Contrairement à ce que semblent penser certaines personnes peu fréquentables, nombreuses sont les réactions parmi les musulman(e)s à chaque fois qu’un attentat est perpétré par la barbarie islamiste. Elles sont souvent douloureuses, gorgées de tristesse et de haine. Et c’est bien normal ! Je comprends et ressens moi aussi toute cette rage et cette tristesse !

N’importe quel humaniste ne peut qu’être indigné devant autant de monstruosités commises contre des enfants, des adolescents, des vieillards, des homosexuels, des hétérosexuels, des chrétiens, des juifs, des musulmans, des bouddhistes, des hindouistes, des femmes, des hommes, etc. Toutes ces vies sont égales et sacrées, il n’y a pas à hiérarchiser et à s’indigner plus ou moins de leur disparition en fonction de leur appartenance.

Mais une fois l’émotion mise de côté, il est du devoir de tout(e) musulman(e) de passer à la réflexion. Il est vain de continuer à dire que ces terroristes islamistes ne sont pas des musulman(e)s : ils s’inspirent de l’islam, du Coran, de la Sunna, ils prient ou encore jeûnent comme le veulent l’orthopraxie et l’orthodoxie actuelles. Ils cherchent à légitimer leurs actes par les textes sacrés de l’islam ou encore par certains moments de l’histoire de l’islam au point de la déformer radicalement. Ils cherchent ainsi à se déresponsabiliser en désignant Dieu comme le commanditaire de ces assassinats. Pour toutes ces raisons, on ne peut pas nier qu’ils font partie de l’islam. En outre, il me semble aussi que le jihadisme actuel n’est que la face immergée de l’iceberg. Beaucoup de musulman(e)s qui se veulent pourtant pacifistes et quiétistes et ont les meilleures intentions du monde ont aussi tendance à sacraliser les textes, au risque de justifier les passages les plus violents et susceptibles d’être interprétés de manière intolérante, ont aussi beaucoup de mal à exercer leur esprit critique en matière de religion et ont de difficultés à franchir certaines « lignes rouges » en matière de cultes ou de dogmes afin de s’émanciper dans leur vie spirituelle. Oui aujourd’hui tel qu’on le voit au premier abord, l’islam est en bien mauvais état : beaucoup de violences, d’archaïsmes, d’intolérances, de rigidifications, de discriminations… Les solutions ne doivent plus être simplement préventives mais curatives.

Pourtant, ne l’oublions pas : aujourd’hui, il y a aussi des oasis dans cet islam, tout comme il y en a eu par le passé.

Il y a des musulmans et des musulmanes qui se battent quotidiennement pour mettre fin à l’intolérance, au dogmatisme et à l’homogénéisation des pratiques de leur propre religion sans pour autant rejeter en bloc cette dernière.

Il y a des musulmans et des musulmanes qui luttent par la parole ou par les actes, en menant une spiritualité musulmane libre et tolérante qui souhaitent ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Critiquer l’islam est un devoir mais il ne s’agit ni de tout détruire ni de tout jeter ce qui touche de près ou de loin à cet héritage.

Il y a des musulmans et des musulmanes qui pleurent lorsque des êtres humains sont froidement assassinés au nom du même Dieu qu’ils prient tous les jours mais qu’ils ne perçoivent pas comme un Dieu de châtiment, injuste et tout-puissant.

Il y a des musulmans et des musulmanes qui pleurent lorsque ces jihadistes lèvent le doigt en signe de témoignage criant dans la haine la shahada ou le takbîr ; ces mêmes paroles qu’eux-mêmes prononcent tous les jours, mais dans la paix et la sérénité.

Il y a des musulmans et des musulmanes qui pleurent lorsque ces jihadistes justifient leurs crimes en citant les versets violents et dérangeants issus du Coran ; le même texte dans lequel ils puisent à leur tour autant de sagesses humanistes et universelles.

Ainsi, lorsque j’entends certaines personnes, qu’elles soient inspirées par les discours de l’extrême droite, par une haine de l’islam ou bien par un athéisme intolérant qu’il soit de gauche ou de droite, crier haut et fort que l’islam n’est finalement qu’un ramassis de haine et de violence, essentialisant ainsi cette religion ; dire sans aucune gêne que 90 % des musulmans cultivent cette intolérance présente intrinsèquement dans les textes, que finalement on ne peut plus rien sauver, voire que celles et ceux qui continuent à prier, lire le Coran, à pratiquer le dhikr se rendent presque complices des terroristes, cela me fait froid dans le dos et me mets vraiment dans un état de profonde tristesse.

Dire cela, c’est insulter des milliers d’autres musulman(e)s qui ont accepté depuis longtemps d’entrer dans une ère de critique de l’islam dans ses textes, ses dogmes et ses pratiques, qui ont accepté de faire leur autocritique et de réinventer une spiritualité raisonnable et totalement libre allant ainsi à l’encontre de l’orthodoxie et l’orthopraxie dominantes.

Pourquoi toujours lorsque l’on condamne (à juste titre bien sûr !) ces monstruosités, on oublie le reste ? Dire cela, c’est donner raison à ces barbares, c’est donner raison à Daech, c’est donner raison aux islamistes, c’est donner raison au wahhabisme saoudien.

Dire que finalement il n’y aurait plus rien à sauver, c’est baisser les bras, c’est affirmer qu’ils ont gagné ! Quelle injustice faite à toutes celles et ceux qui luttent tous les jours pour reconstruire une pensée libérale, tolérante et humaniste en islam, qui a elle-même existé dans le passé mais qu’il faut régénérer et adapter à notre XXIe siècle.

Que ces lâches instrumentalisent Dieu pour justifier leurs pires actes, qu’ils instrumentalisent le Coran également parce qu’ils le jugent intouchable, oui. Mais est-ce là une raison de tout jeter ? Est-ce une raison de leur laisser cette tradition, cet héritage de l’humanité ? Est-ce une raison de les laisser faire et de s’en séparer en affirmant qu’ils ont réussi à tout contaminer ?

Les mutazilites, les qadarites, les soufis passés et actuels, les musulmans progressistes, inclusifs et libéraux ont puisé et continuent à puiser leurs forces dans les textes de l’islam et se sont développés au sein de l’islam. Donc qu’on le veuille ou non, l’islam a donné naissance à des choses splendides : la proclamation de la liberté (et donc de la responsabilité de ses actes) de l’être humain, de l’égalité entre les Hommes, du respect de la Création, de l’amour et de la fraternité entre tous les êtres vivants.

Tant de grands penseurs musulmans ont donné naissance à des métaphysiques extraordinaires, non pas supérieures aux autres traditions, mais tout aussi dignes d’être prises en compte. Ces critiques jetées en bloc à la tête des musulman(e)s ou simplement de l’islam sont d’une médiocrité intellectuelle déconcertante : c’est finalement considérer l’islam comme s’il était une personne, comme s’il existait un islam « vrai », « juste », « éternel ». Non ! Le vrai islam n’existe pas, l’islam est ce que nous en faisons ! Le vrai islam n’est ni l’islam pacifiste ni l’islam violent. C’est seulement si nous décidons ensemble (mais pour cela il faudrait arrêter de mettre des bâtons dans les roues de celles et ceux qui souhaitent porter ce projet) de faire de l’islam une religion humaniste, qu’un autre islam émergera et deviendra majoritaire.

Très souvent, dans les arguments de celles et ceux qui rejettent en bloc l’islam, il y a de bonnes intentions (humanisme, égalitarisme, tolérance, sacralisation de la vie…) mais le postulat de départ est finalement celui des islamistes : puisque c’est écrit dans les textes (Coran, Sunna, traités théologiques, etc.), c’est la raison pour laquelle les musulman(e)s se comportent et doivent se comporter de cette manière. Et alors ? Ce n’est pas parce que c’est écrit dans le Coran ou la Sunna ou bien parce qu’un ouléma du passé ou même d’aujourd’hui le dit qu’il nous faut tous et toutes suivre à la lettre ces prescriptions et ne pas réfléchir ou analyser la situation. Ce n’est pas non plus pour ces raisons que tou(te)s les musulman(e)s pensent que ces textes sont incréés et intouchables.  Cette critique de l’incapacité à prendre du recul par rapport aux textes, nous la faisons en tant que mutazilites et nous sommes pourtant profondément musulman(e)s. Alors pourquoi ne pas voir que des musulmans (et pas forcément déclarés comme mutazilites) ne partagent absolument pas les pratiques et les dogmes officiels ? Pourquoi ne pas voir ce pluralisme d’interprétations ?

Ne pourrait-il pas y avoir d’autres interprétations, d’autres manières de percevoir le Coran pour un(e) musulman(e) ? N’aurait-on pas le droit de changer notre lien au texte et ainsi de changer son statut ? Le voir non comme un texte qui donne toutes les réponses, mais comme un texte qui est muet, que nous devons faire parler en fonction des questions qu’on lui pose et qui sont adaptées aux nouveautés de notre siècle. Ce n’est pas parce que le Coran paraît très clair à certains endroits qu’il faut croire que ses assertions, ses ordres s’adressent à nous, modernes. Et ce n’est pas parce que le dogme majoritaire en islam est celui d’un Coran incréé que d’autres musulmans n’auraient pas le droit de penser et vivre leur foi autrement, de continuer à se considérer eux-mêmes comme musulman(e)s et d’être toujours reconnu(e)s comme musulman(e)s.

A celles et ceux qui décident donc de finalement dénigrer les musulman(e)s ou l’islam dans son ensemble ou aux musulman(e)s qui décident de tout simplement laisser tomber, je vous demande de mesurer la portée de vos paroles : vous ne faîtes que pulvériser les efforts de celles et ceux qui finalement font les mêmes critiques que vous adressez à l’islam majoritaire, vous ne faîtes finalement que décrédibiliser tous les efforts de ce site et de notre association, vous ne faîtes finalement que tirer une balle dans le pied de toutes les initiatives qui émergent dans le cadre de l’islam et tentent de ne pas laisser leur héritage spirituel entre les mains de ces monstres jihadistes et de tous ces conservateurs islamistes.

Il faut simplement faire la part des choses : oui pour supprimer, éradiquer jusqu’aux racines les plus profondes que ce soit dans les textes, les interprétations, les pratiques ou les dogmes toutes les traces de conservatisme, d’intolérance, de violence, d’inégalité et de discrimination. Mais non pour dire que les éléments positifs que l’on retrouve en islam ne sont pas suffisamment majoritaires pour les prendre en compte voire refuser le fait qu’ils aient été créés dans le cadre de l’islam.

Oui il faut déconstruire de nombreux éléments dans les dogmes et les pratiques, il faut passer au crible de la raison et de l’esprit critique tout ce qui a été trop sacralisé et rendu intouchable alors qu’il ne s’agit que de constructions humaines. Mais après cette déconstruction, il nous faut maintenant reconstruire. C’est bien souvent cela qui nous manque en ce moment : nous sommes face à un champ de ruines, de nombreux repères sont aujourd’hui critiqués à juste titre en matière de religion parce qu’ils ne sont basés que sur une absence de sens et de raison.

Mais désormais, à nous, musulmans et musulmanes du XXIe siècle, de reconstruire une spiritualité en islam, qui soit fondée sur les principes de l’esprit critique, de la liberté personnelle et sur les droits de l’Homme. Adaptons-nous à notre temps, à nos besoins, aux enjeux que nous posent notre ère contemporaine, mais ne baissons pas les bras. Plutôt que de passer notre temps lors des périodes sombres d’attentats terroristes à ne voir que cet islam indigne, violent et intolérant, passons-le à magnifier et mettre en avant les initiatives positives, qu’elles soient individuelles ou collectives, qui émergent au sein même de l’islam.

Il ne s’agit pas là de nous glorifier mais sachez qu’il est pour nous, mutazilites, extrêmement désagréables, de se sentir attaqués des deux côtés : d’une part par les islamistes en tout genre qui refusent toute possibilité de divergences et de pluralisme en islam, d’autre part par ceux qui rejettent l’islam comme s’il n’était qu’un bloc en considérant que finalement tou(te)s les musulman(e)s penseraient la même chose et seraient complices de ces perversités. Faîtes la part des choses dans vos paroles, montrez aussi l’envers du décor. Cela nous rendrait service…

Ainsi, s’il vous plaît, ne raisonnez pas selon l’idée que ces dogmes et pratiques que vous critiquez seraient reconnus et acceptés par tous les musulmans. Ne pensez pas qu’il est impossible d’inventer de nouvelles manières d’être musulman(e)s car c’est finalement reconnaître comme seuls légitimes les arguments des fondamentalistes en tout genre qui pourrissent l’islam depuis des siècles et nient le principe divin : la recréation perpétuelle. La vie tout simplement.

Merci infiniment pour votre lecture, votre intérêt, votre soutien. Paix à tous et à toutes.