« Commander le convenable (al-ma’rûf) et interdire le blâmable (al-munkar) » est un des principes de l’islam. Il est un engagement de la part de tout musulman à assumer la responsabilité de ses actes.

La traduction est importante, car il ne s’agit pas ici de traduire, comme c’est souvent le cas, par « le commandement du Bien et l’interdiction du Mal ».

Adopter une pensée pragmatique

Le pragmatisme désigne la capacité à s’adapter aux contraintes de la réalité et nous pousse à identifier l’ensemble des implications pratiques d’une situation et des possibilités d’y répondre. Pour cela, il s’agit, grâce au discernement, d’examiner en détail chaque situation à résoudre et d’imaginer les conséquences potentielles. Ce pragmatisme caractérisait le contexte tribal du VIIe siècle dans lequel vivait Muhammad. Ces sociétés bédouines avaient un but principal : faire des choix adaptés visant la survie du groupe dans un contexte contraignant, donc éloigner toute outrance, toute imprudence et rechercher la juste mesure. Ceci doit constituer aujourd’hui une véritable éthique de vie, une véritable métaphysique.

Ce pragmatisme renvoie aussi à la pensée d’al-Jâhiz (776-867), grand penseur mutazilite, qui définissait le Bien non pas comme une chose en soi, une substance située dans un monde intelligible, mais plutôt comme ce qui se révèle bénéfique pour chaque être créé. Ainsi, un médicament qui me soignera, pourra tuer mon voisin. Le tout est de trouver la dose adaptée, pondérée et juste afin de garantir le bienfait.

Commander le convenable et interdire le blâmable au XXIe siècle vise à se comporter pour garantir la survie et le développement de tous les cycles de la Vie, car notre Oumma doit aujourd’hui désigner l’ensemble du Vivant. De ce principe en découlent six autres détaillés ici à partir de l’analyse étymologique.

Commander le ma’rûf (le convenable)
1) Se consacrer à la connaissance

La racine ʿrf désigne le fait de connaître une chose, d’apprendre, de distinguer, de définir, d’informer et d’instruire. Cette connaissance fait d’abord appel à la raison et au discernement (furqân). Elle pousse à examiner en profondeur chaque situation et à apprendre à distinguer ce qui est bon ou mauvais, ce qui est utile ou inutile, ce qui est essentiel ou accessoire, ce qui fera grandir l’humanité ou ce qui la mènera à sa perte.

Il s’agit aussi de s’instruire, d’aller chercher la connaissance où qu’elle soit pour améliorer le développement culturel ou encore de méditer en prenant conscience de la richesse de la création.

Cela nous amène à un second mode de connaissance basée sur la sur-raison, l’approche intuitive, celle de la mystique. Il s’agit de connaître le mystère divin et de se connaître soi-même : « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur » (hadîth). Cela appelle le croyant à réaliser l’Unicité divine et faire un examen de conscience pour savoir ce qui est essentiel ou accessoire pour sa vie spirituelle.

Ces deux modes de connaissance allient deux facultés coraniques : le fikr (réfléchir, penser, examiner) et le dhikr (se rappeler, se souvenir, méditer) : d’une part, une connaissance analytique, progressive, logique, et d’autre part, une connaissance intuitive, synthétique, holistique. Les deux se valent, à partir du moment où cette quête de connaissance est permanente et que le but est de toujours chercher la justesse et l’exhaustivité de cette dernière.

2) Se consacrer à la reconnaissance d’autrui

L’étymologie du ma’rûf révèle un autre sens au terme : reconnaître, notamment un mérite, se reconnaître mutuellement, questionner quelqu’un pour le connaître, bien connaître les siens et reconnaître un ami. Le ma’rûf implique ainsi de penser le lien à autrui. Il demande de reconnaître l’autre, dans sa légitimité à exister et à faire des choix libres à partir du moment où ceux-ci ne vont pas à l’encontre du bienfait de l’humanité. Il implique donc de sortir hors de soi pour ne pas se considérer comme vérité absolue et de comprendre que nous sommes dépendants d’autrui pour survivre et progresser. Cela rejoint par ailleurs d’autres significations de la racine : l’humilité, la patience, la générosité et la bienfaisance. Ces deux dernières vertus regroupent l’inclination à faire du bien aux autres, à pratiquer des bienfaits, notamment pour l’intérêt social.

3) Se consacrer à la justice sociale

On entend par justice ce qui est conforme au juste et au bien. Le ma’rûf désigne l’ensemble des lois d’équité, les usages et coutumes locales, tout ce qui est convenable, équitable et honnête, tout ce qui procure du bienfait, ce qui est admis et consacré par l’usage, dicté par la raison ou établi par l’autorité du souverain. Il désigne aussi l’ensemble des bons procédés, des services et faveurs que l’on rend à quelqu’un. Tous ces aspects ont pour point commun d’être des conditions à la cohésion et la survie d’un groupe social. Les liens réciproques et la justesse sont les garants pour sa survie. Par justice, on inclue l’équité, ce qui est adapté aux besoins de chacun, sans oublier le principe d’égalité pour éviter les privilèges et parce que chacun a besoin des mêmes choses pour sa survie la plus élémentaire.

Cela implique d’agir en connaissance de cause, c’est-à-dire de bien connaître la situation et d’avoir une vue précise et nuancée de toutes les facettes d’un problème. Le but est d’avoir une vision systémique et englobante : être conscient qu’une décision peut favoriser une partie mais en léser une autre. Ce principe vise à garantir le bienfait général en s’assurant que les conséquences permettront le maintien de l’ensemble des individus concernés. Cette attitude de connaissance consiste à peser, apprécier, estimer, à user totalement de sa raison et non à être influencé par des intérêts personnels et à des passions voire des pulsions.

Il convient en revanche de poser une limite pour cet aspect étymologique. En effet, le ma’rûf, s’il est guidé par les usages et les coutumes locales ou par l’autorité du souverain et non par la raison de chacun, n’est pas susceptible de toujours mener à la préservation de l’humanité. En effet, le souverain peut être injuste, des coutumes ancestrales peuvent être inutiles voire néfastes. Il ne faut pas tomber dans le piège du relativisme culturel. Il ne s’agit pas d’accepter n’importe quoi sous prétexte d’acceptation des coutumes locales, de conciliation, d’accommodation et d’adaptation. C’est pourquoi le ma’rûf comme impératif social doit être guidé avant tout par la raison et le discernement de ce qui est bon ou mauvais pour le développement culturel, économique, social et politique d’une société et ainsi le développement de ses membres.

Interdire le munkar (le blâmable)

4) Rejeter l’ignorance

Au contraire, le munkar renvoie au fait d’ignorer et de ne pas connaître une chose. Cela se caractérise par le refus d’opter pour une attitude de connaissance et d’examen attentif des situations. Rejeter le munkar, c’est donc insister sur l’éducation des sociétés qui participe pleinement à leur maintien et leur développement.

Mais pas seulement, c’est aussi demander à chacun de s’informer autant que possible sur une situation à résoudre avant de déterminer sa conduite la mieux appropriée car un acteur mieux informé est en mesure de faire advenir de meilleures conséquences. En effet, même avec les meilleures intentions du monde, si celui qui fait une action a une conception naïve et incomplète d’une situation, les conséquences seront néfastes.

5) Rejeter la méconnaissance de l’Autre

La racine nkr a également le sens de méconnaître quelqu’un, de le renier, de renoncer quelqu’un comme n’étant pas musulman, de le désapprouver, le rejeter et le répudier. Cette ignorance de l’autre est à bannir du comportement, que cet autre soit lui-même musulman ou non. Se vouer au munkar, c’est ignorer celui qui n’est pas comme soi, c’est faire preuve de takfirisme (accuser quelqu’un de kâfir, mécréant) et lui jeter un blâme. L’autre est alors vu comme un étranger et non comme une sœur ou un frère en humanité, que l’on feint de ne pas connaître, alors qu’obéir au ma’rûf enjoint d’apprendre à connaître l’autre en le questionnant et reconnaître son humanité et sa liberté à s’exprimer.

6) Rejeter l’hypocrisie

Tout Homme doit fuir le munkar qui désigne étymologiquement un comportement désagréable, odieux, et celui qui se croit rusé et astucieux pour déguiser les choses. Celui qui est soumis au munkar nuit aux bonnes relations entre les hommes, ne cherche que la tromperie par la ruse et l’astuce. Cette attitude est celle des hypocrites (al-munâfiqûn) cités dans le Coran :

« Les hommes hypocrites (al-munâfiqûn) et les femmes hypocrites sont de la même espèce. Ils ordonnent le blâmable (al-munkar), interdisent le convenable (al-maʿrûf) et ferment leurs mains pour ne pas faire l’aumône. Ils ont oublié Dieu et Dieu les a oubliés. En vérité, les hypocrites sont des pervers. » (Coran, 9:67)

La racine d’al-munâfiqûn (nfq) rejoint l’idée de faire périr ou mourir, de vendre à outrance ou dépenser beaucoup, donc de faire disparaître. Se comporter en hypocrite, c’est provoquer des conséquences néfastes voire mortelles sur soi et sa communauté, c’est la mener à sa perte. La racine renvoie aussi au fait de se cacher dans un trou et d’être hypocrite.

En grec, le terme hypocritès est aussi révélateur, il désigne l’acteur, le comédien, celui qui mime. C’est celui qui se déguise (un des sens de la racine de munkar). C’est celui qui ne va pas au fond des choses, qui reste en surface, qui est fourbe, astucieux et rusé (sens de la racine nkr). C’est celui qui prend le masque d’un autre pour faire croire qu’il est cet autre (également un sens d’al-munâfiqûn). C’est celui qui se fonde sur les apparences sans sincérité intérieure. C’est celui qui se contente de bien suivre les rites sans avoir un comportement quotidien éthique et responsable. Ainsi, fuir l’hypocrisie, c’est sortir de la superficialité des choses et approfondir sa connaissance du Tout.

Celui qui adopte le ma’rûf et rejette le munkar se consacre à la connaissance : de la création, de soi, des autres et de chaque situation qui s’offre à lui. C’est celui qui se montre sincèrement à autrui et agit pour le bien commun. C’est celui qui mène sa société et l’humanité à son développement et non à sa perte.