Le concept du libre arbitre de la conscience humaine, et donc de la responsabilité des actes des humains face à une justice divine, est un élément caractéristique de la pensée mutazilite. Ainsi, dans une grille de lecture théologico-centrée, l’existence d’un libre arbitre humain mettrait en jeu, en apparence, des paradoxes qui mettent à mal tantôt la notion de justice divine, et tantôt celle de puissance divine voire dans certains cas la notion de connaissance divine. Est-il possible de sortir de ces paradoxes ? Développons.

La notion de libre arbitre humain, des pensées et des actes, est contestée par les tenants de la prédestination de ces pensées et de ces actes, ainsi que leur inscription par Dieu sur une table gardée, de toute éternité.

Cette contestation aboutit à la doctrine de l’Homme esclave de la volonté divine voulue pour lui par Dieu. A l’extrême, cette position théologique permet l’élaboration des raisonnements fatalistes et même niant la responsabilité individuelle. En effet, de manière basique, il pourrait être avancé que si jamais un être n’est que la marionnette d’une volonté qui le dépasse alors le jugement divin devient caduc et la responsabilité de ses actes, fussent-ils bon ou mauvais, ne relèverait plus de sa personne.

Les prédéterministes appuient leur doctrine sur un littéralisme de versets coraniques et de hadiths. Le verset suivant est un exemple des sources souvent utilisées pour justifier cette doctrine :

« Et vous ne voulez que si Dieu veut. » (Coran, LXXXI, 29)

Ici une interprétation du verset qui dirait que Dieu est l’auteur initial et quasi unique de la volonté de l’Homme oriente vers un appauvrissement de la notion de volonté divine en tant que mécanisme symétrique, et supérieur, à une prétendue volonté humaine.

Dans le même temps, la notion de responsabilité de l’Homme est régulièrement invoquée dans le Coran. Et par elle, la notion de choix est mise en jeu en tant que possibilités offertes à l’Homme de faire le bien ou de faire le mal :

« (Une âme) sera récompensée du bien qu’elle aura fait et punie du mal qu’elle aura fait. » (Coran, II, 286)

Ainsi d’aucuns pourraient crier à l’incohérence du texte coranique dès lors qu’il évoque la punition des âmes en ce qu’elles auront choisi de commettre de bien ou de mal et que dans le même temps il semble répéter que l’Homme n’a pas de volonté en propre. D’aucuns encore tenteraient de sortir de ce paradoxe en introduisant l’existence d’une volonté humaine asservie à une volonté divine supérieure et qui disposerait d’une capacité de l’exercice du choix malgré son asservissement. Cette position théologique ne reconnait pas la transcendance de la divinité en tant qu’elle s’attacherait aux actes mineurs de la vie des Hommes. Elle nie également la confiance faite par Dieu envers l’Homme désigné successeur (khalîfa) sur terre :

« Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : Je vais établir sur la terre un successeur (khalîfa). » (Coran, II, 30)

 Alors pour y voir plus clair, il est nécessaire de préciser certains concepts.

L’éternité divine

D’un point de vue humain, la notion d’éternité s’inscrit dans l’appréhension d’un cadre temporel. Une créature, condamnée à agir dans les règles physiques posées par Dieu, peut se mouvoir dans les trois dimensions spatiales et dans une seule dimension temporelle. Cela étant, l’éternité vue d’un humain, mobilise les notions de passé, de présent et de futur. Or d’un point de vue transcendant, l’éternité ne ressemble pas à ce « cours du temps » qui a commencé et qui se terminera. Dieu se situe dans une position au-delà du temps. Il convient donc de considérer qu’Il dispose d’une vision dans laquelle le passé, le présent et le futur ne sont pas séparés. Dieu dispose d’une emprise sur le temps qui est inaccessible pour l’Homme. Un hadith le dit en ces termes :

« N’insultez pas le temps, car Dieu est le temps. »

La connaissance divine

C’est en raison de la position de Dieu dans un au-delà du temps que Sa connaissance, dans un sens très humain, revêt l’apparence d’une prescience des événements passés et à venir. Cependant, le rapport avec la prédestination n’est encore pas évident. En effet, premièrement, une distinction précise doit être évoquée en ce qui concerne la prescience des événements et la prédestination. En effet, la possibilité du savoir intervient sur un registre différent de celui de la possibilité de l’agir. Concrètement, la connaissance par Dieu de ce qui se passera dans le futur des humains n’est pas une condition suffisante pour que d’elle découle la prédestination des événements humains. Deuxièmement, une distinction précise doit être évoquée en ce qui concerne l’inscription des événements dans un « mektoub » et la prédestination. En effet, l’inscription, successive à la capacité de prescience, est aussi une condition insuffisante pour que d’elle découle la prédestination des humains.

La volonté divine

La volonté divine s’oppose à la volonté humaine dans le cas où elles sont envisagées comme équivalentes l’une de l’autre. Cette réduction pourrait impliquer que, par exemple, ce n’est pas l’Homme qui veut croquer dans sa pomme mais c’est Dieu qui, l’ayant précédemment voulu, l’a fait le vouloir à l’Homme. Or ce serait faire presque injure à la grandeur divine que la rendre comptable de l’acte le plus insignifiant dans l’existence de toutes les créatures des univers (« Louange à Dieu seigneurs des univers », Coran, I, 2). Il est plus correct de considérer la volonté divine comme le principe permettant les actes des Hommes. En cela le verset 29 de la sourate 81 ne se comprendrait plus uniquement comme « Vous avez pu vouloir qu’après que Dieu ait voulu pour vous » mais aussi comme « Vous avez pu vouloir qu’après que Dieu ait permis que vous vouliez. » La volonté divine cesse alors d’être une volonté écrasant celle de l’Homme. Elle devient la capacité, voulue par Dieu, de faire l’exercice de la responsabilité chez l’Homme. La volonté divine devient la matrice métaphysique dans laquelle les actes et les pensées peuvent advenir car ils sont autorisés par Sa transcendante volonté.

La puissance divine

Ici, il n’est pas incohérent de considérer l’omnipotence de Dieu sans qu’il veuille mettre en œuvre Sa puissance. Dans le secret de sa grandeur, il est capable d’agir s’il le veut et d’exercer l’étendue de sa puissance, selon une morale qui transcenderait les capacités d’entendement humain. Et dans ce même secret, il est capable, s’il le veut, de ne pas agir. Sous cet angle, la formule « il n’y a pas de préservation et de force si ce n’est par Dieu » (lâ hawla wa la quwwata illa billâh) cesse de n’être qu’une négation de la force, en propre, chez l’Homme. Elle devient une possibilité de l’existence d’une force chez l’Homme suite à la permission accordée par Dieu d’en faire usage, « si ce n’est par [la permission] de Dieu. »

Ces précisions posées, comment peut mieux se comprendre la notion de libre arbitre de l’Homme ? Posons les éléments :

  1. Dieu sait tout.
  2. Dieu est capable de tout et n’agit ponctuellement que s’Il le veut.
  3. La volonté/puissance de Dieu est le contexte métaphysique dans lequel les volontés humaines sont intégralement possibles, de manière autonome.
  4. La volonté/puissance de Dieu peut se manifester en actes mineurs s’Il le souhaite et non pas que toutes les actes, surtout mineurs, découlent de Dieu.
  5. Le destin des contextes terrestres, en tant que théâtres de l’exercice du libre arbitre humain, s’exécute au sein de la matrice volonté/puissance divine (exemple : les tremblements de terre, avec certitude, ne relève pas du choix d’une personne douée de raison).
  6. Le destin des univers s’exécute au sein de la matrice volonté/puissance divine (exemple : l’évolution des galaxies à l’autre bout de l’univers, a priori, ne relève pas du choix d’une personne douée de raison).

Ainsi, la prédestination peut cesser d’être vue comme le concept provoquant au pire du fatalisme et au mieux une acceptation plus ou moins inconfortable. Elle devient alors une notion transcendante vis-à-vis du fait humain, qui ne l’influence pas dans ses choix mais qui les garantit.