituelles sous un angle nouveau, celui de la quête du sens. Cela ne veut pas dire que cette quête est absente des mosquées existantes. Toutefois, celles-ci se rattachent toutes, à des degrés plus ou moins divers, au traditionalisme de l’ancienne école dite hijāzite. Celle-ci préconisait l’usage (d’aucuns diraient à l’excès) des hadiths, des arguments d’autorité, et de la nécessité de l’imitation (taqlīd), sans trop se poser la question du sens. Or nos sociétés sont très différentes de celles dans lesquelles ces hadiths ont émergés. Nos réalités sont tellement autres qu’il est nécessaire de repenser les textes avec les critères de l’ijtihād et donc de la raison.

Pour la partie mutazilite de la mosquée Fatima. Le rite, qui n’a pas besoin d’être rationnel, provient d’une base essentiellement hanafite, mais d’un hanafisme débarrassé de la sclérose qui l’a gagnée depuis qu’il s’est lui-même soumis, dans le sunnisme, à l’imitation (taqlīd). Autrement dit, nous essayons de revenir à un hanafisme originel conforme à son école d’origine, celle de Koufa, et non celle du Hijāz.

[1]Averroès, Bidāyat al-mujtahid wa nihāyat al-muqtaṣid, Mu’assassat al-maʿārif, p. 117