Telle qu’elle a été pensée dans le cadre du désenchantement du monde, la raison est à un concept à prendre avec des pincettes car elle participe d’une vision positiviste du fait religieux, inefficace pour toute personne désirant nourrir sa dimension spirituelle.

Mais l’histoire de l’islam nous offre bien des trésors pour comprendre la manière dont le Coran et les rationalistes musulmans (dont les mutazilites) ont abordé la notion de raison : à travers le concept de ‘aql. Il s’agit de faire la part des choses entre une raison positiviste asséchant la spiritualité et une raison intuitive participant à la connaissance spirituelle, que l’on pourrait qualifier de « rationalité mystique ». Cet article fait suite à ce qui a déjà été traité précédemment ici.

L’usage de la raison en islam a largement été développée par Mohammed Iqbal (mis en valeur par Abdennour Bidar dans cet article). L’auteur dit ceci :

« L’appel à la réflexion est un des thèmes les plus récurrents du texte sacré des musulmans. (…) Leibniz puis Heidegger disaient que la plus grande question métaphysique à laquelle la raison humaine est confrontée est celle-ci : « Pourquoi y’a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

Le terme ‘aql que l’on peut traduire par « intellect » a un sens totalement différent de la raison positiviste. Selon de nombreux philosophes et mystiques de l’Islam :

« Cet intellect désigne une faculté de connaissance dont la raison est une partie, l’autre étant l’intuition : l’intellect voit la vérité de façon synthétique (intuition qui saisit le vrai au-delà de tout concept) et l’explicite de façon analytique (raison qui démontre ou argumente). »

Mohammed Iqbal insiste sur « le naturalisme du Coran » et sur :

« Sa tendance constante à diriger le regard de l’homme vers le monde sensible, la nature, au lieu comme on s’y attendrait plutôt de la part d’un texte sacré, de diriger le regard de l’homme vers un au-delà ».

Tout ce qui est sacré n’est pas forcément transcendant et détaché de la réalité terrestre et de l’immanence du siècle. Selon Mohammed Iqbal, le but du Coran n’est pas seulement de « faire du monde sensible seulement la copie du monde intelligible, et ainsi de conduire le croyant à méditer sur l’autre monde. »

Nous avons besoin de l’empirisme,  du monde sensible « profane et séculier » pour réaliser le divin en nous. C’est pourquoi nous avons besoin de la raison intuitive pour nous permettre de connaître ce monde.

Mohammed Iqbal souligne surtout la chose suivante :

« Ce qu’il y a lieu de noter, c’est l’attitude empirique du Coran en général, laquelle engendra chez ses adeptes un sentiment de respect pour les faits et fit d’eux en définitive les fondateurs de la science moderne. Il était d’une grande importance d’éveiller l’esprit empirique à une époque qui renonçait au visible considéré comme dénué de valeur pour l’homme à la recherche de Dieu. »

Cet argument va à l’encontre de l’idée de Sofiane Meziani qui refuse tout empirisme et attrait pour le visible et d’une association de la modernité occidentale à ce « culte du visible ». Abdennour Bidar continue ainsi :

« De ce point de vue, le Coran est anti-platonicien : en invitant l’homme à réfléchir sur ce monde, il est non métaphysique et enseigne que « la réalité réside dans ses propres apparences ». Or c’est précisément en ce sens qu’il est une invitation à l’usage de la raison : en exhortant l’homme à se placer face à la nature, et face à sa propre nature, il l’enjoint non pas à croire en un hypothétique au-delà (…) mais à construire des interprétations scientifiques du réel : des analyses historiques sur le passage du temps, physiques sur les lois de succession et de causalité des phénomènes naturels, sociologiques et ethnologiques sur la structuration des sociétés et cultures humaines, psychologiques sur les profondeurs de l’intériorité humaine, philosophiques sur le statut de l’homme dans cet univers. »

Donc non seulement la raison dans le Coran n’est pas un outil qui consiste à rompre avec toute intuition spirituelle, mais l’idée de déconnecter l’Homme de sa réalité terrestre pour le faire monter au Ciel ne fait pas partie du projet coranique. Comprendre notre monde par le biais des sciences dures ou des sciences humaines pourrait ainsi s’apparenter à un véritable exercice spirituel visant à glorifier l’immense variété de la vie.

La mission de l’Homme est d’accomplir le dépôt divin sur terre et non de se désintéresser des affaires profanes et terrestres, d’où aussi le fait que j’estime que l’islam a toujours été sécularisé, non pas au sens où il est bassement utilitariste et matérialiste mais dans le sens où le Coran nous apprend qu’il y a quelque chose à comprendre dans notre matérialité et que nos sens ne sont pas des leurres nous empêchant de comprendre l’invisible mais qu’ils sont en eux-mêmes la réalité ultime. Si le visible ne nous apportait rien, tout ne serait que pensée, métaphysique et immatérialité.

C’est à mon sens cela qui fait l’originalité de l’islam : son attachement à la temporalité, son adaptation aux mouvements naturels de la vie, à la raison et à l’empirisme. C’est ainsi que je comprends les passages coraniques qui appellent à être contextualisés : c’est-à-dire les descriptions des luttes guerrières, les attaques verbales adressées aux ennemis de Muhammad, etc. Ces versets ne visent pas à être appliqués à la lettre aujourd’hui mais sont révélateurs des rudesses de la matérialité et des forces négatives et positives qui tiraillent l’âme humaine.

Abdennour Bidar finit son article ainsi :

« Dans le domaine de la connaissance spirituelle, (la tradition religieuse) a fait la théorie d’une complémentarité entre raison et intuition susceptible de conduire l’être humain jusqu’à la station de ‘arîf bi-Llah, c’est-à-dire de « connaissant par Dieu » – Dieu étant (…) chez Ibn Sînâ l’intellect même, raison et intuition souveraines. »

Ainsi, il existe en islam la possibilité d’user d’une raison qui ne se contente pas de détruire la spiritualité mais ne fait que la nourrir. C’est cette raison-là que nous entendons mettre en œuvre à travers l’ARIM.

Dans cet article, Sofiane Meziani dit également cela :

« La modernité en brisant le lien avec le Ciel a conduit l’homme à se perdre dans la terre ; en rompant avec sa nature céleste, l’homme moderne s’est réduit à errer dans la profanité. Aussi, notre propos consiste-t-il essentiellement à décharger l’homme moderne du surpoids de la matière, pour lui permettre de battre des ailes et ainsi gagner l’Azur, là où précisément il pourra respirer l’air frais de la liberté véritable. »

Mais alors, quel intérêt Dieu a-t-il d’avoir créé l’Homme d’une matière comme la boue et de lui avoir demandé d’actualiser Ses qualités en l’enfermant dans cette matière ? Pourquoi n’a-t-il pas directement demandé aux Anges, êtres célestes et immatériels, de se charger de cela ? Notre matière n’est-elle qu’un fardeau ou au contraire un bon point de départ pour notre accomplissement spirituel ? Devrions-nous dénigrer notre attachement à la terre et à la temporalité ?

C’est précisément ce que nous enseigne le passage sur la « chute » d’Adam après avoir mangé le fruit de l’arbre de l’éternité. Contrairement à la Bible, le Coran ne maudit pas la terre pour l’acte de désobéissance d’Adam, mais déclare qu’elle est sa demeure et qu’elle est une source de profit. Mohammed Iqbal (Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Monaco, 1996, p. 85) dit la chose suivante qui ne peut que nous convaincre que c’est bien sur terre et « dans le siècle », dans le visible et le concret, que nous devons nous accomplir et exprimer notre gratitude à Dieu pour sa confiance :

« Ainsi, nous voyons que la légende coranique de la chute n’a rien à voir avec la première apparition de l’homme sur cette planète. Son but est plutôt d’indiquer l’élévation de l’homme, à partir d’un état primitif d’appétits instinctifs, jusqu’à la possession consciente d’un moi libre, capable de doute et de désobéissance. La chute ne signifie aucunement une dépravation morale ; c’est, pour l’homme, le passage de la simple conscience au premier éclair révélant la conscience de soi, sorte d’éveil du rêve de la nature avec la sensation de la naissance en soi de la causalité personnelle. Le Coran ne considère pas non plus la terre comme un lieu de tortures où une humanité foncièrement mauvaise serait emprisonnée à cause du péché originel. Le premier acte de désobéissance de l’homme fut aussi son premier acte de libre choix ; et c’est pourquoi, d’après le récit coranique, la première transgression d’Adam fut pardonnée. (…) Mais permettre l’émergence d’un ego fini doué du pouvoir de choisir, après avoir examiné les valeurs relatives de plusieurs partis à prendre, c’est là en vérité assumer un grand risque, cela montre Son immense foi en l’homme ; c’est à l’homme, à présent de justifier cette foi. »